In mémorium - Hammadi Ben Saïd, un journaliste qui a honoré le métier
Par Mohamed Kilani - Le 9 décembre 2024, Hammadi Ben Saïd nous a quittés à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Parce qu’il n’était nullement motivé par les feux de la rampe, peu de Tunisiens peuvent se souvenir de lui. Le devoir de mémoire exige qu’on rende hommage à cet homme de qualité.
Ancien Sadikien, Hammadi Ben Saïd entame d’abord sa carrière professionnelle comme attaché de presse au Premier ministère, ou plutôt ce qu'on dénommait, aux années 1960, le secrétariat d'Etat à la Présidence coiffé par Béhi Ladgham. L'expérience l'ouvre sur le fonctionnement de l'Etat, sur la réalité du pays et sur les obstacles rencontrés pour asseoir le collectivisme. De même qu’il constate la frustration du journaliste devant la subordination à la hiérarchie administrative. Il se lie en même temps d'amitié avec un haut cadre des Finances qui accomplira une carrière brillante, Abdeljelil Mouakher. C'est ainsi que Hammadi Ben Saïd put profiter de l'expertise de ce Tunisien de valeur, et d'un service d'une grande importance : le covoiturage la Marsa-Tunis. Pour un fonctionnaire qui débute, c'est une aubaine inespérée. Et chaque trajet est serti de leçons de vie aux bénéfices différés. A la mort de Feu Abdeljelil Mouakher, en janvier 2023, Hamamdi Ben Saïd pond un hommage aussi sincère qu'objectif.
Son ambition le dirige ensuite vers des études en sociologie à la Sorbonne qui lui permettent de mieux appréhender le journalisme.
A Paris, il fréquente un cercle de Tunisiens dont certains seront des amis fidèles comme Férid Memmich, Fethi Houidi et Kamel Sammari. En même temps, il s’investit dans la politique en Tunisie, quoique par intermittence, sous l’influence de son oncle maternel Mohamed Salah Belhaj. Hammadi Ben Saïd retient de cette posture les rivalités entre Mestiri et Caïd Essebsi dont pâtira son oncle, un indicateur de la fragilité des mouvements de l'opposition et de la prépondérance de l’égo.
Après le Congrès du PSD en 1974 et l’exclusion de dissidents de Monastir I de 1971, il trouve de la délectation à fréquenter à Paris Habib Boularès, contraint à l’exil pour intégrer Jeune Afrique grâce à l’entremise d’un Tunisien très influent, Hassen Riahi le banquier de son état. Il est vrai que Béchir Ben Yahmed avait des griefs contre Boularès pour son passé de directeur du journal du Parti El Amal et ses positions hostiles, sans doute contraintes, à l’hebdomadaire expatrié. L’ancien et futur ministre exercera une influence sur Hammadi Ben Saïd pour lui parfaire sa formation politique. Voisin limitrophe à La Marsa, et ami de son oncle Mohamed Salah Belhaj, Habib Boularès l’impressionnera en retrouvant un rôle politique après le 7-Novembre durant dix ans : trois misions éphémères avec des portefeuilles ministériels à la Culture ( 20 mois), aux Affaires étrangères (6 mois) et à la Défense (7 mois). puis six ans en tant que président de la Chambre des députés, là où Hammadi Ben Saïd appréciera la capacité du bonhomme à gérer les contradictions, ainsi que son sens tactique pour arbitrer les confrontations parfois épiques entre les législateurs et les gouvernants.
Son retour à Tunis est motivé par l’appel du devoir pour une expérience qui lui semble exaltante : il collabore avec enthousiasme aux journaux Démocratie et Erraï dès leur création, en décembre 1977, devenant même leur cheville ouvrière avant de s’expatrier à nouveau à Paris pour y revivre une histoire très riche. Il obtient alors sa carte de journaliste en tant que correspondant de ces deux publications. L’audace le pousse jusqu’à la création d'une radio destinée à un auditoire notamment maghrébin. Il se déploie alors entre la charge de manager et celle de journaliste animateur. La passion pour le métier rivalise alors avec la rigueur qu'exige le respect des auditeurs et la recherche de la diversité.
L'homme se fraie dès lors son chemin comme il l’entend et parvient à arracher à Khomeini pour Erraï une interview chez lui à Neauphle-le-Château, peu avant son retour triomphal à Téhéran, en décembre 1979. Mohamed Bennour, qui a transcrit le papier pour le journal se souvient toujours de la colère du directeur Hassib Ben Ammar en raison de la facture téléphonique jugée excessive pour la trésorerie du journal.
En Suisse, il obtient une autre interview d’un autre homme politique, c’est Ahmed Ben Salah qu'il respecte pour sa dimension que l'échec du collectivisme ne doit pénaliser sans limites, s’agissant d'un choix d’Etat soutenu jusqu’au bout par Bourguiba. Il récidive avec un autre dirigeant exilé, Ahmed Ben Bella, une manière de se démarquer des sentiers battus et de tirer autant que possible des confidences utiles, c’est même le propre du journaliste. En octobre 1983, il impressionne le président Mitterrand lors de sa visite officielle en Tunisie en lui posant en conférence de presse une question marquante qui a suscité son intérêt et son estime.
La nostalgie du pays demeure intacte, et c’est pour cette raison qu’il considère qu’il faut à un certain moment s’impliquer. En cette même année 1983, il se trempe dans une expérience politique avec l'ambition de concourir à un improbable processus démocratique en Tunisie. Candidat indépendant dans la circonscription de Ben Arous, il découvre l’effervescence et le plaisir des campagnes électorales, puis la fausseté d’un régime jouant la duplicité en communication politique. L'épisode l'affecte et le renvoie à nouveau à son univers parisien avec l'amère conviction que la démocratie a encore du chemin dans le pays. Après le 7 novembre 1987, Hammadi Ben Saïd perd rapidement ses illusions sur le projet démocratique de Ben Ali d’autant que le journal Errai disparaît en janvier 1988 à cause d'une chronique jugée offensante de Neziha Rjiba, alias Om Zied, fausse note, نشاز.
Il retrouve alors Paris et, ironie du sort, c'est Ben Ali qui le récupère peu après par l'entremise Slaheddine Maoui, promu à la tête de l’ATCE. Rapidement, il conquiert le président au point d'être autorisé à fumer lors des réunions qu’il préside. L'idylle ne dure pas longtemps : d'un côté, les envieux et les thuriféraires, qui se reconnaîtront, agissent pour compromettre cette relation privilégiée, puis l’anéantir et, d'un autre côté, quand Hammadi Ben Saïd, à la lumière d’une brève collaboration avec l’ATCE, détecte lui-même des indices de certaines dérives dans le concept de la communication « à l’export » qui desservent le régime et même l’image du pays à l’extérieur. Il se contente d’une trace marquante : un rapport manuscrit en arabe de treize pages sur la situation des médias en Tunisie, destiné à Ben Ali, mais qui ne produira aucun effet dans les rapports du pouvoir avec les opérateurs publics ou privés. Les personnes en charge de la communication ne pouvaient cautionner un tel diagnostic de crainte de perdre leur fonction, toute politique différente exigeant de toute évidence de faire appel à des hommes nouveaux. Férid Memmich témoignera plus tard à ce sujet : « Ben Ali admirait Hammadi Ben Saïd pour ses analyses et sa franchise. Il ne manquait pas une occasion pour lui transmettre ses vœux manuscrits. Et Hammadi hésitait souvent à lui répondre, ce qui est un signe de retenue quelque peu surfaite. Mais jamais il n’a sollicité un privilège matériel, ce qui est une marque de noblesse et de rectitude, démontrant, si besoin est, son attachement à son indépendance en tant que journaliste. »
L'expérience tourne donc très court et libère Hammadi Ben Saïd d'une collision à terme préjudiciable pour un journaliste qui a été toujours jaloux de son indépendance et de sa liberté. A Paris, le free-lance poursuit son aventure et se plait à narguer l’establishment français lors des rencontres au sein du Cercle des journalistes tunisiens en Europe présidé par son ami Abdelaziz Dahmani, le célèbre grand reporter de Jeune Afrique depuis 1974. Il se contente de suivre l’actualité politique en Tunisie en s’appuyant notamment sur ses amis Hamadi Redissi et Hichem Gribaa dont la démarcation du régime leur confère crédibilité et courage. Le décès de ce dernier en août 2010 l’affecte et l’ampute d’une relation valeureuse.
En 2011, il est loin d’être surpris par le changement de régime en Tunisie sans se faire trop d’illusions sur les promesses démocratiques, avec une lettre destinée à l’une des trois têtes de la Troïka, demeurée secrète et qui enterre une amitié de quarante ans. Il trouve néanmoins une formule très originale pour qualifier le premier livre paru après le 14-Janvier, celui de l’auteur de ces lignes, La Révolution des Braves, le qualifiant de zapping fixateur, s’agissant du récit des grands tournants de la vie politique en Tunisie de 1933 à 2011. Une autre facette caractérise l’homme : son militantisme acharné en faveur de la Femme. Un véritable combat qu’il a mené là où il a pu opérer.
En décembre 2023, Hammadi Ben Saïd décide de renoncer à son statut de journaliste et de rendre sa carte de presse en France pour protester contre les dérives criardes des médias français dans la couverture du génocide de Gaza. Une attitude qui résume l’élévation de l’homme, son sens de l’honneur et son attachement à la déontologie. Dans sa lettre, sous le titre évocateur Le grand divorce, il écrit notamment: « Aujourd'hui j'ai honte, j'ai honte pour ma profession, j'ai honte pour mes collègues occidentaux, j'ai honte pour une grande partie des organisations professionnelle de journalisme dans le monde, d'avoir vendu leur âme au diable, d'avoir trahi l'éthique de notre métier, de s'être honteusement tue devant les éliminations physiques préméditées par Israël, de tous les journalistes, en majorité des arabes musulmans et chrétiens, couvrant par les photos et les images le génocide qui se déroule sous nos yeux à Gaza.
Aussi, j'ai décidé de rendre définitivement ma carte professionnelle française de journaliste, portant le n° °76667, pour ne plus être le complice d'une profession infestée d'hypocrites, d'inféodés et de "formatés, où les honorables journalistes non compatibles avec les orientations puantes des Bolloré, Drahi et tutti quanti, sont raillés, marginalisés, mis à l'index, placés sur "des voies de garage" et, parfois même, écartés ou suspendus…
Sans être dogmatique, je crois profondément que celui ou celle qui trahit ses principes perd, définitivement, sa relation, non seulement avec la morale, la vérité, l'accomplissement, mais aussi ou surtout, avec la vie. "Tricher avec soi-même, c'est renoncer à tout. »
Avec cette lettre, il réalise le meilleur départ d’un domaine que peu d’hommes ont autant élevé, concomitamment sur les plans du professionnalisme, de l’objectivité, de l’audace et de l’éthique.
A sa mort, c’est sa fille Sabrine, basée au Luxembourg, qui lui fit un hommage émouvant qui doit le réconforter dans l’au-delà pour les sentiments exprimés, sa vénération du père et l’élégance du propos. Un extrait:« À la mémoire d’un homme, d’un journaliste, d’un sociologue, d’un professeur, d’un mari, d’un père, d’un oncle, d’un grand père et d’un ami exceptionnel Ahmed Eichi Ben Saïd, Hammadi, H.B.S… Mon papa. Un homme d’une intelligence rare, un esprit libre et éclairé. Maître des mots et du sarcasme, doté d’un humour si fin qu’il échappait parfois à ceux qui n’en saisissaient pas toute la subtilité. Un journaliste à la plume incomparable… »
De la part d’une descendante, cet hommage ne peut être que le fruit de la transmission dans toutes ses dimensions. Hammadi Ben Said a donc vécu, et Sabrine, son illustre fille, a tout saisi, traité et intégré.
Mohamed Kilani
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