La pharmacie clinique: Un levier pour parfaire la prise en charge des patients et la gestion des dépenses de soins de santé
Par Lassaâd M’Sahli - Je ne pourrais pas entamer ce papier sans rendre hommage à tous mes Maîtres et en particulier au Professeur Jean Calop, un fervent défenseur de la pharmacie clinique (Université Joseph Fourrier à Grenoble) qui a cordialement et bénévolement accompagné une pléiade d’enseignants universitaires et de pharmaciens hospitaliers et hospitalo-universitaires qui ont construit au fil des jours une crédibilité professionnelle et qui ont su mettre en valeur l’utilité sanitaire de cette discipline. La prise de conscience de cette utilité par les autorités sanitaires est à féliciter. La création de postes de pharmaciens-cliniciens hospitalo-universitaires au sein des structures hospitalières tunisiennes connait une croissance qui mérited’être renforcée.
La pharmacie clinique est une discipline qui vise à réduire le risque de survenue d’effets indésirables, appelé «iatrogénie» et à expliquer au patient sa maladie et son traitement afin d’améliorer son adhésion à cette prise en charge thérapeutique. Elle prône un mode d'exercice de la pharmacie fondé sur les preuves scientifiques, tant à l’hôpital qu'à l'officine, qui permet aux pharmaciens de mieux analyser les prescriptions, de réduire la iatrogénie, et d'optimiser les choix thérapeutiques, la dispensation et l'administration des médicaments, au grand bénéfice du patient. Une véritable valeur ajoutée à notre système de soins et à la profession.
Je présenterais d’abord la iatrogénie et certains de ses aspects statistiques internationaux, à l’instar des erreurs médicamenteuses, des infections nosocomiales et des abus de recours aux antibiotiques, ensuite je présenterai les mesures de préventions nécessaires.
1) La iatrogénie
La iatrogénie se réfère aux effets indésirables et aux complications causées par une intervention médicale qu’elle soit sous forme de traitement médicamenteux ou d’une approche diagnostique ou de mesures préventives (vaccin).
Sa prise en charge, constitue un prélude à l’engagement des autorités sanitaires dans la mise en place du système de responsabilité médicale visant à instaurer de meilleures normes de prise en charge sanitaire du patient-citoyen.
Il s’agit d’un défi majeur pour tout système de santé qui doit retracer les types d’erreurs médicales ainsi que leurs fréquences.
Les formes les plus courantes de cette iatrogénie sont:
• Les effets indésirables connus qui ne doivent pas être occultés quel que soit le degré de rareté de leur survenue, à l’instar du risque d’anévrisme et d’hypoglycémie pouvant évoluer vers un coma hypoglycémique lié aux quinolones et en particulier à la lévofloxacine;
• Les erreurs médicamenteuses dans les secteurs hospitalier et officinal qui se rapportent à des prescriptions incorrectes, ou à des erreurs de dispensation (délivrer les médicaments), ou à des erreurs de dosage ou à une mauvaise administration des médicaments;
• Les infections nosocomiales ou infections contractées en milieu hospitalier comme les infections urinaires à l’occasion d’utilisation de cathéters. Des infections pulmonaires sont possibles en cas d’immobilisation ou en cas de ventilation mécanique.De même, l’infection du site opératoire reste probable quand le système immunitaire du patient est affaibli. Un médicament comme la carbamazépine favorise les infections urinaires et pulmonaires par hypogammaglobulinémie;
• Les complications chirurgicales peuvent être observées parfois, en cas d’actes chirurgicaux non nécessaires. Elles peuvent occasionner des problèmes liés à l’anesthésie en cas de défaillances organiques ou générer des troubles cognitifs postopératoires;
• Les chutes et les traumatismes peuvent être causés soit, par des médicaments qui provoquent des pertes d’équilibre, une baisse de la pression artérielle ou une sédation soit, par l’environnement de l’établissement sanitaire (sol glissant, équipement médical mal positionné);
• Le diagnostic incorrect ou retardé peut être constaté soit en raison de symptômes atypiques pour les maladies courantes, soit par suite à un surdiagnostic pouvant amplifier des critères bénins et pousser l’interprétation en faveur de maladies graves à prise en charge onéreuse sans une réelle utilité;
• Les soins de fin de vie inappropriés comme l’acharnement thérapeutique en prodiguant des soins intensifs qui en plus d’être inutiles, peuvent causer plus de souffrance pour le malade, plus de frais d’hospitalisation, en lieu et place de soins palliatifs appropriés.
2) Quelques statistiques de la iatrogénie
Les données statistiques ont été sourcées dans différentes sources et références mentionnées en note de bas de page(1). Elles concernent, les erreurs médicamenteuses, les infections nosocomiales et l’usage abusif des antibiotiques et son risque d’antibiorésistance.
a) Quelquesdonnées relatives aux erreurs médicamenteuses
Globalement les erreurs médicamenteuses seraient responsables de 20% des hospitalisations chez les personnes âgées de plus de 65 ans. Cette iatrogénie est causée principalement par les anticoagulants, les antidiabétiques oraux, les antiinflammatoires non stéroïdiens (AINS) et les psychotropes. Les neuroleptiques appelés aussi antipsychotiques s’avèrent non seulement sans effets sur la démence sénilemais comportent un risque mortel pour les sujets âgés. Les statines semblent avoir favorisé la sévérité de la Covid en raison de la réduction des vitamines liposolubles comme la vitamine D et la vitamine K2 expliquant en partie l’excès de mortalité chez les personnes âgées.Aux Etats-Unis environs 1,5 million de personnes souffrent d’erreurs médicamenteuses chaque année, pour un coût global de 3,5 milliards de dollars (US). Chaque erreur médicamenteuse cause une dépense en soins de santé supplémentaire d’environ 8750 dollars (US). En Union européenne (31 Etats membres), 5,5% des hospitalisations sont imputées aux erreurs médicamenteuses. La Grande Bretagne dépense quant à elle entre 2000 et 5000 livres sterling par évènement. Les erreurs médicamenteuses coûtent au Canada plus de 140 millions de dollars canadiens. Ce pays compte 700 décès par an induits par les anticoagulants et les antidiabétiques oraux.
En Australie, les erreurs médicamenteuses causent 230 000 hospitalisations, soit 2% du total des hospitalisations pour un coût total annuel d’environ 380 millions de dollars australiens et un coût moyen de 6000 dollars australiens par évènement. Les erreurs médicamenteuses sont estimées représenter 6 à 12% des admissions totales de personnes âgées.
b) Quelques données relatives aux infections nosocomiales
Les infections nosocomiales touchent 687 000 personnes par an aux Etats-Unis, avec 72 000 décès,soit environ 10% des cas sont d’issue fatale. Elles causent un coût total annuel entre 28,4 et 33,8 milliards de dollars US et un coût par évènement nosocomiald’environ 28 400 à 45 800 dollars US. Le coût moyen induit par hospitalisation d’origine iatrogène est estimé entre 6000 et 9000 dollars US par patient hospitalisé.
Les 31 Etats membres de l’Union Européenne comptent environ 9 millions d’infections nosocomiales par an, soit 1 patient hospitalisé sur 20. Le surcoût total annuel des infections nosocomiales est estimé à 7 milliards d’euros. Quant au coût moyen par infection nosocomiale, il oscille entre 5 000 et 10 000 euros.
c) L’usage abusif des antibiotiques
Les antibiotiques sont l’objet de prescriptions abusives et banalisées expliquant en partie les risques émergents de multirésistance microbienne aux antibiotiques. En effet, aux Etats-Unis, on compte 270 millions de prescriptions par an. En 2011, les antibiotiques à usage humain vendus aux Etats-Unis, ont atteint 3 300 tonnes et autant en Union Européenne.Toutefois, ces quantités d’antibiotiques utilisées en médecine humaine restent bien inférieures à celles utilisées dans l’élevage intensif (volaille, porcs, bovins) dans le secteur vétérinaire. D’ailleurs, la FDA note en 2019, que 70% des antibiotiques vendus dans le marché américain sont à usage vétérinaire, soit 6 200 tonnes. On retrouve les mêmes quantités vendues en Union Européenne en 2021 avec 6 210 tonnes pour l’usage vétérinaire et 3 300 tonnes pour l’usage humain. D’où la nécessité de recontextualiser la notion de risque d’émergence d’antibiorésistance afin de prendre en compte sérieusement l’imputabilité de l’usage vétérinaire dans l’avènement de ce phénomène longtemps occulté.
Des mesures politiques strictes en Union Européenne ont permis de ramener ces proportions à des niveaux de 50-60% d’antibiotiques à usage vétérinaire contre 70% aux Etats-Unis. Le Danemark, en particulier, a réalisé une baisse importante de l’usage vétérinaire des antibiotiques en le ramenant à 32%, entre 2009 et 2019.
3) Les mesures de prévention
Elles comprennent la formation et l’éducation en matière de prévention de la iatrogénie, de sécurisation du circuit du médicament et du patient. La promotion de la pharmacie clinique a permis une meilleure surveillance et un suivi amélioré grâce à l’utilisation technologique. Elle a aussi facilité la mise en place d’une approche personnalisée selon le patient.
Il est clair que le chemin est long et difficile, d’où l’importance du rôle des institutions sanitaires et universitaires pour garantir les facteurs de succès, diffuser l’usage des technologies de l’information, créer une culture de la sécurité à l’image de l’industrie aéronautique, prévoir les ressources nécessaires financières, techniques et humaines et pour lancer une véritable gestion de la iatrogénie sous forme d’initiatives et de programmes, de solutions pratiques et technologiques, de formations et de surveillance.
Il est temps d’accorder l’attention nécessaire aux risques iatrogènes en focalisant les efforts sur les classes thérapeutiques comportant le plus de risques (les anticoagulants, les antibiotiques, les anti-inflammatoires non stéroïdiens, les antidiabétiques oraux, les antihypertenseurs, les psychotropes, les stupéfiants et les médicaments à marge thérapeutique étroite) et sur les formes galéniques qui posent des problèmes iatrogéniques (les injections intraveineuses, les inhalateurs/nébuliseurs, les patches transdermiques, les suppositoires, les gels ophtalmiques et les gouttes nasales).
Lassaâd M’Sahli
Pharmacien-Clinicien,
Pharmacoéconomiste,
Juriste-Chercheur en Gouvernance et Enseignant universitaire vacataire
(1) - Institute of Medicine (IOM) Report: "Preventing Medication Errors" (2006).
- CDC Reports: Data on healthcare-associated infections (HAIs).
- European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC): Reports on healthcare-associated infections.
- Journal of the American Medical Association (JAMA): Studies on adverse drug events.
- Institut canadien d'information sur la santé (ICIS): Reports on medicationerrors in Canada.
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