Opinions - 04.02.2012
Le ressenti d'un entrepreneur tunisien exprimé devant Christine Lagarde
S’adressant au directeur général du FMI, Christine Lagarde, lors de sa rencontre vendredi 3 février 2011, avec des chefs d’entreprise au siège de l’Utica, Nejib Chahed a exprimé le ressenti partagé par tous face aux injustices économiques et financières subies. « Ne peut-on pas réfléchir, se demande-t-il, qu’à l’instar du système pare-feu préconisé pour la zone euro, à établir un pare-feu visant à prémunir ce pays contre les conséquences d’une crise qui n’est pas la sienne mais dont il subit les conséquences, et dont les entrepreneurs que nous sommes croient fermement en son avenir ». Analyse.
Je voudrais vous transmettre à travers cette brève intervention, le ressenti d’un entrepreneur tunisien, face aux turbulences économiques et financières que le monde a subi depuis 5 ans.
Vous m’excuserez d’avance, pour les raccourcis que je vais faire, mais ils sont inhérents à l’exercice et au budget temps qui m’a été imparti.
Un bref rappel historique pour commencer
- 1er épisode en 2007: ce qu’on a appelé crise des « subprime » est née aux Etats-Unis. Elle résulte d’une multiplication de défauts de paiement, par les ménages américains, de crédits hypothécaires qui sont, dés le départ des crédits de mauvaise qualité (non éligibles au refinancement par les entreprises du secteur des prêts hypothécaires). D’où un appel des garanties, et mise en vente des biens immobiliers avec comme premier résultat un effondrement du marché immobilier et celui des actifs financiers sous jacents, entrainant celui des entreprises de crédits et d’investissements du secteur.
- 2ème épisode en 2008 : Les pertes colossales engendrées, conduisent à une suspicion des marchés, et une succession de faillite s’ensuit. Des ingrédients qui vont nous conduire droit à un krach boursier à la fin de l’été : le monde entre en récession. En difficulté ou en faillite, en Europe ou aux USA, on retrouve le gotha de l’industrie et de la finance mondiale : AIG (assurances) Freddie Mac et Fanny Mae (prêts hypothécaires), Lehman Brothers (banque d’investissements, Bear Stearns (banque d’affaires), General Motors, Ford, Chrysler… bref que du beau monde. Pour faire face blocage, des nationalisations ou des aides massives sont décidées pour sauver le système financier et la plupart des pays pratiqueront une politique de relance le tout à forte de dose d’endettement.
- 3éme épisode en 2009 : Alors que le monde n’a pas encore terminé son redressement, voila qu’on « découvre » vers la fin de l’année, que les comptes de la Grèce, pays de la zone euro, étaient « truqués », que ses comptes publiques, (la dette s’élevait à près de 120% du PIB et son déficit à plus 13%) étaient très détériorés. Panique chez les créanciers, dégradation de la note souveraine, renchérissement des taux emprunteurs pour ce pays… la spirale infernale est relancé. On notera au passage que Goldman Sachs, qui conseillait le gouvernement grec, jouait en même temps contre la dette souveraine grecque en sous main!
- 4ème épisode à partir de 2010 : devant les atermoiements de la réaction de la zone euro, et l’insuffisance des décisions prises, la crise de la dette grecque se transforme en défiance pour l’ensemble de la zone euro (hausse des taux emprunteurs, spéculation contre l’Euro, dégradation des notes souveraines…). Plusieurs pays sont touchés à leur tour : Irlande, Portugal, Espagne, Italie… contraignant ces pays à prendre des décisions dans l’urgence.
Que peut-on dégager de tout cela?
Parmi beaucoup d’autres, trois observations importantes intéressants notre préoccupation d’aujourd’hui.
a/ Un profond sentiment d’injustice :
- injustice car on paye aujourd’hui parce qu’un fermier du fin fond du Kentucky n’a pas honoré ses engagements en réglant les échéances d’un crédit qu’on lui avait consenti pour l’achat de sa maison. Ensuite on paye parce qu’un armateur grec ne veut payer ses impôts, qui plus est à un Etat tricheur
- injustice car il s’agit d’une crise importée de pays riches, qui ont les moyens de surmonter leur problème mais qui ne veulent pas en payer le prix ou en retarde le paiement
- injustice enfin, car notre activité économique, notre croissance est prise en otage par la crise de la dette souveraine européenne. Nous sommes des spectateurs passifs, impuissants sans possibilités d’intervenir et d’orienter notre destin selon notre volonté.
b/ La défaillance d’un système totalement hors de contrôle, devenu fou, sans pilote
- Faillite du système de détection avancée : les radars n’ont rien vu venir. La plupart des organismes censés nous avertir de la tempête ont failli, y compris les agences de notation, dont c’est le cœur de métier. On ne peut s’empêcher de relever que, des instruments financiers contenants notamment des tranches de crédits subprime étaient notés …AAA !
- Voila des états qui s’endettent lourdement en 2007/2008 pour secourir le système financier, et relancer l’économie en 2008/2009/2010.
Et que fait ce système financier dès qu’il a la tête hors de l’eau ? Il menace ces mêmes Etats de faillite s’ils ne remboursent pas leurs dettes !!! Mieux, ces Etats vont emprunter auprès du système financier des montants colossaux de plusieurs centaines de milliards de dollars ou d’euros, qu’ils vont déposer dans des fonds pour …. garantir leurs dettes et rassurer le système financier. On marche sur la tête !
c/ Le Big-bang des référents
Ceux de ma génération, ont été nourris d’une doxa selon laquelle le marché était la solution de tous nos problèmes : la fameuse main invisible que personne n’a jamais vu. Beaucoup d’entorses sont faîtes aux dogmes des théories libérales du marché parfait, beaucoup de verrous, de référents idéologiques ont sautés. En voici trois:
- La sanction du marché en cas de défaillance, ne s’applique pas à tous de la même manière : « too big to fail », ou « too risky to fail ». Plus vous êtes risqué pour la collectivité moins vous êtes exposé vous-même au risque de faillite !
- L’Etat au secours du libéralisme. Crime de lèse majesté, on fait partout appel à l’Etat pour sauver entreprises industrielles et institutions bancaires. Outre le renflouement de nombreuse entreprises à coup de centaines de milliards, n’a-t-on pas vu au pays du libéralisme roi, les Etats Unis, le gouvernement nationalisé des entreprises (AIG, Freddie Mae…) On lui a même reproché d’avoir précipité la crise en 2008 en ne sauvant pas Lehman Brothers (dont les comptes étaient également frauduleux).
- La cohérence mise en défaut : si tout le monde applique la même médecine en cas de surendettement, c'est-à-dire des restrictions budgétaires qui cassent la dynamique de la croissance à court terme, à qui allons nous vendre notre production ?
3/Quelle conclusions pouvons nous rapidement en tirer ?
- Une crise unique. En définitive, les turbulences que nous avons vécu ces dernières années, ne constituent elles pas, des épisodes différents, d’une seule et même crise, avec des éruptions, des manifestations différentes, une hydre en quelque sorte. Nous sommes passés d’un excès d’endettement des ménages à un excès d’endettement des Etats. Sans remettre en cause l’ensemble des équilibres politico économiques de la planète, on peut en situer l’origine commune, en raison de l’absence d’un système effectif et opérationnel de détection avancé d’une part et d’autre part, plus fondamentalement, de l’absence au niveau mondial de systèmes de régulation, de correction et de surveillance.
- La nécessité d’une évolution, au niveau mondial, des moyens de traitements des crises de manière moins dogmatique et plus pragmatique, c'est-à-dire tenant compte du contexte et tourné vers l’avenir possible. Il semble que sous l’autorité de Mme Lagarde, que le FMI en prenne la direction. Je ne peux m’empêcher de vous citer des extraits de la dernière mise à jour du Rapport sur la Stabilité Financière Globale du FMI où on peut lire : « …une consolidation budgétaire trop rapide pourrait augmenter les risques. » et dans le dernier Fiscal Monitor du FMI : « …des baisses supplémentaires des déficits pourrait être non souhaitables », ou encore « …apporter un soutien adéquat à la croissance et à l’emploi ». Ces recommandations traduisent elles une évolution de l’intervention du FMI ? L’avenir nous le dira.
- Pour la Tunisie, qui a la ferme volonté de s’en sortir, ne peut-on pas réfléchir, qu’à l’instar du système pare-feu préconisé pour la zone euro, à établir un pare-feu visant à prémunir ce pays contre les conséquences d’une crise qui n’est pas la sienne mais dont il subit les conséquences, et dont les entrepreneurs que nous sommes croient fermement en son avenir. Votre présence nombreuse ici, mes chers collègues, en est un puissant témoignage.
Néjib Chahed
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