Mohamed-El Aziz Ben Achour: 909 Les chiites au pouvoir en Ifriqiya
S’il est bien établi que la Tunisie est un pays de tradition sunnite fort ancienne, son histoire, riche en rebondissements politiques, recèle des épisodes qui nous rattachent encore plus à l’Orient musulman et à ses déchirements politiques et ses querelles théologiques. Conquise, non sans difficulté, à partir du VIIe siècle, l’actuelle Tunisie, que l’on appelait alors Ifrîqiya (du latin Africa), fut, au IXe siècle, la première province de l’empire abbasside, à obtenir un statut d’autonomie accordé au gouverneur Ibrahim Ibn al Aghlab et à ses descendants. De l’an 800 à 909, la dynastie aghlabide, de rite sunnite et vassale du calife de Bagdad, régna à partir de Kairouan sur un territoire qui comprenait l’actuelle Tunisie, le Maghreb central, la Tripolitaine, ainsi que Malte et la Sicile.
Outre les troubles politiques divers et variés, les révoltes et autres conspirations du sérail propres aux régimes despotiques orientaux, les émirs aghlabides eurent à subir les effets redoutables d’une agitation chiite particulièrement active au sein des populations berbères et notamment parmi une confédération tribale du Maghreb central, les Kutâma. Endoctrinés par le propagandiste al dâ’î Abû Abdallah al San’ânî (ou al Yéméni) agissant pour le compte de son maître le Mahdi Ubayd Allah, les insurgés kutâma et leurs alliés battent les troupes aghlabides en 909 et, en janvier de l’année suivante, portent au pouvoir Ubayd Allah. Ce personnage considérable, fils de Muhammad Al Habib, fils de Jaafar al Mussadaq, fils de Muhammad al Maktûm, fils de l’imam Ismâ’îl, fils de Jaafar al Sâdiq fils de Muhammad al Bâqir, fils de Zayn al Abidîn, lui-même fils de HusseÏn fils du quatrième calife Ali et de Fâtima fille du Prophète, était alors l’imam du chiisme septimanien ou ismaélien. Ce courant religieux était en rupture à la fois avec le sunnisme et le chiisme duodécimain (ou imamite). Outre l’affirmation, partagée par tous les chiites, du droit intangible de la famille du Prophète à l’exercice du califat, l’ismaélisme se distinguait en effet par la contestation de l’imamat de Mûsa Al Kâdhim et l’allégeance à Muhammad, fils de Ismâ’îl «septième imam» (d’où le mot septimanien) mort du vivant de son père Jaafar al Sâdiq (m.765). Des divergences doctrinales vinrent, bien sûr, structurer en quelque sorte cette rupture. Sous sa forme fatimide et ifriqiyenne, l’ismaélisme fut à l’abri des excès dans la dévotion due aux imâms commandeurs des croyants. Mais plus tard, lorsque le califat fatimide se déplaça de Kairouan au Caire, il donna naissance à un culte confinant à la déification, notamment sous le règne d’Al Hâkim (996-1021). Bien plus, ésotérisme, mysticisme et fanatisme autour du concept de l’Imâm donnèrent naissance à des communautés ismaéliennes cultivant le goût du secret tel que l’Ismaélisme d’Alamût ou encore les Qarmates, les Nizarites (dont l’imâm actuel est l’Aga Khan), les Druzes, présents aujourd’hui au Liban, en Syrie, en Jordanie et en Palestine qui croient à «l’occultation» de l’Imâm al Hâkim et à son caractère divin et les Bohras de l’Inde.
Mais revenons aux événements dont l’Ifriqiya fut le théâtre en 909-910. Ubayd Allah se proclame calife commandeur des croyants et procède immédiatement à la mise en œuvre des commandements de la doctrine ismaélienne. Il introduit un rituel chiite dans les mosquées jusque-là sunnites. Ainsi, lors des prêches du vendredi et des deux Aïd-s, les prières de bénédiction adressées à Dieu pour le Prophète furent dorénavant suivies de celles adressées à «Ali, Fatima, Al Hassan et Al Husseïn et à leurs descendants les Imams, puis au calife-vicaire d’Allah, Abû Muhammad Ubayd Allah, l’Imam bien-guidé (al mahdî), commandeur des croyants». Sous son règne et celui de ses successeurs, la fixation des mois lunaires se fit par décision du calife à la lumière du comput astronomique, au grand dam de la majorité malékite, attachée à l’observation du croissant de lune. Ce qui ne manqua pas de donner lieu à des incidents qui, pour les Tunisiens de notre temps, ne sont pas sans rappeler la tension qui, chaque année, à l’époque du président Bourguiba, partisan du calcul, perturbait la fête de l’Aïd! Pendant le Ramadan, la prière facultative du tarâwih était jugée blâmable par les oulémas chiites. D’autres mesures furent prises qui, sans toucher, bien sûr, aux fondements de l’islam, suscitèrent le mécontentement de l’opinion.
Si les hanéfites qui, à l’époque aghlabide, appartenaient à l’aristocratie, se convertirent sans difficulté à l’ismaélisme, devenu religion officielle, les malékites, majoritaires au sein de la population, opposèrent aux chiites une vive résistance qui prit la forme d’un rejet du rituel imposé dans les mosquées. Au plan théologique et juridique, le débat prit l’allure de controverses académiques opposant les oulémas malékites tels qu’Ibn Al Labbâd et Abû Uthmân Al Haddâd, et l’illustre Ibn Abî Zayd al Qayrawânî (922-996) à leurs collègues chiites dont le plus éminent fut le Cadi al Nu’mân (mort en 974). Hanéfite converti, ce brillant ouléma ne tarda pas à s’imposer définitivement comme une référence majeure pour les Ismaéliens d’Orient et d’Occident.
Cependant, l’hostilité des milieux sunnites malékites aux califes fatimides n’était rien comparée à l’insurrection berbère menée par un Zenète, Abû Yazîd, connu sous le sobriquet de l’homme à l’âne et qui entre 942 et 947 mit en péril le califat fatimide. L’idéologie au nom de laquelle la révolte se répandit était le kharijisme. Cette obédience est l’expression théologique et juridique du schisme consécutif à la bataille de Siffîn en 657 et de l’arbitrage proposé par l’Omeyyade Mu’awiya et accepté par Ali, quatrième successeur du Prophète. Certains de ses partisans vécurent cela comme une capitulation et renièrent leur fidélité au calife. Le Maghreb, toujours prompt à la rébellion, ne tarda pas à constituer un terreau fertile à ce mouvement. Le soulèvement conduit par Abû Yazîd s’étendit à tout le territoire. Plusieurs villes dont Kairouan et Tunis tombèrent aux mains des révoltés. Seule Mahdia qui, à partir de 918 succéda à Kairouan comme capitale, put tenir, malgré un siège redoutable. Des dissensions dans les rangs des insurgés et, surtout, les renforts des cavaliers de la tribu Sanhâja sous le commandement de Zirî Ibn Manâd sauvèrent le calife Al Qâ’im et sa ville. La contre-offensive fut engagée mais il fallut attendre le règne d’Ismaél Al Mansûr pour assister à la défaite d’Abu Yazîd en 947. Victorieux, le califat fut cependant affecté par ce mouvement de grande ampleur. Ce qui eut notamment pour conséquence une moindre vigueur du chiisme, quoique toujours religion d’Etat. Le malékisme, dont les chefs, nous dit l’historien Hady-Roger Idriss, avaient apporté un soutien prudent à l’insurrection kharijite, en profita pour se renforcer et étendre sa suprématie. Au lendemain de la défaite de Abû Yazîd, le kharijisme fut progressivement éradiqué mais il réussit toutefois à subsister dans certaines régions comme le Mzab, le Sud tunisien et l’île de Djerba, non sans subir les effets d’un prosélytisme sunnite qui se prolongea jusqu’au XVIIe siècle. La paix revenue, le pouvoir fatimide réussit à asseoir de nouveau sa domination sur le Maghreb. En 948, le calife Al Mansûr quitta Mahdia – peut-être jugée désormais excentrée - et s’installa dans une nouvelle résidence royale à proximité de Kairouan, Sabra Al Mansûriya. Son successeur, Al Moez Lidîn Allah (953-975) s’y installa à son tour mais le rêve depuis longtemps caressé par sa famille d’un retour glorieux en Orient, la terre de leurs ancêtres, hantait le nouveau calife. L’Egypte qui, durant l’époque fatimide, avait été le théâtre de quelques expéditions menées par les troupes du maître de Kairouan, semblait maintenant susceptible d’être conquise. Aussi Al Moez confia t-il au meilleur de ses généraux, le fameux Jawhar al Siqillî, le soin d’occuper le pays du Nil et d’y fonder une capitale. Ce qu’il réussit à faire en jetant les bases de la ville du Caire en 969. Mieux encore, appuyé sur les guerriers Kutâma, il étendit la domination fatimide à la Syrie. En 973, Al Moez put dès lors quitter Al Mansûriya pour l’Egypte via la Libye. Dernier souverain fatimide du Maghreb, El Moez devenait ainsi le premier calife de l’empire fatimide d’Orient jusqu’à sa mort survenue en 975. A son départ, il confia l’Ifriqiya à un de ses lieutenants, Buluguîne Yûsuf le fils de Zirî, le sauveur de Mahdia lors de la révolte de l’homme à l’âne.
La dynastie fatimide (ou Ubaydite ou Banû Ubayd) aura régné 72 ans sur l’Ifriqiya, une grande partie du Maghreb, sur la Sicile et Malte. Pour la première fois dans l’histoire politique musulmane, un califat rival se dressa face à celui de Bagdad. Pour la première fois aussi, un empire de confession chiite fut fondé. Et tous deux naquirent à Kairouan. Autre fait important, c’est à partir de l’Ifriqiya que commença l’histoire glorieuse des Fatimides d’Orient qui allait se prolonger jusqu’en 1171. Enfin, il n’est pas inutile de noter que les califes fatimides, en confiant le Maghreb aux Zirides, ouvraient la voie à la première expérience étatique berbère. Elle allait être suivie aux XIe et XIIe siècles de la fondation, à partir du Maroc, des deux grands empires berbères, l’almoravide et l’almohade, puis, au XIIIe siècle du royaume mérinide, ainsi que des Ziyanides à Tlemcen, et en Ifriqiya de l’émirat hafside de Tunis.
Sous les Zirides Sanhâja, vassaux du calife du Caire, l’ismaélisme demeura la doctrine officielle. Il semble toutefois que l’hostilité entre chiites et malékites prît une forme beaucoup plus violente. A l’occasion de divers soulèvements, on assista ainsi à des massacres de chiites, dont ceux perpétrés à Tunis avec la bénédiction de Sidi Mahrez (951-1022). En 1048, le gouverneur ziride Moez b. Badîs rompit avec Le Caire, renia l’ismaélisme au profit du sunnisme et se plaça sous la suzeraineté du calife abbasside. On connaît la suite. Pour punir la sécession de son vassal de Kairouan, le souverain fatimide du Caire autorisa les puissantes et remuantes tribus de Haute Egypte, Banû Hilal et Banû Sulaym, à s établir en Ifriqiya, ce qui eut pour principales conséquences une arabisation de la population bien plus importante que dans le reste du Maghreb, et une extension du genre de vie nomade.
Au plan doctrinal, l’épisode fatimide (et une partie de la période ziride) donna au chiisme le statut de religion officielle et au kharijisme le support idéologique de la révolte de «l’homme à l’âne». La défaite de celui-ci condamna les Kharijites à un repli sur des zones refuges. Quant aux Ismaéliens, ils subirent les effets du départ de la dynastie pour l’Egypteet de l’allégeance de Moez b. Badîs au califat sunnite de Bagdad.
De cette période passionnante de notre histoire maghrébine, le malékisme, qui avait tenu bon, sortit plus fort et sans concurrent, les hanéfites ayant rallié le chiisme. Leur rite n’allait réapparaître qu’au moment de la conquête ottomane à la fin du XVIe siècle. Et, là encore, ne touchera-t-il qu’une partie de l’élite politique et religieuse. A la fin du XIIIe siècle, l’intransigeante idéologie de l’Empire almohade, hostile au malékisme, recula à son tour au bénéfice de cette école juridique profondément enracinée dans la terre maghrébine. Toutefois, ici, comme dans tout le monde sunnite (excepté le domaine wahhabite), la vénération de la famille du Prophète (les chérifs, ou encore achrâf-s ou chorfas) demeura vivace. L’historiographe et dignitaire Ahmed Ben Dhiaf rapporte qu’Ahmed Pacha Bey de Tunis (1837-1855) lui confia un jour que s’il avait été un contemporain des batailles de Siffîn et du Jammal, il aurait combattu aux côtés de Ali, pour la simple raison qu’il est le gendre du Prophète. Au sein de la population, certaines coutumes liées au chiisme se perpétuèrent même jusqu’aux temps modernes malgré les remontrances des oulémas. D’une manière générale, le malikisme dominant s’accommodait volontiers de cette ferveur populaire dont il appuyait aussi l’expression dans le cadre des confréries soufies, généralement bien vues de l’establishment religieux.
Liste des califes fatimides ayant régné au Maghreb
Ubayd Allah al Mahdi (909/910-934),
Al Qa’im bi Amr Allah (934-946),
Ismael al Mansour Billah (946-953),
Al Moez Li Dîn Allah (953-973/975)
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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