News - 07.10.2012

Yassine Brahim: «La montée en charge est en cours »

Il était censé gagner, par la fusion de 15 partis et 15 listes indépendantes de 8 régions, ainsi que l’adhésion de dix anciens ministres du gouvernement de transition, plus de poids sur l’échiquier et se hisser en tête des forces politiques de l’opposition. Mais le parti Al Joumhoury ne semble pas avoir réalisé pleinement son osmose. Malgré ses ténors, les Ahmed Néjib et Issam Chebbi, Maya Jeribi, Yassine Brahim et autres Saïd El Aïdi, malgré le long combat historique du PDP et la vigueur d’Afek Tounes, ses principaux fondateurs, il n’arrive toujours pas à se relever de la défaite du 23 octobre dernier.  Il sera également déstabilisé, en plein décollage, par la dissidence, le jour même de sa fondation, d’un groupe agissant des figures de proue, conduit par Mohamed Hamdi, Mehdi Ben Gharbia et Mahmoud Baroudi, entre autres, alors que ses dirigeants affirment plutôt une montée en puissance, avec des dizaines de milliers d’adhérents, plus d’une centaine de sections et une grande dynamique.

La greffe a-t-elle pris ? Y a-t-il décalage par rapport au pays réel ? L’alliance avec Nida Tounes s’explique-t-elle par la crainte d’une défaite électorale au cas où le nouveau parti se présenterait sous ses propres couleurs? Et comment réagira-t-il en cas de victoire écrasante d’Ennahdha lors du prochain scrutin ? Autant de questions auxquelles le secrétaire exécutif du parti Al Joumhoury, Yassine Brahim, a accepté de répondre. Et pour clore l’entretien, une dernière question lui a été posée : quel regard porte-t-il sur son propre parcours depuis le 14 janvier et comment envisage-t-il son avenir politique. Interview.

• La greffe PDP – Afek Tounès& Co au sein d’Al Joumhouri ne semble pas avoir pris. Est-ce votre sentiment ?

Al Joumhouri est né d’une conviction partagée par toutes ses composantes : la démocratie ne peut pas s’implanter réellement dans une société si les forces politiques ne sont pas fortes et équilibrées. Partant de ce principe et constatant l’échec des forces démocrates progressistes aux élections du 23 octobre 2011, le PDP, AfekTounes et le PDM ont entamé des discussions en vue d’un regroupement de cette famille politique. Les premiers jours, ces discussions incluaient même Ettakatol, qui n’a pas souhaité lier sa décision de rentrer au gouvernement ou pas à un choix «familial» et a fini par décider de le faire seul après des concertations bilatérales et non de groupe. Il a fait un mouvement contre nature dont il subit les conséquences aujourd’hui. Quant au reste des forces politiques de cette famille, nous avons bien évidemment longuement travaillé sur les valeurs qui nous unissaient, approfondi les quelques différences qui pourraient nous séparer, pour découvrir qu’elles sont minimes et que la fusion en un seul parti était la meilleure manière d’atteindre l’objectif recherché pour le pays. Cette fusion a fini par regrouper 9 partis, 15 listes indépendantes de 8 régions différentes et plus de 25 personnalités politiques dont 10 ministres des gouvernements de transition.  Comme toute fusion de groupes et de personnes qui ont une histoire différente, qu’elle soit d’un an ou de vingt ans, il faut un peu de temps pour se connaître et apprécier les qualités des uns et des autres. Le démarrage d’Al Joumhouri a été difficile avec le conflit vécu lors du congrès de l’ex-PDP mais dès le mois de mai, la restructuration du parti et les actions sur le terrain ont commencé à créer l’osmose nécessaire à tout groupe de personnes travaillant pour une cause noble telle que celle qui nous unit. En un mot, la greffe a pris et Al Joumhouri est désormais sur orbite.

• Quel est votre poids réel sur l’échiquier politique aujourd’hui: nombre d’adhérents, implantation locale, pénétration dans les couches défavorisées, interventions pour apaiser des conflits sociaux et politiques, force de mobilisation des masses, galaxie d’associations, etc. ?

Je pense qu’Al Joumhouri est aujourd’hui dans le groupe de tête des forces politiques du pays. Ses adhérents se comptent par dizaines de milliers, il est implanté sur tout le territoire et à l’étranger et compte plus d’une centaine de sections.  Dans le cadre de la transition démocratique, Al Joumhouri est une force de proposition avec notre groupe parlementaire. Nous avons proposé un calendrier à l’ANC sous la forme d’une mise à jour de la loi régissant les pouvoirs publics depuis le mois de juin. Elle n’a toujours pas été soumise par le président de l’ANC pour débat. Al Joumhouri a beaucoup travaillé sur la justice transitionnelle, seul moyen qui permet de tourner la page du passé dictatorial de manière juste, transparente et équitable, tel que l’ont fait tous les pays ayant vécu récemment des révolutions ou des changements conséquents de régime. Nous avons proposé une loi à l’ANC début juillet, aucun écho à ce jour. Al Joumhouri a étudié de près la proposition de l’UGTT, de la LTDH et des avocats pour l’ISIE, ainsi que la version du gouvernement, pour tirer le meilleur des deux et faire une nouvelle proposition apportant plus d’indépendance et de transparence à cette instance primordiale pour la réussite du processus de transition. Notre proposition est désormais entre les mains de la commission en charge à l’ANC.  Sur les plans législatif et exécutif, Al Joumhouri a été de tous les combats pour l’intérêt du pays. Du budget ridiculement irréaliste à la mascarade politique autour de l’éviction du gouverneur de la BCT, Al Joumhouri a contribué à faire prendre conscience aux Tunisiens que la gestion d’un pays nécessite compétence, objectivité, ouverture, transparence et performance. Nos concitoyens jugeront aux prochaines élections si ces qualités existent au sein du pouvoir exécutif actuel.

Sur le plan actions de proximité, Al Joumhouri a élargi son réseau cet été, a organisé plusieurs actions de «porte à porte» auprès des citoyens, et plus de 30 meetings sous forme de soirées ramadanesques dans 12 à 15 gouvernorats sur les thèmes qui préoccupent actuellement les citoyens.
Bien entendu, beaucoup reste à faire, mais nous sommes sur la bonne voie.

• Etes-vous conscient du profond hiatus qui existe entre le pays réel et la classe politique ? Comment comptez-vous y remédier ?

Je ne comprends pas le terme « pays réel ». Je conçois la politique comme un service à la société. La société a certes plusieurs composantes, lisibles sur plusieurs dimensions, dimension régionale, dimension éducative (scolaire j’entends), dimension sociale (richesse j’entends) mais il n’y a pas de « pays réel » et « pays irréel », il y a un pays, la Tunisie. Nous avons la prétention, au sein d’Al Joumhouri,  de comprendre, grâce à notre réseau et nos actions sur le terrain, notre société avec toutes ses dimensions. Cela ne veut pas dire que nous prétendons avoir les solutions à tous les problèmes posés dans un laps de temps court, ni que nous savons toucher le cœur et la raison de tous nos citoyens partout dans le pays, mais nous y travaillons.La phase d’écoute est en cours, la phase de construction des solutions a démarré, la montée en charge est en cours, un grand nombre de forces vives sont en train de nous rejoindre pour y contribuer et je profite de cet entretien pour appeler tout citoyen qui souhaite servir sa région et son pays à venir y contribuer. Nous sommes tous propriétaires de notre patrie, personne n’est locataire. Son avenir dépend de notre engagement aujourd’hui.

• Votre alliance avec Nida Tounes s’explique-t-elle par la crainte d’une défaite électorale au cas où vous vous présenteriez sous vos propres couleurs ?

Al Joumhouri est né de la volonté de créer des équilibres au sein du paysage politique en Tunisie. Le regroupement que nous avons fait est peut-être insuffisant et nous continuons à discuter avec plusieurs formations pour l’élargir d’une manière ou d’une autre, intégration au sein d’Al Joumhouri pour certaines, future coalition pour d’autres. Nida Tounes est né à peine deux mois après le congrès unificateur donnant naissance à Al Joumhouri. Ses fondateurs ont probablement jugé, et c’est leur droit, qu’Al Joumhouri et El Massar, seuls,  ne répondraient pas suffisamment aux attentes des démocrates progressistes, et qu’un nouveau parti avait sa place.

Nous avons bien sûr eu des débats internes au sein de nos institutions au termes desquels nous avons décidé de continuer notre démarche de recherche d’équilibre des forces en vue de multiplier les chances pour la réussite de cette deuxième phase de transition, et ensuite une fois les échéances et les enjeux électoraux précisés, concrétiser les alliances en vue d’un front démocrate. Ce front étant ouvert à toutes les forces centristes.

• Comment expliquez-vous le succès croissant de Nida Tounes? Représente-t-il un danger sérieux pour les autres partis laïques ?

L’aura de Si Béji, l’homme qui a le plus contribué au succès de la première phase de la transition démocratique, et de l’équipe qui l’entoure, a permis la réussite du lancement de ce nouveau parti. Je ne comprends pas en quoi ce parti peut représenter un danger pour quiconque, que ce soit les partis au pouvoir ou les partis dans l’opposition. Nous n’allons pas bâtir une démocratie en autorisant des partis et en les considérant ensuite comme des dangers !

Par contre, je souhaite réagir au terme «parti laïque». Ce n’est pas parce qu’il y a un ou plusieurs partis qui se proclament «islamistes», c’est-à-dire mêlant notre religion, l’islam, et la politique, que les partis qui défendent le principe de la séparation de la religion, parti intégrante de l’espace privé, du politique, espace public, doivent être qualifiés de «laïques». La définition de ce terme étant confuse, surtout chez nous, car elle se réfère à la France qui a été le pays qui a poussé le plus loin la séparation en limitant au strict minimum le rôle de l’Etat.

Au sein d’Al Joumhouri, nous avons bien approfondi la question et nous considérons que si le parti islamiste a eu un tel succès, c’est entre autres à cause de la très mauvaise gestion de l’Etat par Ben Ali et sa mainmise sur la religion, jusqu’aux prêches dans les mosquées. L’Etat a un rôle important à jouer pour, d’une part, permettre une pratique libre de la religion, l’une des libertés fondamentales, et, d’autre part, assurer une vraie éducation religieuse tenant compte de l’histoire et de la spécificité tunisiennes et évitant une éducation «importée».

• Quelle serait votre réaction en cas de victoire écrasante d’Ennahdha ? Comment appréhenderiez-vous l’avenir du pays à la lumière de cette victoire ?

Je ne pense pas qu’Ennahdha aura une victoire écrasante une seconde fois. Ennahdha a montré ses limites en exerçant le pouvoir, et le camp démocrate saura éviter de ne pas se disperser encore une fois, mobiliser les citoyens pour qu’ils aillent voter, et leur proposer le programme qui va relancer l’économie du pays et redonner la confiance dans l’avenir.

Pour ce faire, il faut que l’ANC joue pleinement son rôle et assure une réussite de cette deuxième phase de transition en trouvant un consensus sur la constitution, le calendrier électoral, l’ISIE et la loi électorale. Pour lui faciliter la tâche, nous avons proposé avec El Massar puis Nida Tounes, de regrouper les parties prenantes autour d’une table ronde dans les semaines à venir.  Nous trouverons les consensus par le dialogue serein et calme, loin des caméras.

• Quel regard portez-vous sur votre propre parcours depuis le 14 janvier 2011 et comment envisagez-vous votre avenir politique ?

Ma décision de servir mon pays a été prise le 13 janvier 2011, jour où je suis revenu en catastrophe des Etats-Unis où j’étais en mission et je devais ensuite aller directement au Vietnam, où je n’ai finalement jamais été ! J’avais atterri avant la fermeture de l’aéroport de Tunis-Carthage jeudi en fin d’après-midi. A l’écoute du discours de Ben Ali, j’ai eu le sentiment qu’il allait tomber. J’ai été sur l’avenue Habib-Bourguiba le 14 au matin où j’ai croisé un grand nombre d’amis de tous horizons, cela a renforcé mon intuition. Le 15 au matin, ma décision était prise, nous ne pouvons pas laisser réinstaller une dictature dans ce pays, et nous devons être des acteurs car nous sommes à l’âge où nous pouvons et devons le faire, suffisamment expérimentés pour donner et suffisamment jeunes pour subir. La Tunisie va devoir créer une nouvelle génération de femmes et d’hommes politiques capables de changer la face de ce pays merveilleusement bien placé géographiquement mais malheureusement très mal géré politiquement depuis trop longtemps. 

C’est le discours que j’ai tenu aux amis que j’ai regroupés à la maison le 22 janvier, jour où l’idée qui a donné naissance à Afek Tounes est née. Elle a été retardée de quelques semaines suite à ma nomination au gouvernement, mais fort heureusement les forces vives étaient nombreuses et le parti est né officiellement fin mars 2011.

L’expérience au ministère du Transport et de l’Equipement a été extraordinaire. Le contexte était difficile mais les hommes et les femmes que j’ai côtoyés m’ont permis de confirmer les capacités de ce pays. La corruption est une maladie, mais elle n’est pas incurable, ce n’est qu’une question de volonté politique. La lenteur et la non-efficience sont plus dues à la culture d’une gouvernance centralisée et souvent dictatoriale qu’à une moyenne qualité des ressources et des processus.
J’ai eu la chance de voir l’ampleur du chantier mais aussi la chance de juger que bien dirigée, avec une valorisation par le haut des acteurs les plus méritants, l’administration peut être un facteur clé du virage que doit prendre le pays.

La décision du report des élections m’a amené à réfléchir sur mon rôle et mon apport sur cette mission de service au pays, et j’ai jugé après mûre réflexion et consultations que je pouvais être encore plus utile au sein du parti sur les 3 ou 4 mois qui nous séparaient des élections qu’au sein du gouvernement.

Après les élections, je me suis concentré sur la réussite du processus de regroupement abouti avec la naissance d’Al Joumhouri, que je contribue à développer depuis, tout en continuant le combat de la non-dispersion des forces démocrates, enjeu primordial pour la prochaine échéance.

Quant à mon avenir politique, je ne le conçois pas à titre personnel.  Je ne suis qu’un contributeur qui veut voir son pays rentrer réellement dans une démocratie. C’est loin d’être garanti ou gagné, cela passera par un équilibre dans l’échiquier, ce qui incitera le parti au pouvoir actuellement à jouer réellement le jeu de la démocratie car aujourd’hui,  il y a une vraie distance en son sein entre les discours et les actions.

Cela nécessitera aussi un succès économique faisant de ce pays le hub méditerranéen à la performance digne de son emplacement et de la qualité de ses ressources humaines et naturelles. C’est ainsi que nous éviterons progressivement que nos jeunes croient plus à la traversée meurtrière vers le Nord qu’à une  possible prospérité dans leur propre pays…

Tags : yassine brahim  
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3 Commentaires
Les Commentaires
Rafik Sfar-Gandoura - 07-10-2012 20:46

En lisant les propos de Yassine Brahim, on se sent rassuré quant à l'avenir démocrate de la Tunisie. C'est la voix de la modération, préoccupée par les vrais problèmes du pays, à savoir primordialement l'économie. On voit se dessiner trois camps politiques devant l'électorat tunisien: les Islamistes, le Front gauchiste et un mouvement centriste. Nous espérons bien que les prochaines élections seront transparentes et que les différents blocs politiques présenteront des programmes honnétes surtout sur les questions qui préoccupent le plus le citoyen tunisien: l'économie, la sécurité, les libertés, la marginalisation de l'extrémisme... Bref, présenter au citoyen un choix et lui remettre la dignité qui lui est tant dûe.

Ben H - 07-10-2012 21:29

Un parti politique qui veut gagner, est un parti qui se démarque, qui a ligne politique claire...si on penche vers la séparation entre le religieux et le politique...on est forcément laic et ne doit pas avoir honte de le dire...au contraire...ce parti nous a décu...

ABH - 08-10-2012 08:08

"Constatant l’échec des forces démocrates progressistes aux élections du 23 octobre 2011" ça sous entend que ceux qui ont gagné n'étaient ni démocrates ni progressistes. Les propos de Emna Mnif restent d'actualité : "Nous nous devons aussi d’opérer notre autocritique en toute responsabilité, d’en tirer les conséquences et de clarifier nos positions, sans quoi nous ne saurons ni rassembler ni offrir l’alternative politique. Cela suppose une cohésion et une vraie volonté. Un cumul de divergences profondes avec le directeur exécutif du parti Afek Tounes y font obstacle et me poussent à démissionner de ce parti».

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