Opinions - 09.05.2015
En marge de La Ghriba : Le vivre-ensemble et la sauvegarde de la mémoire plurielle de Djerba
Le volet scientifique de la fête de la Ghriba 2015 est fidèle rendez-vous. C’est désormais une tradition qui s’ajoute à l’ambiance festive du pèlerinage annuel de la Ghriba, en effet les chercheurs du Laboratoire du Patrimoine de l’Université de Manouba avec leurs invités de marque dont les professeurs Lucette Valensi et Abraham Udovitch et le Photographe Jacques Perez ont animé un séminaire scientifique à l’hôtel Yadis qui hébergeait nombre de pèlerins venus de partout.
Devant un public diversifié, le Doyen Habib Kazdaghli, président du séminaire a introduit les conférenciers et la problématique spécifique de cette rencontre en la contextualisant. « Une rencontre sur le vivre-ensemble et la sauvegarde de la mémoire plurielle de l’île revêt une dimension double, acte citoyen d’abord pour exprimer l’engagement conscient des élites intellectuelles et universitaires aux valeurs durables de la multitude qui fait notre identité et qui rejette le nihilisme destructeur des adeptes de la violence, c’est aussi un apport scientifique approprié pour la connaissance d’un patrimoine religieux et culturel qui est devenu au centre d’enjeux multiples : cultuel et culturel, religieux et spirituel, touristique et artistique… »
Lucette Valensi a commenté pour le public des photos anciennes illustrant des scènes de la vie cultuelle autour du sanctuaire de la Ghriba qui datent des débuts des années 1950.
« Une population exclusivement masculine peuplait ce lieu de culte, ne laissant à la femme que la journée du Vendredi comme unique occasion de visiter les lieux mais surtout pour les nettoyer. La Ghriba, tout comme les grandes Zawias de l’Islam maghrébin n’autorisait la mixité que durant les moments du pèlerinage ou durant une courte période de l’année ». L’administration du sacré est avant tout une affaire d’hommes ; le temps des femmes étant celui de la visite de recueillement dans la grotte, réservée à elles pour déposer les œufs rituels et exprimer les vœux. Cette population juive ne se distinguait guère de celle musulmane de l’île, même habits traditionnels, pantalon bouffon et blouses djerbiennes, même chéchia rouge depuis que le pacte fondamental décrété par Le bey depuis 1857 a aboli le pacte de la « Dhimma », mais celle portée par les juifs est placée de manière légèrement plus relevée que chez les musulmans, nuance de style…
La conférencière du laboratoire de Manouba, Mme Afef Mbarek a développé devant l’assistance l’itinéraire historique des lieux de culte juifs d’Afrique du Nord appelés Ghriba, celle de Djerba étant la plus célèbre, mais d’autres comme celle du Kef ou de l’Ariana qui n’ont pas connu le même sort. Nous apprenons que la Ghriba, dont les légendes sont tissées par l’imaginaire créatif des populations juives sur la longue durée illustre un de ces lieux sacrés où la part du mythe reste prégnante et si vivace que la part de l’histoire factuelle dont les questions classiques relatives aux origines, aux dates précises et aux contextes de naissance et d’évolution deviennent inopérantes. Elle a analysé le processus complexe historique, sociologique et psychologique qui a abouti à l’affirmation d’un lieu de culte particulier vénéré non seulement par les croyants juifs, mais respecté par tous et intégré aujourd’hui dans un patrimoine reconnu et vivant.
Deux jeunes chercheures, Souad Toumi du Musée du Bardo et Inès Charfeddine des Archives nationales ont abordé respectivement des aspects originaux du riche patrimoine judaïque de Tunisie. Les nouvelles collections acquises des vielles synagogues de Kairouan et de Sfax et les registres d’archives en judéo-arabe écrit selon une transcription particulière « Le M’allaq » qu’elle a appris à déchiffrer et qui constitue un corpus qui permet de reconstituer la vie familiale et matérielle de plusieurs communautés juives de Tunisie de la fin du XIX siècle jusqu’au milieu du siècle dernier..
Le riche débat qui a suivi les conférences a montré la nécessité de faire connaître ce patrimoine au large public comme condition à une éducation citoyenne ouverte et instructive ainsi que le besoin de le valoriser pour en faire un vecteur de socialité et de développement.
Abraham Udovitch, le grand islamologue a apporté sa touche de connaisseur de la culture du jadaisme classique d’époque islamique. Il a montré en des termes simples et profonds comment les lettrés juifs qui écrivait l’arabe avec les cursives hébraïques ont sauvegardé les parlers arabes des différentes régions, parce que justement ils écrivaient le langage parlé des régions où ils vivaient ; c’est ainsi que le M’allaq judéo-tunisien devient une source inestimable pour étudier la langue tunisienne parlée du XIX siècle, élément d’importance capitale pour le développement de la linguistique.
Jacques Perez, dans une émouvante intervention a témoigné, photos à l’appui, comment les jeunes tunisiens qui n’ont jamais connu les juifs tunisiens ont appris que les leurs compatriotes juifs vivaient comme leurs ancêtres musulmans, s’habillaient comme eux et étaient en fait une autre facette d’eux même.
René Perez, l’acteur principal dans ce tourisme culturel et religieux qui se poursuit et se développe contre vent et marée a orienté le débat vers les conditions politiques spécifiquement tunisiennes qui ont permis à la communauté tunisienne juive de se maintenir à Djerba et d’entretenir son patrimoine sacré, conditions qui ont prévalu après l’indépendance tunisienne lorsque le jeune Etat, sous l’impulsion de Habib Bourguiba a clairement défini la politique fraternité et de cohésion de tous les tunisiens dans la diversité de leurs croyances. Ces conditions qui font l’exception tunisienne se trouvent aujourd’hui amplement réaffirmées dans le pacte social nouveau garanti par une Constitution progressiste et une société civile consciente des enjeux et des défis de la citoyenneté moderne.
Du culte de la mémoire religieuse au culte moderne du monument
Dans sa synthèse des travaux du séminaire, Abdelhamid Larguèche, directeur du laboratoire du Patrimoine a ouvert de nouvelles perspectives en s’interrogeant sur les transformations que subit le culte de la Ghriba suite aux changements observées ces dernières décennies. Non seulement ce culte se maintient au bonheur des croyants juifs de l’île, mais il revêt de plus en plus des significations nouvelles pour la diaspora et les visiteurs nouveaux qui affluent de partout dans le monde. Une sécularisation induite par la mondialisation du culte. Ce lieu revêt une dimension symbolique nouvelle, celle de la diversité pour les milieux non juifs, celle de la nostalgie et de la fascination d’un lieu de mémoire pour la majorité de ceux qui le visite. Nous passons du culte religieux dans sa forme première au culte moderne du monument avec toutes ces nouvelles valeurs qui s’ajoutent aux anciennes sans se nier mutuellement.
Cette dynamique à l’œuvre consacre ce lieu comme un patrimoine sacré inscrit dans la modernité, c’est le sens même du patrimoine au sens où nous l’entendons et le vivons aujourd’hui. Un lieu qui devient aussi l’objet d’un débat large d’opinion, parfois contradictoire, puisque la part de l’idéologique est toujours présente, mais un lieu qui se défend de lui-même parce que devenue emblématique, immunisé contre l’oubli et l’extinction parce qu’il renaît au monde en aspirant à l’universalité.
Ces réflexions se déclinent enfin en propositions de valorisation du lieu ou du complexe de culte lui même.
Comment inscrire ce lieu dans la durée, comment le doter des moyens de répondre aux nouveaux besoins tout en restant fidèle à sa vocation première, un lieu de rencontres joyeuses, festives et de recueillement devant le sacré.
Un projet pour la Ghriba : Le Centre des Arts et de la Culture
C’est peut être en lui ajoutant une nouvelle fonction, de lieu de culture, d’art et de savoir. Le complexe s’y prête, notamment dans son vaste caravansérail qui hébergeait jadis les pèlerins venus de loin.
Aujourd’hui, ce caravansérail qui jouxte le sanctuaire est sous utilisé, et l’ensemble reste inutilisé pendant les longs mois de l’année.
Faire de ce lieu, annexes un centre d’art, de culture, de documentation sur l’histoire juive de l’île, avec des espaces d’expositions éphémères pour artistes et peintres, et pourquoi pas un espaces de séminaires et de dialogue des cultures et des religions. Bref favoriser la naissance à côté de ce majestueux sanctuaire le centre de la Ghriba pour les Arts et la Culture. Cela n’altère en rien la fonction et la vocation authentique du lieu, mais lui donne une vocation nouvelle en l’inscrivant dans la durée des temps modernes.
Un tel projet, suppose d’abord l’adhésion de la communauté de Djerba même, mais aussi celles des élites intellectuelles, artistiques musulmanes et juives tunisiennes, des acteurs économiques et touristiques de l’île.
Ainsi, ce projet s’il voit le jour, pourrait constituer le vecteur de la promotion de l’île entière, et pourquoi pas un atout supplémentaire pour son inscription sur la liste du patrimoine mondial.
Djerba mérite d’être inscrite sur le patrimoine mondial, pour ses richesses et ses particularités culturelles et environnementales, et la Ghriba constitue justement la « particularité de ces particularités ».
L’hymne national chanté par les enfants tunisiens au coeur du sanctuaire annonçait une nouvelle vie pour le lieu et pour la société qui le protège.
Tarak Mahdhaoui
Chercheur au laboratoire du Patrimoine
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