Ernst Mayr: La biologie comme science historique

Par Zouhaïr Ben Amor
Introduction: Une science pas comme les autres
Durant longtemps, la biologie a été considérée comme une science «immature», condamnée à rejoindre un jour le modèle des sciences physiques: précision, lois universelles, prédictibilité. Mais Ernst Mayr, à la fois naturaliste, systématicien et philosophe des sciences, a renversé cette perspective. Pour lui, la biologie est une science autonome, irréductible aux canons de la physique, car elle traite d’êtres vivants, de diversité, d’histoire évolutive, de contingence.
Loin d’en faire une faiblesse, Mayr a revendiqué la spécificité de la biologie, fondée sur l’historicité, la variation, la complexité, et la téléonomie. Son œuvre, à la croisée du terrain, de la taxonomie et de la philosophie, offre un cadre fondamental pour penser la vie — non comme un mécanisme universel, mais comme une aventure historique unique.
I. Un biologiste naturaliste et philosophe
1.1 De l’ornithologie à la philosophie
Né en Allemagne, formé à la taxonomie et à l’histoire naturelle, Ernst Mayr a participé à des expéditions naturalistes en Nouvelle-Guinée et dans le Pacifique. Il a travaillé ensuite à l’American Museum of Natural History, puis à l’Université Harvard, où il fut à la fois chercheur en biologie évolutive et penseur de la discipline.
Chez lui, l’observation du vivant dans sa diversité précède la spéculation théorique. Son expérience de terrain nourrit une pensée rigoureuse, méfiante des simplifications.
1.2 L’architecte du néodarwinisme
Mayr est l’un des grands architectes de la synthèse néodarwinienne (années 1940–50), qui combine:
• La sélection naturelle de Darwin,
• La génétique mendélienne,
• La biogéographie et la systématique.
Il a donné à l’évolution une cohérence scientifique, en mettant en avant des concepts comme la spéciation allopatrique (formation d’espèces par isolement géographique) et la population comme unité évolutive.
Mais au-delà de ses apports techniques, c’est sa vision de la biologie comme science historique qui marque durablement la philosophie des sciences.
II. Une critique du modèle physico-mathématique
2.1 La physique comme modèle tyrannique
Pour Ernst Mayr, les sciences de la nature ont été dominées par un idéal de scientificité issu de la physique: lois universelles, déterminisme, formalisme mathématique. On a cherché à appliquer ce modèle à la biologie, en réduisant la vie à des interactions moléculaires, à des équations, à des systèmes clos.
Or, le vivant échappe à cette réduction. Il est marqué par:
• Une variabilité individuelle,
• Une histoire évolutive unique,
• Une finalité apparente (téléonomie),
• Et une complexité organisationnelle.
2.2 Deux types d’explication
Mayr distingue deux formes d’explication scientifique:
• Explication fonctionnelle (ou proximale): Comment une chose fonctionne ici et maintenant? (Ex.: Comment fonctionne la respiration cellulaire?)
• Explication évolutive (ou ultime): Pourquoi cette fonction est-elle apparue dans l’histoire? À quelle pression de sélection répond-elle?
La biologie ne peut pas se contenter de répondre au «comment». Elle doit aussi interroger le «pourquoi» historique. C’est ce qui la distingue fondamentalement des sciences physiques.
III. La biologie, science du particulier et de la contingence
3.1 L’individu avant la loi
Contrairement à la physique, qui cherche des lois valables pour tous les corps, la biologie est confrontée à l’individualité radicale des êtres vivants. Chaque espèce, chaque individu, chaque cellule même, est unique, façonné par son histoire, son environnement, ses mutations.
«En biologie, les lois générales ne suffisent pas à expliquer les faits. Il faut comprendre les événements historiques.»
3.2 Le rôle de la contingence
Mayr insiste sur la contingence: les résultats de l’évolution ne sont pas prédéterminés. L’émergence de tel trait, de telle espèce, de telle structure, dépend d’un enchaînement de circonstances uniques, parfois aléatoires.
La biologie est donc une science où l’histoire compte: il faut raconter, retracer, reconstruire, plutôt que prédire.
IV. La finalité sans finalisme: la téléonomie
4.1 Le vivant semble "voulu"
Un des grands paradoxes de la biologie est que les êtres vivants semblent organisés pour atteindre des buts: un oiseau a des ailes pour voler, un cœur pour pomper le sang, un œil pour voir.
Mayr introduit le concept de téléonomie pour résoudre ce paradoxe: ce n’est pas une finalité imposée de l’extérieur (comme chez Aristote ou dans le dessein intelligent), mais une apparente finalité issue de la sélection naturelle.
4.2 Le sens biologique émerge de l’histoire
La téléonomie signifie que les fonctions biologiques ont un sens historique, non métaphysique: elles existent parce qu’elles ont été sélectionnées, parce qu’elles ont permis aux individus de survivre et de se reproduire dans un environnement donné.
Il ne s’agit donc pas d’un but prédéterminé, mais d’un effet de l’histoire évolutive.
V. Vers une autonomie de la biologie
5.1 Une science explicative, non prédictive
Mayr s’oppose à l’idée que la biologie serait "moins scientifique" que la physique parce qu’elle ne prédit pas avec la même précision. Pour lui, le critère de la scientificité n’est pas la prédiction, mais la capacité à fournir des explications cohérentes du monde réel.
5.2 Une science intégrative
La biologie combine différents niveaux d’analyse:
• Moléculaire,
• Cellulaire,
• Organisme,
• Population,
• Écosystème.
Elle doit intégrer ces niveaux sans les réduire l’un à l’autre. C’est une science du complexe, du vivant, du temporel.
Conclusion: Rendre justice à la vie comme processus historique
Ernst Mayr a défendu toute sa vie une conception forte de la biologie: une science du vivant dans ce qu’il a de spécifique, de changeant, d’imprévisible. Contre l’idée que la vie n’est qu’une physique compliquée, il a montré que les êtres vivants ont une histoire, une organisation propre, une finalité sans dessein, une individualité irréductible.
La biologie, pour lui, est une science narrative, comparative, pluraliste. Elle ne produit pas des lois universelles comme la physique, mais des récits cohérents de transformation.
À l’heure où l’IA et la biologie moléculaire tendent à refiger le vivant dans des modèles déterministes, l’appel de Mayr reste d’actualité: il faut respecter la singularité du vivant, sa richesse, son historicité.
Zouhaïr Ben Amor
Bibliographie succincte
• Ernst Mayr, The Growth of Biological Thought, 1982
• Ernst Mayr, Toward a New Philosophy of Biology, 1988
• Ernst Mayr, What Makes Biology Unique?, 2004
• Elliott Sober, Philosophy of Biology, 2000
• Jean Gayon, La philosophie de la biologie, 1999
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