News - 25.12.2025

De l’invisibilité à l’hyper-visibilité: le voile dans l’imaginaire onusien

De l’invisibilité à l’hyper-visibilité: le voile dans l’imaginaire onusien

Par Khadija Taoufik Moalla

Depuis une quinzaine d’années, j’ai été témoin de la montée progressive de la représentation du voile dit “islamique” dans des publications issues des Nations Unies. Ce phénomène m’a toujours très intriguée. Alors que les agences onusiennes affichent de plus en plus de femmes voilées dans leurs campagnes et différentes publications, une question de fond s’impose: s’agit-il d’une reconnaissance légitime de la diversité culturelle, ou d’un glissement idéologique aux conséquences lourdes pour les droits des femmes? En effet, cette réduction identitaire a des conséquences politiques: elle crée un imaginaire dans lequel la soumission à une norme religieuse apparaît comme naturelle, voire valorisée, alors qu’elle est, dans bien des cas, le produit d’une coercition sociale, d’une absence de choix, ou d’une stratégie de survie.

Je me suis toujours demandée si cette évolution était le fruit d’une méconnaissance des implications symboliques du voile, ou d’un calcul politique plus large lié à des équilibres diplomatiques, géopolitiques, ou à des représentations culturelles?

Cet article se propose d’analyser les raisons et les ressorts de cette normalisation, à la croisée de l’histoire, des droits humains, des enjeux religieux et identitaires et des luttes pour l’égalité.

I. Évolution historique du voile dans le contexte international

Un symbole pluriel, un enjeu global: Le voile ne désigne pas une réalité uniforme, mais recouvre une diversité de formes, de significations et de pratiques selon les contextes géographiques, culturels, politiques et religieux. Cette pluralité rend toute généralisation périlleuse et expose les débats à de nombreux malentendus. Utiliser le terme générique de voile “islamique” masque ces différences et participe à une simplification idéologique.

Historiquement, dans les pays musulmans, le voile a connu des périodes de déclin (comme en Turquie ou en Égypte au début du XXe siècle) sous l’effet des modernisations nationalistes. Il a ensuite connu un retour spectaculaire à partir des années 1980, dans un contexte de réislamisation des sociétés due à la montée des courants islamistes. Par contre, dans les pays occidentaux, d’abord perçu comme un objet exotique ou folklorique, il devient progressivement un enjeu de débat identitaire, politique et juridique, notamment en France, en Belgique, ou en Allemagne. Les flux migratoires, les attentats terroristes et les débats sur la laïcité ou le multiculturalisme ont transformé le voile en symbole de tension entre liberté religieuse et intégration républicaine. Cette évolution explique aussi l’embarras des institutions multilatérales face à un objet aussi chargé de significations complexes et contradictoires.

De l’universalité proclamée aux ambiguïtés contemporaines: Les conférences internationales sur les droits des femmes, notamment celle de Pékin en 1995, ont révélé de profondes divergences entre les pays occidentaux et certaines délégations musulmanes autour de la liberté vestimentaire et de l’universalité des droits. Face à ces tensions, l’ONU a longtemps adopté une position de neutralité prudente, évitant de se prononcer explicitement sur la question du voile, tout en promouvant des principes d’émancipation féminine, d’accès à l’éducation et de lutte contre les normes patriarcales. Toutefois, cette orientation initiale semble s’être transformée au fil du temps, comme en témoigne la présence de plus en plus visible du voile dans l’iconographie onusienne —qu’il s’agisse de photos, d’affiches ou de visuels de campagne— suggérant ainsi un possible changement de paradigme.

Cette évolution interroge la manière dont l’imagerie institutionnelle tend à neutraliser la distinction entre voile librement choisi, voile socialement contraint et voile juridiquement imposé, tout en soulevant la question du lien entre iconographie et normativité: comment, en effet, des représentations visuelles apparemment non contraignantes peuvent-elles produire des effets discursifs, politiques et pratiques tangibles sur les acteurs de terrain?

II. Les mécanismes d’inclusion du voile dans les documents onusiens

L’évolution récente de la représentation du voile dans les sphères onusiennes ne relève pas d’un simple glissement passif ou accidentel. Elle résulte de mécanismes institutionnels bien identifiables, à la fois dans les choix opérés par certains et dans l’évolution du langage normatif autour des notions d’inclusivité, de diversité et de liberté religieuse. Ces dynamiques traduisent une volonté croissante d’intégrer visuellement et symboliquement certaines expressions culturelles dans la communication non verbale. Cependant, lorsque le voile est systématiquement associé à la liberté religieuse et à la diversité culturelle, la possibilité qu’il soit vécu comme contrainte ou instrument de contrôle disparaît du cadre perceptible.En effet, même non contraignantes en droit, les images ont un pouvoir normatif dès lors qu’elles circulent dans un espace institutionnel. Elles ne prescrivent pas directement des comportements, mais elles contribuent à définir ce qui est perçu comme normal, souhaitable, voir même légitime.

Quand l’iconographie fabrique la “femme musulmane”: Plusieurs entités du système onusien ont joué un rôle dans cette évolution, de manière plus ou moins directe, car elles se sont trouvées à la croisée de deux exigences: promouvoir l’émancipation des femmes, tout en respectant les divers contextes culturels. Dans certains de leurs supports visuels, des figures féminines voilées; souvent jeunes, souriantes, éduquées, dans un cadre professionnel ou familial positif, sont mises en avant comme représentantes des femmes musulmanes; sans toujours contextualiser le port du voile ni en interroger les implications politiques ou sociales. En montrant le voile quasi-exclusivement comme signe de diversité religieuse librement assumée, ces images homogénéisent un phénomène traversé par des degrés de contrainte très variables. D’autres organisations visant à promouvoir les expressions culturelles, ont adopté une approche très ouverte du multiculturalisme, en valorisant le voile comme patrimoine, notamment dans des projets liés aux traditions vestimentaires ou à l’éducation des filles.

Par ailleurs, certaines entités ont connu plusieurs débats vifs sur la liberté religieuse, souvent instrumentalisés pour défendre le port du voile comme un droit fondamental. Etant composées d’États aux conceptions très divergentes des droits humains, certaines résolutions reflètent souvent des compromis où la critique des atteintes aux droits des femmes peut être neutralisée par la référence à la souveraineté culturelle. Ces images ont une fonction symbolique: elles visent à montrer l’acceptation et la valorisation de la diversité religieuse, à réfuter les stéréotypes islamophobes, et à illustrer la participation positive des femmes musulmanes à la société. Cependant, elles posent une question essentielle: quelle diversité est-elle mise en avant? Et surtout, quelles femmes musulmanes sont rendues visibles? En effet, dans cette logique visuelle, les femmes non voilées des sociétés musulmanes sont souvent invisibilisées. Sans l’énoncer explicitement, ces institutions participent ainsi à la diffusion d’un modèle unique de “femme musulmane représentative”, alignée à une norme religieuse conservatrice.

Inclusivité, diversité, liberté religieuse: mutation du langage des droits humains. Cette représentation croissante du voile ne résulte pas d’un simple ajustement visuel: elle reflète une mutation plus profonde du langage des droits humains, de plus en plus façonné par les impératifs du pluralisme culturel et de la diplomatie multilatérale. D’où la nécessité de repenser les équilibres entre inclusion symbolique, respect des cultures, et défense effective des droits universels. Depuis les années 1990, ce multiculturalisme s’est imposé comme une réponse à la mondialisation, à l’émergence de nouvelles identités collectives, et aux revendications de reconnaissance. Ce tournant a été motivé en partie par les critiques de l’ethnocentrisme occidental formulées par les pays du Sud, notamment lors de la Conférence de Vienne (1993), et où le respect des différences culturelles, y compris religieuses, est devenu un impératif normatif.

Par ailleurs, l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion: “par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites”. Ce texte est souvent utilisé pour défendre le port du voile comme manifestation d’une croyance religieuse protégée, que ce soit dans la sphère privée ou publique. Toutefois, les interprétations de cet article sont variables: certains y voient un droit individuel absolu, d’autres, un droit pouvant être limité lorsque l’exercice de la religion porte atteinte aux droits d’autrui, ou à l’égalité femmes-hommes. Cela crée un espace d’ambiguïté, dans lequel certaines normes sociales peuvent se retrouver indirectement validées, engendrant un dilemme qui traverse toute la rhétorique onusienne contemporaine.

De plus, dans le contexte post-11 septembre et face à la montée des discriminations islamophobes dans plusieurs pays, l’ONU a adopté une position de défense proactive des expressions culturelles des minorités religieuses qui s’est traduite par une volonté de valoriser la visibilité du voile comme antidote aux stigmatisations. Or cette promotion de la diversité ne s’est pas accompagnée d’une analyse critique des rapports de pouvoir sous-jacents, et encore moins d’un débat courageux, transparent et lucide sur les significations socio-politiques et historiques de ce symbole.

III. Ignorance ou opportunisme: Analyse critique des motivations

La normalisation du voile dans les représentations onusiennes soulève une question centrale: s’agit-il d’une méconnaissance sincère des enjeux sociopolitiques, ou bien d’un opportunisme politique motivé par des intérêts stratégiques? En fait, le voile n’est pas un détail: c’est un révélateur de tensions entre diplomatie, droits humains et stratégies d’influence, car sous couvert de diversité, certaines formes d’oppression peuvent être involontairement renforcées.

L’angle mort institutionnel: liberté religieuse sans analyse de la contrainte. De nombreux acteurs, influencés par une vision universaliste de la liberté religieuse, appréhendent le voile comme un choix personnel, sans considérer les réalités de contrainte qui pèsent sur les femmes dans certains pays. Cette lecture abstraite néglige les luttes locales contre son imposition, banalisant ainsi des pratiques coercitives. De plus, une approche culturaliste tend à figer l’identité des femmes musulmanes autour de l’image de la femme voilée, essentialisant leur diversité et invisibilisant celles qui résistent à cette pratique conservatrice. En valorisant des symboles visibles comme le voile, une vision patriarcale de la religion risque d’être relayée au détriment de la signification du texte sacré et de ses interprétations et non des moindres celles d’Al Azhar et de la Zitouna.

Soft power, consensus et marketing identitaire: L’influence d’États membres puissants pousse l’ONU à ménager les sensibilités culturelles, notamment pour garantir l’adhésion des pays musulmans à ses programmes. Certains gouvernements utilisent le voile comme outil de soft power, investissant les arènes onusiennes pour en faire un symbole valorisé. Par souci de consensus, l’Organisation évite de critiquer explicitement le port imposé du voile, préférant des discours inclusifs mais édulcorés. Cette stratégie peut affaiblir l’exigence critique inhérente à la défense des droits. Enfin, le voile devient un symbole de diversité facilement mobilisable, rassurant et compatible avec les normes internationales. Cependant, ce marketing identitaire masque les tensions réelles et évacue la complexité des enjeux liés à la liberté et à la contrainte.

IV. Enjeux et conséquences

Dans cette perspective, il devient indispensable de replacer les débats onusiens dans le champ plus large des divers féminismes, en rendant visibles les controverses internes autour du voile comme possible choix émancipateur, porté par certains courants critiques du patriarcat, mais aussi en distinguant clairement ces approches des usages étatiques du voile comme instrument de contrôle social et de disciplinarisation des corps féminins. De même, la mise en scène du voile doit être comparée à d’autres “symboles identitaires” promus par l’ONU – tenues traditionnelles, couvre-chefs religieux, signes d’appartenance communautaire, afin de montrer que, loin d’être un élément folklorique, il concentre une charge spécifique liée à l’histoire des politiques islamistes et aux conflits d’interprétation au sein des mouvements féministes du Sud.

Cette réflexion ne peut être dissociée des rapports Nord–Sud où la critique de l’“Impérialisme culturel occidental” a parfois conduit à une sur-correction multiculturaliste, dans laquelle la défense abstraite de la diversité religieuse marginalise les voix de féministes du Sud contestant précisément les normes vestimentaires imposées au nom de la religion. Enfin, une brève mise en perspective avec d’autres régimes régionaux de protection des droits, notamment, le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme, permettrait de faire ressortir la spécificité du système onusien. Là où la jurisprudence Européenne a souvent encadré ou validé des restrictions au voile au nom de la laïcité, de la cohésion sociale ou de l’égalité hommes femmes, l’ONU tend davantage à se positionner sur le registre de la liberté religieuse, rendant d’autant plus saillante la tension entre défense des droits individuels, critique du patriarcat et reconnaissance des diversités culturelles.

Conclusion: En fait, il ne s’agit ni de rejeter le voile ni de nier la diversité culturelle, mais d’exiger une lecture critique et contextualisée. L’ONU, en tant qu’organisation fondée sur les droits humains universels, se doit de refléter la pluralité des trajectoires féminines musulmanes, l’objectif n’étant pas d’imposer un modèle, mais d’ouvrir un espace civique réel de visibilité et de reconnaissance pour toutes. Dans un contexte mondial tiraillé entre globalisation des normes et revendication identitaire, la promotion de l’égalité exige lucidité, courage politique et écoute des premières concernées. L’égalité ne se mesure pas à la visibilité d’un symbole, mais à la capacité des institutions multilatérales à refléter la pluralité des parcours des unes et des autres.

Khadija Taoufik Moalla


 

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