News - 12.03.2021

La lutte contre la violence faite aux femmes: L’engagement constitutionnel de l’Etat, preuves et épreuves?

La lutte contre la violence faite aux femmes: L’engagement constitutionnel de l’Etat, preuves et épreuves?

Par Najet Brahmi Zouaoui

1- Dans une étude très récente publiée sur Leaders en date du 28 Janvier 2021(1) et portant lecture critique des engagements constitutionnels de l’Etat tunisien tels qu’énoncés dans la constitution tunisienne du 27 janvier 2014, nous avons conclu à une note favorable quant à l’issue donnée par l’Etat tunisien à plusieurs de ses engagements constitutionnels dont notamment celui de lutter contre la violence faite aux femmes.

2- Aujourd’hui, le paysage politique marqué par des tensions tout azimuts ne semble pas confirmer l’engagement de l’Etat tunisien de mener à bon port son engagement à une telle lutte. Le constat n’est pas difficile à être établi. Il suffirait d’observer ce qui se passe au sein de l’assemblée nationale des représentants du peuple pour attester d’un véritable désengagement quant à la lutte contre la violence faite aux femmes. Il serait au mieux question d’une implication des uns et des autres dans un exercice de la violence contre la femme. La violence politique  exercée contre la personne de Maitre Abir Moussi en tant que présidente du PLD  est à cet égard fort instructif.

3- La femme tunisienne célèbre aujourd’hui avec la communauté internationale des femmes sa fête dans un contexte de désarroi, d’inquiétude par rapport à ses droits face à un phénomène de plus en plus flagrant de l’aggravation de la violence faite aux femmes.

4- Une meilleure mise en perspective de ce paradoxe entre l’engagement pris par l’Etat et les dérives pratiques et institutionnelles nous mènerait à aborder la question de l’engagement de l’Etat tunisien à lutter contre la violence faite aux femmes sous la double perspective du fléchissement de cet engagement (1ère partie) ainsi que son incontournable soutien (2ème partie).

I- La lutte contre la violence faite aux femmes: Un engagement en passe de fléchir? 

A) La lutte contre la violence faite aux femmes: L’engagement non concluant

5- Telles qu’officiellement établies, les statistiques liées aux violences faites aux femmes dénotent d’une courbe croissante, indicateur qui n’est pas moins sans alarmer(b). La disposition de l’article 46 de la constitution, confrontée à la réalité dénoterait d’une volonté amorcée mais toujours limitée.(a)

a) La lutte contre la violence faite aux femmes : Une volonté engagée mais toujours limitée

6- La protection de l’intégrité physique du citoyen tunisien est érigée au rang d’un principe fondamental expressément proclamé par la constitution tunisienne. L’article 22 de la constitution prévoit dans ce sens(1) que «L’Etat protège la dignité de l’être humain et son intégrité physique et interdit la torture morale ou physique. Le crime de torture est imprescriptible».

7- Et dans la mesure où le phénomène de l’atteinte à l’intégrité physique accuse son faite dans le monde des femmes, le législateur tunisien a confirmé son soutien des droits de la femme notamment à une vie digne exclusive de toute forme de discrimination et de violence. L’article 46 de la constitution du 27 Janvier 2014 prévoit dans ce sens que «L’Etat s’engage à protéger les droits acquis de la femme et veille à les consolider et les promouvoir.
L’Etat prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence contre la Femme».

8- Soutenu en cela par les forces de la société civile, le législateur tunisien a bien compris, le lendemain même de la promulgation de la constitution, qu’il faudrait passer à l’acte et mettre en place les mesures nécessaires pour lutter contre la violence faite aux femmes. La loi organique N 2017/58 du 11 Aout 2017 portant lutte contre la violence faite aux femmes est trop significative dans ce sens(2). L’article 1er de cette loi dispose que «La  présente loi vise à mettre en place les mesures  susceptibles d’éliminer toutes formes de violence à l’égard des femmes fondée sur la discrimination entre les sexes afin d’assurer l’égalité et le respect de la dignité humaine, et ce, en adoptant une approche globale basée sur la lutte contre les différentes formes de violence contre les femmes, à travers la prévention, la poursuite et la répression des auteurs de ces violences, et la protection et la prise en charge des victimes». De par la substance même de sa disposition, cet article révèle une volonté affirmée du législateur de 2017 de venir aux attentes et exigences des constituants représentants du peuple de 2014.

9- Source de polémique, cette loi(3) a eu, entre autres mérites, celui d’ériger l’intimité de la femme battue au rang d’une priorité incontournable. Cette affirmation serait d’autant plus justifiée que les articles 22 et 23 de la loi N 2017/58 retiennent pour le premier l’obligation pour le procureur général auprès de chaque TPI de charger « un ou plusieurs de ses substituts de la réception  des plaintes relatives aux violences à l’égard  des femmes et du suivi des enquêtes y afférentes » et pour le deuxième l’obligation pour chaque président de TPI de réserver «aux magistrats spécialisés  dans les affaires de violence à l’égard des femmes, des espaces séparés au sein des tribunaux de première instance, et ce au niveau du ministère public, de l’instruction et de la justice de la famille». L’article 24 de la loi, dans le droit fil de cette logique de préservation de l’intimité de la femme battue, prévoit la nécessaire mise en place d’une cellule spécialisée au sein de chaque commissariat de sureté nationale pour les besoins d’enquêter les affaires de violence faites aux femmes. L’article 24 prévoit dans ce sens que «Est créée au sein de chaque commissariat de sureté nationale et de garde nationale, dans tous les gouvernorats, une unité spécialisée pour enquêter sur les infractions de violence faites aux femmes au sens de la présente loi. Elle doit comprendre des femmes parmi ses membres»(4) .

10- Ainsi proclamée, la volonté du législateur de préserver au maximum que possible l’intimité de la femme battue, n’est pas encore réellement exaucée. Des contraintes liées surtout aux budgets alloués à la mise en place de ces unités seraient derrière la lenteur que connait l’œuvre officielle de mise en place de ces espaces.  Aussi, sur les 128 unités spécialisées déjà mises en place au sein des commissariats de la sûreté nationale, seules deux d’entre elles disposent d’un espace réservé aux enquêtes des affaires des violences faites aux femmes. Il s’agit, croit –on savoir, des deux expériences pilotes des unités spécialisées de Monastir et de Sidi Bouzid. Nous croyons aussi savoir que deux autres unités spécialisées sont en cours de mise en place à Kasserine et Medenine dans le cadre d’une collaboration entre le ministère de l’intérieur et le PNUD(5).

11- Malgré les efforts conjugués par l’Etat tunisien en vue de préserver la femme et la famille contre toute forme de discrimination et de violence, le phénomène est en croissance continue. Les chiffres parleraient d’eux-mêmes.

12- La volonté proclamée et confirmée de l’Etat tunisien de mettre en œuvre tous les moyens de nature à favoriser la lutte contre la violence faite aux femmes n’aurait pas réalisé les résultats escomptés. Et pour cause ? Une méconnaissance sinon une mauvaise gestion de l’approche préventive comme composante de l’approche globale de la lutte contre les violences faites aux femmes. La lutte contre la violence continue, croit-on- le savoir, à se faire en aval et non en amont de l’acte de violence. Or, une meilleure lutte contre ce fléau devrait se faire en amont. Un accompagnement socio-psychologique des enfants devrait  se faire à l’école depuis leur bas âge et en dépit de tout acte de violence subi ou vécu.

13- Regrettable et redoutable, le phénomène de la violence faite aux femmes s’est aggravé pendant la période du confinement obligatoire décidé en Tunisie suite à la propagation du Corona virus –Covid 19(6).

14- Dans sa forme politique, la violence connaitrait aujourd’hui son illustration la plus topique. Il suffirait pour s’en convaincre de suivre l’actualité du paysage politique dans l’enceinte de l’ARP. Maitre Abir Moussi, défendant de vive voix la cause de son parti libre destourien, se voit à maintes reprises subir des formes diverses de violence au sein de l’assemblée des représentants du peuple. Au moment où on finit cet article, ladite violence est au numéro un sur les réseaux sociaux. L’Etat, acteur de la lutte contre la violence faite aux femmes risquerait, de par le comportement et l’attitude très redoutable de certains représentants du peuple, d’en devenir l’auteur ! Et c’est vraiment très malheureux. Un tel comportement risquerait de démentir et discréditer l’Etat tunisien par rapport à son engagement de lutter contre la violence faite aux femmes. Le discrédit serait d’autant plus redoutable que les chiffres sont parlants :

b) Les statistiques sont alarmantes: La violence faite aux femmes en courbe croissante

15- Les procès – verbaux constatés à l’occasion d’un déclenchement d’une procédure de violence faite aux femmes seraient passée de 40000 en 2019 à 60 000 en 2020.Sur ce total, un pourcentage de 64% des cas est constaté au sein du couple(7). Le confinement obligatoire et ciblé décidés pour lutter contre la propagation du Covid-19 aurait  contribué à la croissance des chiffres. Les spécialistes, chacun selon son profil, se sont penchés sur l’étude de l’impact du Covid -19 sur la violence faite aux femmes.

II- La lutte contre la violence faite aux femmes, un engagement de l’Etat à soutenir mais aussi à affirmer de vive voix

16- La société civile devrait se mobiliser pour un meilleur soutien des efforts conjugués par l’Etat. Celui-ci devrait dépasser la seule détermination à mettre en place des lois et s’affirmer en tant qu’une sordide voie.

a) La société civile : Un véritable parrain des efforts en faveur de la lutte contre la violence faite aux femmes.
Engagée depuis toujours dans la lutte des violences faites aux femmes, la société civile continue après la révolution du 14 janvier 2011 à se frayer son chemin en vue d’un meilleur soutien de la cause féminine. L’œuvre associative se veut de plus en plus encadrée et concluante.

Aujourd’hui, l’engagement associatif de la femme tunisienne se veut de plus en plus en dehors des frontières géographiques et spatiales. Un véritable engagement à aller de l’avant en vue d’une meilleure lutte contre les violences faites aux femmes. Il suffirait pour s’en convaincre de mettre en perspective l’œuvre trop engagée de l’Alliance internationale des Femmes avocates(8) qui se veut une association en quête d’un meilleur positionnement des femmes. Celui-ci ne saurait cependant se faire sans une véritable lutte contre les violences faites aux femmes. La conférence inaugurale de l’AIFA qui s’est tenue à distance le 08 Mars 2021 était l’occasion pour confirmer cette volonté de renforcer les droits des femmes et de mettre fin à toutes les formes d’inégalité(9).

b) L’Etat Tunisien: Il ne suffit pas d’être faiseur de loi, encore faut-il être porteur de voix! Une meilleure voie suppose comminées des lois et des voix!

17- L'engagement de l’Etat ne doit pas se limiter à une seule mise en place des lois. Il devrait s’impliquer de vive voix dans la lutte contre la violence faite aux femmes. Il serait inadmissible car et de loin paradoxal de mettre en place le dispositif légal de nature à lutter contre la violence faite aux femmes et d’observer le silence face à des pratiques inadmissibles de violence à elles faites. De plus en plus fréquentes, ces pratiques traduisent des violences tout azimut. Outre la violence conjugale, on assiste à une violence politique et économique de plus en plus accentuées. La loi est violée. L’on devrait alors attendre l’intervention du juge pour rétablir de l’ordre à des situations malheureusement critiques. Au sein du couple, l’intervention de la justice est la seule façon pour se faire justice. La violence étant exercée dans un cadre intime et appelant à l’action de la victime pour faire prévaloir ses droits. La victime reste dans tous les cas libre d’engager la procédure judiciaire ou non contre sin époux.

18- Cependant, lorsque la violence sort du milieu privé et se veut publique et observée par le grand public mais aussi par les observateurs aussi bien sur le plan national qu’international, l’Etat devrait intervenir pour siffler ça suffit car son intervention est symbolique. Observer une attitude passive serait faire preuve d’un bon décideur de loi mais d’un mauvais porteur de voix. A des moments, et surtout en période de crises, la loi à elle seule ne suffit pas. Encore faut-il qu’elle soit devancée par la ferme voix ! Où est la voix de nos décideurs ? Est –on sur la bonne voie ? Il ne semble pas car la gestion de la crise suppose combinées les lois, les sordides voies en mesure de tracer la bonne voie…….

Najet Brahmi Zouaoui
Professeure à la Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis
Avocate près la Cour de Cassation
Secrétaire générale de l’Alliance internationale des femmes avocates

(1) Brahmi Zouaoui(N) La constitution tunisienne, sept ans après : L’Etat tunisien face à ses engagements? Leaders du 28 Janvier 2021. Leaders.com.tun.

(2) Sur une étude d’ensemble de cette loi, Voir Jlassi (R)(Sous-direction) in, Les dispositions pénales de la loi N 2017/58 du 11 Aout 2017 relative à l’élimination de la violence faite aux femmes, Tunis 2019.
Voir aussi Jaouadi (N), La lutte contre la traite des hommes, Thèse de Doctorat, Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis, Année universitaire 2018/2019. (En langue arabe).

(3) Voir dans ce sens Jlassi (R) (Sous-direction), Les dispositions pénales de la loi N 2017/58 relative à la lutte des violences faites aux femmes, op.cit.

(4) Sur une étude spécialisée de ces unités, Voir Jaouadi(N), Les unités spécialisées dans l’enquête des infractions de violence faites aux femmes in Jlassi (R) (Sous-direction), Les dispositions pénales dans la loi  N 2017/58relatives à l’élimination des violences faites aux femmes

(5) Un entretien avec Madame Najet Jaouadi, Directeur Général des Droits de l’homme au Ministère de l’intérieur, effectué pour les besoins de cette étude, nous a permis de recueillir les informations et statistiques susvisées.

(6) Sur cet aspect de la question, Voir Gayeza (M), Covid -19 et la violence faite aux femmes.in Etudes juridiques2019/2020/N 25(Spécial), Le Droit à l’ère de la Covid-19, (Sous-direction du Doyen Nouri Mzid), p229(En arabe)

(7) Les statistiques sont recueillies auprès de Mme Najet Jaouadi, Haut cadre du ministère de l’intérieur de l’intérieur charge des droits de l’homme.

(8) L’Alliance internationale des femmes avocates AIFA est créée dotée d’un site web fonctionnel.

(9) Conférence inaugurale intitulée « Egalité des droits : Quêtes, conquêtes et perspectives des femmes.



 

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