Mohamed Salah Ben Ammar- Tunisie: Reconnaître le bon grain de l’ivraie
«Tout ce qui est excessif est insignifiant» Talleyrand
Ma plume sidérée depuis le 25 juillet ne pouvait plus rester sans réaction face à tant d’injustices.
Au-delà des interminables polémiques sur les interprétations de l’article 80 de la constitution et sur l'impact du décret du 22 septembre 2021 sur la démocratie, nul ne peut contester que le discours du président de la république use des grosses ficelles de la communication populiste.
Les faits sont incontestables et presque quotidiens : Moi seul suis porte-parole d'un seul peuple qui pense et partage les mêmes attentes, j'oppose le 17 décembre au 14 janvier, une OPA est lancée sur les slogans de la révolution et même sur un passage de l’hymne national, on clame à tue-tête un nationalisme aussi superficiel que anachronique, dénonce les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, les vendus à l’étranger, stigmatise les riches et les puissants, désignés implicitement comme les ennemis qui affament le peuple. Se servir de la souveraineté nationale, de la lutte contre l’hégémonie occidentale pour faire avaler des pilules amères. Recourir à une lecture partisane et orientée de l’histoire du pays et enfin stigmatiser les partis politiques et la politique en général font le reste.
Des discours répétitifs, ânonnés dans un arabe littéraire hésitant, des jeux de mots douteux repris à l’envi, une diatribe scatologique enrobée de référence religieuses superficielles…Au diable le programme économique, les réformes à entreprendre, les sacrifices à consentir pour relever le pays. C’est des questions secondaires évidemment, l’essentiel est dans la ferveur populaire !
Mais à mon sens la plus grosse couleuvre a été de faire admettre à une large frange de la Tunisie que les dix dernières années ont été des années noires et sont la principale cause de nos malheurs. Car c'est bien connu, la Tunisie d'avant 2011 était un pays prospère, sans corruption, avec une administration efficiente, avec un modèle économique moderne, un enseignement de qualité et un système de santé performant… !!! Puis sont venus les corrompus, les incompétents qui ont brisé cet élan, c’est tellement commode.
Voilà la thèse reprise sans discernement par beaucoup.
Soyons sérieux. Pas une fois le marasme dans lequel était la Tunisie avant 2011 n’est rappelé.
Soyons clairs, depuis 2011 et à toutes les élections j’ai personnellement voté, en connaissance de cause mais par conviction, pour le camp des perdants, les « zéros virgule » comme ils disent. Je n’ai jamais cru au programme politique d’Ennahdha et encore moins à celui de Nida. Je pense aussi que durant dix ans nous avons fait toutes les erreurs possibles et imaginables qu'une jeune démocratie peut faire, à commencer par le choix du mode de scrutin. Mais en revanche j'ai l'intime conviction que c’est des passages obligés que connaissent toutes les démocraties naissantes. L'histoire nous apprend que la vie des jeunes nations n'est pas un fleuve tranquille et le chemin vers une société juste et solidaire est long et truffé d’obstacles.
L'exploitation indécente d'un mécontentement populaire légitime pour imposer une vision personnelle, confuse, énigmatique est une manœuvre politicienne. Tout n'est pas permis au nom de je ne sais quel sondage ou même du vote, d'il y a deux ans, de près de trois millions de citoyens, à qui pour une bonne partie, on n’avait en l’occurrence pas vraiment laissé le choix !
Objectivement en dix ans des avancées réelles ont été réalisées par notre pays, elles sont indéniables et historiques, mais les immenses attentes de nos concitoyens ont été déçues.
Les acquis ne peuvent pas être perçus positivement par un citoyen qui a vu son quotidien se dégrader et son pouvoir d’achat se réduire comme une peau de chagrin et l’autorité de l’Etat bafouée. L'insécurité est réelle. On s'accuse mutuellement mais personne ne se sent responsable de la situation.
Il ne me revient pas de faire l’inventaire du positif et du négatif de la dernière décennie, mais durant les cinq premières années après la révolution, j’ai été dans divers fonctions un acteur et un observateur privilégié et devant ce que je considère comme une énorme injustice, une grossière manipulation des faits, un travestissement de l’histoire et une atteinte à l’honneur de patriotes sincères je me dois de témoigner.
Quel superman ou superwoman pouvait redresser la situation du pays en si peu de temps, la durée de vie d'un ministre n'étant que de quelques mois ? Certains ministères ont connu 10, 12 et même 16 ministres en dix ans. Quelle était la réelle marge d'action d'un supposé décideur durant cette période ?
J’ai vécu et partagé le quotidien d’hommes et de femmes qui se sont donnés corps et âmes, des patriotes sincères qui essayaient, dans l’adversité, de maintenir le navire Tunisie à flot et ce dans des conditions indescriptibles. Les ministères étaient entourés de fils barbelés, le bureau du ministre était envahi quotidiennement par des citoyens mécontents, les insultes, les injures, les crachats, les dégages pleuvaient et parfois même les menaces de mort verbales et parfois écrites.
Ils ont eu à gérer des grèves pour un oui et pour un non, ils ont eu à gérer une administration folklorique ou les fonctionnaires décidaient des horaires et des jours de travail, ils ont eu à subir la grossièretés d’un Gassas et autres à l’ANC, les articles mensongers, les atteintes à l’honneur de la personne et plus grave de sa famille… La cogestion était la règle, toutes les décisions étaient contestées, un ministre ne pouvait pas déplacer un agent d’un poste à un autre sans avoir des appels et des menaces à peine voilées. J’ai partagé le quotidien de ces hommes et femmes qui étaient à leur bureau à 6 heure du matin et qui rentraient chez eux à 23 heure, qui ont travaillé sept jours sur sept, parcouru toute la république, souvent ils ont sacrifié une carrière brillante et leur vie de famille, ils et elles l'ont fait par conviction car ils et elles étaient convaincus et à juste titre que servir la nation était un suprême honneur. Ils ont fait ce qu’ils ont pu avec les moyens du bord. Certains ont appris, un vendredi soir, leur limogeage par les réseaux sociaux, d'autres ont vu leur carrière brisée et se sont retrouvés sans fonction.
Qu’ils aient échoué ou réussi n’est pas le sujet mais les traiter de la sorte n’est pas digne d’une démocratie. Et si l’on veut caricaturer la réalité, au moment où certains étaient à la Kasbah ou à la coupole pour déblatérer sur le sexe des anges, certains ont travaillé dur pour que l’Etat continu à assurer ses missions.
Certes tous ceux qui étaient aux commandes ne répondent pas à cette description et ne sont pas des saints, mais soyons lucides et sachons reconnaître le bon grain de l’ivraie. Il est excessif et injuste de jeter aux orties tous les hauts fonctionnaires, les députés, les ministres qui ont travaillé de 2011 à 2021. Plus grave, il s’agit d’une manipulation intentionnelle de l’histoire. Nos compétences, dans tous les domaines, sont une richesse internationalement reconnue, sachons les mobiliser pour gagner et éviter de les stigmatiser et en faire un enjeu bassement politique.
Dr Mohamed Salah Ben Ammar
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C'est le premier article que j'ai lu et qui défend la gestion de l'Etat durant les dix dernières années ! On se rappelle de la situation de 2011, mais aucune comparaison avec celle de juillet 2021 où les morts du Covid atteignaient 200 pas jour ( Rabbi Yarhamhoum), où le budget était loin d'être bouclé et le gouvernement avait la tête ailleurs à la manière du lapin emporté par l'Oued. . Pour reconnaître le bon grain de l'ivraie ne convient-il pas de faire des comparaisons chiffrées si nécessaire, d'écouter l'avis de citoyens sur la dernière décennie et d'analyser les faits objectivement. Ainsi, on conclura que les dix dernières années ont été tout simplement catastrophiques en raison de plusieurs raisons dont la domination des intérêts partisans au sein des différents gouvernements et de l'absence de vue de l'intérêt nationale. La liberté d'expression et la démocratie, même si elles sont appliquées sur le terrain, ne sont pas une fin en soi pour la majorité du peuple. Aussi, il est quasiment ridicule de penser que des erreurs graves sont permises par ce que l'on est en train d'apprendre la démocratie. Le peuple n'est pas orphelin. De nos jours, en Tunisie, les citoyens exaspérés, à juste raison, n'attendent pas des dizaines d'années pour donner tout le temps à la démocratie présumée. Les pauvres et opprimés finissent par comprendre. Ils ne cherchent pas midi à quatorze heures. Ils finissent par se sacrifier ( comme en 2008 et 2011) pour changer le cours de l'histoire ou par protester leur indignation et exiger un changement vers la dignité et la justice sociale ( comme le 25 juillet 2021). Par ailleurs, personne n'a mis en cause tous les hauts fonctionnaires de l'Etat, C'est donc un argument vide de tout sens. On ne peut pas progresser en rétro. A suivre la logique de l'article, le Président est en son droit de reproduire le modèle des dix dernières années et de faire empirer la situation le temps qu'il continue à être élu démocratiquement (ou non). C'est absurde.
la cohérence est essentielle dans tout raisonnement. C'est pourquoi, pour ne pas tomber dans les contradictions, il serait nécessaire de bien distinguer le réel des suppositions ou le bon de l'ivraie comme le souligne l'auteur qui tente de justifier l'injustifiable rétrogression des dix dernières années. Personne n'a condamné tous les hauts fonctionnaires de l'Etat de la décennie précédente. Distinguer l'ivraie, c'est entre autres, distinguer les mauvaises graines de l'ensemble.
Les citoyens exaspérés qui sont sortis la journée du 25 juillet dernier et les citoyens qui ont exprimé leur joie la nuit du même jour ainsi que plusieurs autres qui se sont réjouis en silence ont déjà rejeté l'ivraie et se sont alignés avec le bon grain. C'est le choix à faire, aller de l'avant ou vouloir absolument "progresser" en reculant vers l'abîme. Pour aller de l'avant, il conviendrait d'envisager le futur à partir du présent en tenant compte des apprentissages et des leçons du passé. Un peu de patience est nécessaire pour permettre, le cas échéant, un nouveau apprentissage, non pas d'une nouvelle démocratie uniquement, mais aussi du développement équitable qui serait le but recherché.