Opinions - 09.08.2025

Les contraintes incontournables du « Plan/Modèle » de Développement (2026-2030)

Les contraintes incontournables du « Plan/Modèle » de Développement (2026-2030)

Par Professeur Skander Ounaies, Université de Carthage, ancien conseiller économique au Fonds Souverain du Koweït, KIA. - Notre pays va s’engager sur une trajectoire ou un « Plan/Modèle de Développement (2026-2030) », qui nous dicte, à nous, économistes Tunisiens, de réagir à cette démarche car elle soulève un certain nombre de questions de fond, incontournables, devant absolument être résolues avant sa mise en application.

Rappelons que de manière structurelle, la croissance économique de la Tunisie, c’est-à-dire la production de richesse, a toujours reposé sur 3 grands axes inamovibles:

1) La consommation intérieure,
2) l’Investissement (Public et Privé),
3) Les exportations.  

Or, actuellement, ces 3 composantes sont quasiment, à l’arrêt, selon les chiffres officiels nationaux ou internationaux. Ainsi, la demande intérieure a régressé de 1,5% au second trimestre 2025, comparativement au premier (Institut National de la Statistique, INS).

Pour l’investissement, si on mesure l’indicateur clé, qui est le taux d’investissement, (Investissement/Produit Intérieur Brut), pour l’année 2024, il est le plus faible depuis 30 ans avec 9,4% du PIB (Fonds Monétaire International : « World Economic Outlook », Avril 2025).

Quant aux exportations, leur part dans le Produit Intérieur Brut (PIB) est en régression constante depuis 3 ans, avec 26,7% pour 2023, 24,9 % pour 2024 et 24,3% pour 2025 (INS, données du 1er semestre de chaque année). Ceci s’explique, globalement, d’abord, par un effet-prix (baisse du prix de l’huile d’olive, bas niveau du prix du phosphate), et ensuite, par le ralentissement des économies de la zone euro (nos principaux partenaires d’export).

Cet éclaircissement statistique obligatoire, nous amène aux 3 questions fondamentales suivantes, relatives au nouveau « Plan/Modèle » (2026-2030) :

Question N° 1: Envisager de mettre en place un nouveau « Plan/Modèle » présenté comme un « nouveau modèle économique et social » est louable. Toutefois, quel sera son coût total et comment va- t-on le financer? Plus d’impôt ? Plus d’emprunts extérieurs ? Je rappelle que les deux sources de financement extérieures traditionnelles de la Tunisie sont maintenant quasiment exclues pour nous, à savoir d’abord l’Investissement Direct Étranger (IDE) qui est en régression constante, puisque selon le dernier Rapport de la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED, Juin 2025), la Tunisie n’a capté que 1,8% du total des IDE investis en Afrique du Nord pour l’année 2024, soit la part la plus faible depuis 25 ans. Quant à la Finance Internationale (marchés financiers internationaux), tant que nous n’aurons pas d’accord avec le Fonds Monétaire International (FMI), même a minima, alors les taux appliqués à la Tunisie seront très prohibitifs, nous excluant d’emblée de ces marchés.

Question N° 2: qui découle directement de la première. Les modalités de financement et les piliers de croissance sont relativement rigides en Tunisie. Par conséquent, il ne sera pas possible d’inverser rapidement un décrochage de croissance qui a débuté dans les années 2000. Donc, si les 3 piliers de croissance restent les mêmes, avec le même niveau d’efficacité (faible), et que le mode de financement sera limité, comment mener alors ce nouveau « Plan/Modèle » ? Il faudrait une découverte de nouveaux gisements de gaz et/ou de pétrole, pour avoir un financement le plus autonome possible : situation des plus incertaines.  

La seule solution, à mon sens, serait une réorientation des fondements de la politique économique actuelle, c’est-à-dire, renouer avec le FMI, sur la base un Programme de réformes, élaboré par des économistes tunisiens qui maitrisent parfaitement la réalité économique et sociétale du pays (à l’instar du Programme d’Ajustement Structurel de 1986), relancer l’investissement (public et privé) en revoyant « le climat des affaires » (revoir le niveau d’imposition prohibitif, qui est le plus élevé d’Afrique), revoir la politique monétaire de la Banque Centrale (BCT) qui doit se désengager progressivement de son financement du déficit de l’Etat. Ainsi, au premier trimestre 2025, l’Institut d’Émission a puisé dans les réserves de change 4,2 Milliards de dinars pour financer le déficit courant de l’Etat, c’est-à-dire le solde des balances commerciale et des services. Cette politique ne sera pas sans impact négatif, à court/moyen terme, sur la valeur du dinar, puisqu’on diminue son « matelas de sécurité ».  

On retrouve le même genre de situation inquiétante au niveau du système bancaire tunisien, avec des crédits à l’économie qui représentaient près de 90% du total des crédits en 2020, alors que pour 2025, on se situe à 65%, soit une baisse de 17% (BCT : données du mois de Mai pour chaque année). En contrepartie, les crédits à l’Etat, ont pratiquement doublé entre 2020 et 2025 (respectivement 15,9% du total des crédits, vs 31,9%), pour financer le déficit budgétaire.

Question N° 3: L’horizon final du nouveau « Plan/ Modèle » de développement se situe en 2030. Or, selon les projections du FMI ( « World Economic Outlook », Avril 2025) au cours des cinq prochaines années (2026-2030), et en l’absence d’une nouvelle politique de redressement économique drastique, également prônée par la Banque Mondiale ( « Rapport sur la situation économique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, Avril 2025), la croissance tunisienne devrait s’établir à 1,2% en moyenne, contre 3,0% pour les autres pays du Maghreb. Il en résulte que la Tunisie sera le seul pays de la région, avec une dépense publique qui va augmenter, au cours des cinq prochaines années, à un rythme supérieur à celui de la croissance du PIB (en dinars courants) : 10,2% vs 9,1%.  En conséquence, la dette de l’État tunisien va atteindre un sommet pratiquement intenable en 2030 : 90,9% du PIB.  Rappelons que la charge de la dette extérieure actuelle a atteint un pic historique avec 7,25 milliards de dinars (BCT, données fin Mai 2025). Cette charge a plus que doublé en l’espace de cinq ans. La conversion en dollars de cette charge, montre qu’elle a absorbé, pour la même période, plus que la totalité des revenus du tourisme et des transferts des Tunisiens à l’étranger, soit près de 125% (BCT, données fin Mai 2025).

Les projections du FMI constituent un signal d’alerte et un horizon négatif, à tout point de vue, qu’il faut à tout prix éviter. La question qui doit être posée est alors la suivante : au vu de toutes ces projections très inquiétantes pour nous, saurons-nous agir avec pragmatisme et rationalité, pour prendre, maintenant, un virage drastique de politique économique, qui sera certainement douloureux  pour tous, mais qui permettra à terme, à l’économie du pays de renouer avec la croissance et le désendettement, seuls capables, entre autres, de retenir les compétences du pays, et de donner une vision d’avenir à une jeunesse  performante dont le seul rêve est, pour le moment,  l’exode.

Professeur Skander Ounaies, Université de Carthage
Ancien conseiller économique au Fonds Souverain du Koweït, KIA.
 

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