Dr Sofiane Zribi: Pr Fakhreddine Haffani, mon maître, le grand enseignant
Rares sont les textes où je peine à trouver les mots pour les écrire. Mais pour ce texte que Leaders m’a demandé de rédiger en ta mémoire, je peine. Non seulement l’émotion m’étreint mais connaissant ta rigueur et ton amour de la langue bien écrite, c’est comme si je me sentais en train de te remettre les premières épreuves d’un article se rapportant à une recherche que tu as supervisée et où tu n’admets, à ton habitude, aucune faute, aucune ambiguïté, aucun emprunt !
Du clair, du net, du concret. Du Haffani en somme !. Je commencerai par un souvenir qui décrit bien le grand enseignant que tu fus. L’automne 1982, je venais d’atterrir dans ton service en tant que jeune interne. Je te fis part de mon désir de devenir psychiatre. Tu m’as offert spontanément de m’aider à préparer le résidanat. Je te connaissais à peine, et tu étais là, après-midi après après-midi, après le travail bien sûr, à m’expliquer les nuances de la psychiatrie, la place de la psychopathologie, la rigueur de la clinique, la finesse de la sémiologie, les techniques de l’entretien et l’art de bien rédiger son observation.
Originaire de Hammam-Lif, tu avais le caractère fort pimenté des autochtones de cette banlieue de Tunis. Militaire en début de carrière, tu garderas ta vie durant cet amour indéfectible et patriotique pour la Tunisie que tu es revenu servir avec un grand dévouement, en tant que psychiatre formé à l’étranger.
A peine arrivé de Lyon en 1977, tu devins assistant hospitalo-universitaire, et d’emblée tu fus nommé chef de service à l’hôpital Razi de la Manouba. Une responsabilité que tu prenais au sérieux, très au sérieux. Tu étais là tous les matins de bonne heure et tu ne quittais l’hôpital que tard, très tard, partageant ton temps entre les soins et l’enseignement.
Tu n’hésitais pas à venir casser la croûte avec les internes et les résidents. Avec toi on pouvait parler de tout pour autant qu’on sache s’exprimer avec courtoisie.
Razi à cette époque était traversé par deux courants qui s’opposaient avec vigueur, celui de la psychiatrie institutionnelle qu’avait introduite le Pr Seddik Jeddi et celui des neurosciences sur lequel veillaient le Pr Sleim Ammar et son élève émérite, le Pr Saida Douki. Chez Si Haffani, comme tout le monde t’appelait, c’était le camp des non-alignés et il fallait exister, supporter et surtout travailler davantage et demeurer ouvert. Heureusement que Mme le Pr Samia Attia était là pour apporter, avec sa touche féminine et sa gentillesse légendaire, la protection dont les jeunes résidents avaient besoin pour rester neutres.
Plus tard, professeur en psychiatrie et chef de service, cet amour de l’hôpital et du service public devenait pour toi une véritable obsession. Promouvoir l’hôpital Razi, reconstruire ses bâtiments, donner aux patients un lieu de vie où leur dignité est préservée, former des psychiatres de qualité, engagés pour une psychiatrie humaine et efficiente devint le leitmotiv de votre travail.
Avec le Dr Zied Mhirsi, on te doit le précieux ouvrage sur l’histoire de l’hôpital paru en 2008.
De grands noms de la psychiatrie d’aujourd’hui ont été tes élèves, mis à part ma modeste personne, je peux citer les Docteurs feu Afif Boucetta, feu Lotfi Boughanmi, feu Kamel Khalfallah, Raja Labbane, Hager Karray, Salim Boulila, Skander Boukhari, Zine EL Abidine Ennaifer, Mejda Cheour-Ellouze, Rym Gachem-Attia, Hend Elloumi, Adel Omrani, Ahmed Zghal, Olfa Dakhlaoui et bien d’autres qui échappent à ma mémoire, sans oublier le Pr Rym Ridha qui devint, suite au décès de ta première conjointe, ta femme.
Le staff des entrants, le staff des sortants, la réunion de formation le lundi, le cas clinique du mercredi étaient des moments précieux qui jalonnaient notre semaine et où on pouvait beaucoup apprendre comme on pouvait découvrir des failles à notre savoir et regretter de ne pas avoir mieux préparé sa présentation. Car si tout le monde aimait ton sourire, ton courroux est terrible et il valait mieux ne pas s’y frotter.
Tu avais deux amours en psychiatrie, la psychiatrie légale dont tu as introduit l’enseignement à la faculté de Médecine de Tunis et la sexologie clinique dont tu fus l’un des premiers acteurs en Tunisie.
Avec le Dr Hichem Troudi, encore l’un de tes élèves, tu as publié un livre sur la sexualité des hommes tunisiens en 2005.
Bourguibiste dans l’âme, tu as cru un moment que Ben Ali serait le digne continuateur de l’œuvre entamée, ta déception fut immense, et je me rappelle encore quelques jours après le 14 Janvier 2011, tu es venu te joindre à nous pour discuter des risques et des opportunités que représentait la révolution pour la psychiatrie tunisienne.
La tournure que prirent les évènements justifiait tes craintes. Tu t’es doucement éclipsé avec le sentiment du devoir accompli et que beaucoup restait à faire. Un long et pénible combat t’attendait contre la maladie physique que tu as superbement ignorée ta vie durant.
Aujourd’hui, tu as rejoint les immortels de la psychiatrie tunisienne, comme les Prs Sleim Ammar, Taoufik Skhiri, Mohamed Hlaïem, Afif Boucetta, Mohamed Nasr, Mohamed Ghorbel… Nul doute que là-haut ça débat très fort, et cette perspective me fait sourire et atténue mon deuil.
Va en paix, le maître, le père, l’ami. Je garderai ta mémoire tant que je vivrai.
Dr Sofiane Zribi
- Ecrire un commentaire
- Commenter
Récit émouvant et des mémoires inoubliablement attachantes envers toutes celles et tous ceux que la Tunisie bourguibienne a pu et a su produire dans le seul intérêt de la nation et sa population qui était fièrement considérée dans le monde entier. Je me demande tout simplement: que reste t-il de nos beaux jours? Mais en attendant l’émergence de réels nouveaux leaders intègrement visionnaires, pour réparer le dégât de la situation politique du moment, espérons, tous, des jours meilleurs pour notre chère Tunisie qui mérite mieux que ce qu’elle subit en ce moment.