Plus jamais ça !
Une soirée ordinaire au département de l’information à l'ex RTT au début des années 70. Au journal télévisé, on met la dernière main au journal de 20 heures qui doit passer, en principe, dans dix minutes. Car il y a souvent des impondérables : des problèmes techniques (la télévision en était à ses tout débuts), mais aussi des informations de dernière minute concernant les activités présidentielles. Celles-là n’attendent pas. Il faut les traiter avant de les passer sur antenne quitte à retarder le journal de dix ou quinze minutes. Ce qui est le cas. Le présentateur était sur le point de rejoindre le studio, lorsqu’on lui demande d’attendre « quelques instants ». Le Directeur général vient de recevoir un coup de téléphone de Genève où Bourguiba termine sa convalescence suite à une dépression nerveuse aiguë. Au bout du fil, un membre de l’entourage du président :
- Vous allez présenter la séquence du singe au zoo au JT de 20 heures. Le président y tient beaucoup (il ne s’agit pas d’une demande, mais d’une injonction. Car les activités présidentielles sont sacrées).
Le DG convoque aussitôt le rédacteur en chef :
- avez-vous passé la visite du président au zoo ?
- Oui
-et la séquence du singe aussi ?
Le rédacteur en chef tombe des nues : « cette séquence du singe était tellement ridicule qu’on n’a pas jugé bon de la passer»
Il a droit à une volée de bois vert. Comment ose t-il qualifier une activité présidentielle de « ridicule ». Le rédacteur en chef n'en démord pas et essaie de défendre sa position. Mais le directeur général ne veut rien entendre : ce sont les directives (Taalimet).
Et comme il n’y avait pas de temps à perdre, il convoque sur-le-champ tout son staff pour lui confier une mission de la plus haute importance pour l'avenir du pays et surtout pour le sien : retrouver la séquence du singe. Le «commando» dévale aussitôt l'escalier quatre à quatre avant de prendre d'assaut la salle de montage. Pendant une bonne dizaine de minutes, quatre cadres de la Maison, tous d'un certain âge, en complet veston, vont se mettre à quatre pattes sous l'oeil scrutateur du Directeur général en personne qui, il faut le préciser, avait rang de ministre, pour retrouver le fameux singe. Les corbeilles à papier sont vidées et leur contenu vérifié à la loupe, de même que les bouts de films qui jonchaient le sol (n’oublions pas que nous sommes en 1972-73 : le montage se faisait manuellement). On finira par retrouver le film en question. Il passera au début du journal…à 20h15. Malgré le retard, le Directeur général a du mal à cacher sa satisfaction. Une fois de plus, il l'a échappé belle. Il félicite vivement ses collaborateurs avant de monter à son bureau toujours suivi de son staff pour regarder le journal. On ne sait jamais. Une petite panne technique peut tout remettre en question. Finalement tout se passera bien. Heureusement, il y a une justice immanente. Deux ans après, il connaîtra le même sort que ses prédécesseurs.
Mais que contenait cette séquence ? Une promenade de Bourguiba, entouré de son épouse et de ses proches collaborateurs, dans le zoo de Genève, ponctuée de pauses devant des cages d’animaux. Rien ne nous est épargné. Les plus beaux échantillons de la faune africaine défilent sous nos yeux comme dans un documentaire animalier. L'ancien président s’arrête devant une cage à singes, leur lance quelques cacahuètes. Le plus agile d’entre eux les attrape et les avale en poussant des cris stridents, provoquant l'hilarité générale.
. La scène a duré 3 à 4 minutes, autant dire une éternité pour la télévision, car il s'agissait d'un film muet. Pendant des décennies, les Tunisiens seront gavés d’informations sur Bourguiba et surtout de séquences de même acabit. En dehors des activités officielles, ils auront droit aux promenades et aux baignades présidentielles. La machine à crétiniser les masses est désormais bien rodée. Plus rien ne l’arrêtera.
Depuis l’indépendance, les médias publics ont été au service exclusif du président, son domaine réservé. Il arrivait même à Bourguiba de téléphoner à un animateur pour lui reprocher … une faute de grammaire. Mais il lui arrivait aussi d’être plus sévère en limogeant à tour de bras les DG qui se retrouvaient du jour au lendemain confinés dans un petit bureau aux archives d’un ministère parfois pour « une faute » qu’ils n’avaient pas commise. Ce fut le cas de ce malheureux K.A «coupable» d’avoir permis la diffusion d'une interview de Nawal Saadaoui, une célèbre militante féministe égyptienne où elle n’avait pas suffisamment mis en évidence l’action de l’ancien président en faveur de la femme. Sans oublier ce brillant journaliste du journal parlé mis au rancart pendant 20 ans par un subalterne zélé pour avoir osé placarder dans la salle de rédaction... un article de Hichem Jaiet intitulé "Les arrivistes sont arrivés". On n'est pas loin de la lettre de cachet qui permettait, même pour des motifs futiles, d'embastiller les opposants ou supposés tels avant la révolution française.
Bourguiba était sans doute un grand homme d’Etat., mais comment ne pas penser, face à ces caprices du prince, à Beethoven et à sa fameuse phrase au lendemain de la proclamation de Napoléon, empereur des Français, ce même Napoléon qu’il considérait comme l’incarnation des idéaux de la Révolution française au point de lui dédier sa 3ème Symphonie : « N’est-il donc rien de plus qu’un homme ordinaire (…) Il finira par s’élever au-dessus de tous pour devenir un tyran ». Bourguiba n'"était" qu'un despote éclairé. Il avait ses faiblesses, notamment un ego surdimensionné qui le conduira à chercher constamment à «s'élever au-dessus de tous». Même s'il y a loin du disciple d'Auguste Comte et des philosophes des lumières au « voyou de sous-préfecture », son régime finira par enfanter une tyrannie liberticide.
Ceux qui ont connu cette période sont bien placés pour comprendre « l’activisme » des journalistes aujourd’hui et leur réaction épidermique à tout ce qui est susceptible de remettre en cause cette liberté dont ils jouissent depuis le 14 janvier 2011. Et ce ne sont pas ces nominations à la tête des médias publics faites à la va-vite et sans concertation avec les professionnels qui vont les rassurer. En 56 ans, ils ont eu droit tout au plus à 7 à 8 ans de semi-liberté : faute de garanties, la liberté dont ils jouissent aujourd’hui peut leur être ôtée à tout moment par le fait de prince, comme leurs aînés en ont fait l'amère expérience. Ils ne veulent pas revivre les cauchemars que ces derniers ont connus, ni ces scènes surréalistes que nous venons de décrire. C'est pourquoi, ils tiennent tant à l'irréversibilité de ces libertés chèrement acquises. Faut-il rappeler que ce combat n'est pas l'affaire des seuls journalistes, mais celui de tous les Tunisiens : la liberté de la presse est la mère des libertés et c’est à son aune qu’on peut juger du degré de liberté dont jouit un pays.
Hèdi Bèhi
- Ecrire un commentaire
- Commenter
si el hedi, plus singe que moi tu meurs, mais treve de "plaisantations" comme dirait un ami commun, et merci de nous rappeler cet épisode, des années de braise, o combien significatif, et symptomatique, du marasme qui prévalait dans le secteur du temps du despote éclairé comme tu dis.Plus jamais ça, oh que oui, mais nos gouvrnants actuels, t'entendent-ils de cette oreille? j'en doute fort au vu de ce qui se passe, j'ai bien peur, qu'au voyou de sous prefecture(sic) succéde Méphistoles, à moins que les disciples de Hedi Labidi prennent leur destin en mains, et crient en choeur haro, sur le baudet...
Un bon rappel historique valable aussi bien pour ceux qui sont au pouvoir et tentent de mettre la main sur les médias que pour les "orphelins de Bourguiba" qui veulent rétablir la même politique du "Despote éclairé" avec ses dérives.