News - 02.12.2012

Aziz Krichen : Le rendement du gouvernement est en-deçà des attentes

Le conseiller politique du président de la République, Aziz Krichen, pense que dans un pays loin d’être stabilisé et démocratique, les forces politiques, majorité et opposition, doivent faire bloc au lieu de se livrer un combat féroce. Il impute également les tensions dans le pays au décalage persistant entre les attentes objectives de la population et le rendu de l’action du gouvernement. Dans une interview accordée à notre mensuel Leaders Magazine, dans son édition de Décembre 2012, disponible en kiosques, Krichen n’hésite pas à taxer d’échec l’action du gouvernement et d’en attribuer une large partie à Ennahdha, surtout à cause des courants divergents qui la tiraillent, pénalisent le chef du gouvernement et affectent la Troïka. La responsabilité n’en est pas du seul fait de ce parti, qui constitue de par son poids au Bardo et à la Kasbah, « la force dirigeante », mais aussi imputable aux partis politiques et aux élites intellectuelles. Au lieu de se regrouper ensemble, une fois l’ancien régime abattu, pour construire ensemble la nouvelle Tunisie, chacun est parti seul dans une guerre électorale féroce, sans prendre en charge les attentes effectives des Tunisiens.

Dans cette interview, Aziz Krichen, figure historique de l’opposition tunisienne, alignant pas moins de 40 ans de lutte contre la dictature et connu pour la profondeur de ses analyses, revient sur ses relations avec Marzouki, et celles de la Présidence avec le CPR, Ettakatol et Ennahdha. Extraits.

Quels sont les moments les plus sensibles que vous avez vécus aux côtés du Président Marzouki?

Ça n’a jamais été un long fleuve tranquille. Dès les premiers instants, nous étions confrontés à une situation complexe, à commencer par une période difficile mais sans gravité particulière. C’était une période d’apprentissage et d’adaptation. Puis, au bout de quelques mois, le décalage entre les attentes objectives du pays en matière d’ordre, de sécurité et de démantèlement de l’ancien régime mais aussi de justice et le rendu de l’exercice du gouvernement ont montré qu’on est loin des attentes. Cela a créé de vraies tensions dans le pays entre la population et les autorités, au sein de la Troïka, comme à l’intérieur des partis.
Au sortir de l’été, il y avait cette échéance du 23 octobre lourde de périls. Il y a eu alors, au niveau de la Présidence, une mutation qualitative. Le pays était menacé par des secousses brutales et une vraie crise de confiance risquait de s’installer. Un grand tournant décisif. C’est alors que la Présidence a commencé à fonctionner comme un ultime recours pour préserver la stabilité de l’Etat en donnant une impulsion politique très forte et en prenant certaines initiatives. Lorsque les demandes essentielles étaient posées avec force pour que ne s’éternise pas cette phase transitoire, que des instances de la magistrature, de l’audiovisuel et des élections soient mises en place, que le gouvernement soit ré-architecturé, les efforts se sont déployés très intensément pour désamorcer cette grave tension et débloquer l’action collective de la Troïka.

Avec le recul, on peut dire aujourd’hui qu’en lançant le débat, cela a été payant. Mais le travail n’est pas, pour autant, terminé.

Ce que je ressens, en espérant ne pas me tromper, c’est qu’au début du mandat, le sentiment dominant était que la fonction de président de la République était plutôt symbolique, voire accessoire, l’essentiel de l’exécutif étant concentré entre les mains du chef du gouvernement. Un an après, au niveau du pays, comme des élites politiques et de la société civile, il y a, devant l’enlisement objectif de l’action du gouvernement, une demande plus forte pour que la Présidence de la République joue un rôle plus déterminant et prenne des initiatives pour sortir de cette transition qui commence à peser, d’autant plus qu’elle s’ajoute à la première au lendemain de la révolution. Ce sentiment est devenu plus fort à la suite des évènements du 14 septembre et à l’approche du 23 octobre. L’intervention de la Présidence est devenue quasiment une nécessité politique.

Est-ce reconnu par la Troïka ?

Dans les faits, oui ! Même s’il peut y avoir du chipotage. Si l’action du gouvernement était efficace, ne serait-ce que relativement, cela ne se serait pas posé. La politique a ses propres règles. Dans la mesure où ses attributions sont limitées, la Présidence apparaissait davantage en retrait par rapport à l’exécution gouvernementale. Cette position lui donne à la fois du recul et lui attribue des responsabilités pour répondre à la demande politique.

Quels sont vos rapports avec le CPR ?

C’est une situation assez amusante. Le CPR n’était pas avant la révolution un véritable parti structuré et profondément ancré dans le pays. Plutôt, un groupe de résistance qui s’est âprement engagé dans la lutte contre la dictature. Au lendemain du 14 janvier, il a grandi très vite. Dans la mesure où il n’était pas très marqué idéologiquement, cette absence de sectarisme et sa diversité lui ont attiré beaucoup de jeunes de la révolution. Le CPR aura alors les vertus et les faiblesses de cette jeunesse révolutionnaire.

D’un côté, nous avons un radicalisme fort qui entend rompre définitivement avec l’ancien régime et aller rapidement vers les réformes, mais en même temps notre révolution n’est pas celle des partis, mais d’un mouvement populaire très profond.  Les militants du CPR et les cadres ne réalisent pas encore qu’ils sont au pouvoir. Il y a une dialectique spéciale entre ce que fait la Présidence et les cadres du CPR. Les retards accumulés dans la réalisation des objectifs de la révolution sont vécus avec grandes difficultés par le CPR qui fait l’apprentissage du pouvoir. Il y a cependant une relation très spéciale entre la base du CPR et le chef de l’Etat. Ce qui est certain, c’est que le CPR est en train de gagner en croissance.

Et avec Ettakatol ?

Nos relations sont globalement cordiales. Nous faisons le même bilan concernant ce qui ne va pas et ce que nous devons faire.

Reste Ennahdha ?

C’est plus compliqué. Ennahdha est le premier parti en nombre d’élus à la Constituante, comme de ministres. C’est la force dirigeante de la Troïka. Les relations sont difficiles. Le bilan négatif de l’action du gouvernement, c’est celui de l’action d’Ennahdha. Ce qui complique l’action de la Troïka, c’est qu’Ennahdha ne fonctionne pas comme un corps homogène, mais en courants sérieusement divergents.  J’ai le sentiment que les divergences étaient maîtrisées avant la révolution pour présenter un discours unique. Ce n’est plus le cas. Ces antagonismes n’affectent plus uniquement les relations de la Troïka, mais pénalisent l’action du chef du gouvernement. Nous avons là une autre crise à éviter. Il faut que le gouvernement avance rapidement dans la mise en œuvre des réformes qu’il avait lui-même décidées avec ses partenaires.

Comment se présentent les perspectives ?

Les Tunisiens doivent le comprendre, le problème fondamental n’est pas imputable à un seul parti, mais à l’ensemble des élites politiques et intellectuelles. Lors des élections, chaque parti s’était lancé seul, ne se battant que pour lui-même. Après le 23 octobre, cela a continué sans tirer enseignement des résultats du scrutin ni du contexte spécifique. Lorsque le peuple était sorti le 14 janvier pour faire tomber l’ancien régime, il réclamait en fait l’édification immédiate d’une nouvelle Tunisie. Au lieu de faire bloc commun pour effectivement peser sur la transition, dès le premier jour, chaque parti, chacun a agit seul. Cela avait laissé les mains libres à ceux qui ont été au pouvoir et leur a permis, étant aux manettes, d’orienter la première période de la transition. Après le 23 octobre, nous nous sommes retrouvés avec une majorité au pouvoir et les autres dans l’opposition. Je parle surtout des partis les plus significatifs qui ont pris cette position comme s’ils n’avaient pas réalisé qu’ils ont une responsabilité nationale à assumer, dans cette période historique. Ils se devaient de s’atteler avec tous les autres à la construction du nouveau régime auquel aspirent les Tunisiens.

Mais, les voilà partis dans une guerre électorale, de concurrence politique, dans un espace qui est loin encore d’être stabilisé et démocratique. Au lieu de faire montre d’un esprit de responsabilité collective, nous avons vu un combat féroce des uns contre les autres au moment où les forces politiques devait faire corps commun, constituer un gouvernement d’union nationale. Et du coup, nous sommes entrés dans une guerre prématurée. Le résultat le plus désastreux de cette guerre électorale, c’est que le peuple a acquis le sentiment que les politiques se battent pour leurs propres intérêts, dans une course effrénée au pouvoir sans guère se soucier des véritables questions qui concernent les Tunisiens et le pays.

La logique fondamentale de l’échec d’Ennahdha, ce n’est pas de son fait, mais c’est la logique des autres partis en général. Laïques et islamistes doivent travailler ensemble, le cadre général ne peut être que celui du Tawafuk. C’est cette vertu que nous sommes en train de rappeler à tous et il y va de notre responsabilité.

Lire le texte intégral de l'interview et le dossier spécial "Marzouki 1 An à Carthage" dans le mensuel Leaders de décembre 2012, en kiosque.

 

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5 Commentaires
Les Commentaires
Atlal El- Mahdiyya - 01-12-2012 20:30

Le tout se resume simplement au fait que ces nouveaux politiciens amateurs qui n'ont ou n'avaient aucune experience dans ce domaine doivent quitter la seine politique. Le retardement des elections a accentué l'incertitude et le pays demeure en declin chose pire que la stagnation. L'inflation rempente et le manque de ressources pour la plupart des citoyens font leur grande part dans le mecontentement des gens . Aucun venant en politique ne peut se proclamer ayant la portion magique de changer la situation le jour au lendemain. Ennahdha est incompetente. Je le dis et je le repete si elle reste dans l'opposition elle serait plus effective. la politique et l'economie vont de paire et necessitent la confiance des investisseurs internes et externes. Un partie islamique qui melange entre ce qui est ligitime et ce qui est religieux ne va jamais attirer les investisseurs potentiaux á moins que l'on leur donne des faveurs exceptionnelles. La Tunisie actuelle est tout comme "Dar Lockman" vide en sens et en contenue.

mahmoud Bédoui - 03-12-2012 10:35

Aziz, où est ta légendaire lucidité politique ? Où est passé ton sens de la critique et de l'autocritique qui m'ont laissé des souvenirs si solides ? Tout cela a volé en éclats. J'ai rarement lu autant de contradictions et de fautes pour analyser la situation du pays, du rendement de la Troïka et de l'opposition. Ton hypothèse de travail était dès le début totalement déconnecté de la réalité du pays. Nous avons bien débattu de cela à ton retour, mais il t'était impossible de voir que tu fais fausse route. Revenir en Tunisie uniquement pour te venger de Bourguiba, des destouriens et des RCDistes en prônant l'union sacrée avec les islamistes et en ne cessant de dénoncer tous tes anciens camarades jugés laïcards et vendus à la francophonie ne peut être une recette pour réussir le renouveau de la Tunisie libre, démocratique et laïque même si dans les faits, tu rejettes ce dernier mot devenu un frein dans ton action avec tes amis islamistes. Pourquoi tu as mis des mois à cacher que tu es devenu un militant du CPR ? Est-ce une insulte que de le proclamer haut et fort ? Par contre, tu sembles oublier que le peuple n'a jamais fait les élections pour vous permettre de gouverner mais uniquement pour permettre aux élus de rédiger une nouvelle constitution. Donc, dès le début, vous étiez tous des illégitimes et vous ne cessez d'être les éléments clés de la contre-révolution dans la mesure où pas un seul objectif de la révolution n'a été atteint. Pire que tout, le peuple constate, sidéré, que la dictature de Ben Ali est une enfant de coeur à côté de cette de Ennahdha et que vos deux autres partis ne sont que deux pauvres roues de secours vite dégonflées. Les miliciens qui se proclament "les comités de la protection de la contre-révolution ne protègent pas uniquement Ennahdha mais vous protègent aussi car vous allez tout faire pour usurper encore plus le pouvoir et anéantir les espoirs du peuple. Pénible de constater que tu appelles maintenant à une sorte d'union sacrée entre "l'opposition" que tu n'as pas cessé de dénigrer dés le debut et la Troïka maîtresse d'oeuvre du désastre de loin le plus pénible depuis des décennies, voire des siècles. Mais cela il t'est impossible de le reconnaître car le poste de ministre apporte de telles faveurs même chez une partie de l'exécutif sans aucune prérogative que vous êtes les seuls à ne pas voir. Quant à moi, je dois te dire très franchement que tout ton capital d'ancien militant a été entièrement détruit. L'islamiste qui est en train de détruire la Tunisie ne peut jamais être modéré car il ne l'est pas à la source même de cette vision obscurantiste de l'Islam et le fossoyeur de l'Islam des Lumières et celui de la Tunisie modérée. Triste fin de parcours politique, mais tu n'es pas le seul en tout cas. Tu es bien entouré.

Ines Mechri - 03-12-2012 11:00

Dites-moi M. Krichen, vous avez bien changé depuis que vous prôniez le marxisme et la lute des classes! Seriez-vous devenu "catho", vous comprenez cette expression: Tous Frères mais il y en a de plus Frères que d'autres! Et bravo pour votre sens démocratique qui n'autorise pas la critique ni l'opposition pacifique! Les charmes des Palais vous ont ramolli le cerveau ou quoi?

Mohamed Chawki Abid - 03-12-2012 14:46

Je me réjouis de vous voir enfin changer d’avis sur le comportemental narcissique d’Ennahdha, sur son déficit nuisible de communication, et sur ses antagonismes internes préjudiciables. Je note également que vous avez taxé d’échec l’action du gouvernement et d’en attribuer une large partie à Ennahdha, échec face à des priorités claires annoncées dans le programme du gouvernement, et face aux attentes légitimes de la population. Cependant, je regrette que vous aillez mis plus de 10 mois pour vous en rendre compte, et que vous aillez attendu le naufrage du pays pour en faire part au public. Je me souviens bien que vous avez refusé de souscrire aux analyses critiques sur les prestations périlleuses du gouvernement, pourtant bien argumentées par des faits réels, des évènements contradictoires, et des statistiques officielles de contreperformance socioéconomique. Je suis persuadé que vous n’avez pas oublié la dernière démo qui vous a été livrée dans un document de synthèse, le samedi 02 juin. Je demeure convaincu que Président Marzouki voulait dès son 1er jour à Carthage jouer son rôle de Chef de l’Etat, garant du couple : ‘‘sérieux du pouvoir exécutif’’ et ‘‘réalisation des objectifs de la révolution’’. Cependant, vous avez cédé aux instructions Montplaisiriennes faisant de la fonction de Président de la République un rôle symbolique, voire accessoire, pour le dissuader de prendre position sur des sujets importants touchant particulièrement nos soucis économiques et sociaux. Alors, à quoi servait d’avoir dans son cabinet : 3 Ministres Conseillers, 5 Conseillers Principaux et une dizaine de Conseillers, compte non tenu des assimilés et attachés ? Il a fallu que le pays s’enlise dans la crise pour que vous sortiez de votre silence et que vous mettiez un terme à l’indulgence excessive envers Ennahdha, issue probablement d’une reconnaissance pour Ennahdha de vous avoir fait bénéficier des privilèges actuels. Je suis certainement novis en politique, mais soldat incorruptible jusqu’à ma fin. Bon rétablissement.

Khaled Belkhiria - 03-12-2012 15:36

Merci monsieur Mahmoud Bedoui, vous avez tout dis et, je n'ai rien a ajouter à votre commentaire.

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