Riadh Zghal : Que faire pour ramener les talents au pays ?

Parmi les forces et les courants alimentant les turbulences qui secouent actuellement le monde, il se dessine une volonté de plusieurs pays d’inverser le mouvement migratoire en vue d’attirer les compétences nationales à la maison. Les politiques mises en œuvre se ressemblent dans leur majorité et les cibles sont, principalement les scientifiques professeurs et chercheurs, les ingénieurs, les médecins, les entrepreneurs et éventuellement des techniciens et les personnels paramédicaux recherchés par les sociétés vieillissantes du Nord. Les politiques les plus usitées s’articulent autour de l’intéressement: des incitations financières plus ou moins substantielles, des prêts dédiés à l'entrepreneuriat et des allègements fiscaux, des opportunités d'investissement dans des secteurs clés, des perspectives de carrière. Derrière ces incitations, il y a une volonté d’inciter les compétences à investir dans le pays d’origine dans une perspective de croissance économique et de maîtrise des technologies stratégiques de l’information et de la communication.
Certains pays inscrivent leurs politiques de rapatriement des compétences nationales dans une stratégie nationale d’appropriation de la technologie et de son développement, motivée par le souci de souveraineté nationale. L’un des premiers exemples est celui de Singapour qui, sollicité pour la sous-traitance par des multinationales, a exigé l’installation sur son territoire, à côté des activités de production celles de la recherche et développement. C’était un moyen d’attirer à la fois des talents étrangers et nationaux et d’encourager l’investissement dans des secteurs clés. Ce pays soucieux de transfert de technologie a adopté une stratégie à plusieurs dimensions: offre d’incitations financières substantielles aux entreprises et aux talents étrangers (subventions, allègements fiscaux, prêts dédiés à l'entrepreneuriat), investissement dans des instituts spécialisés et des centres de recherche de pointe, créant ainsi un environnement propice à l'innovation et au développement technologique, encouragement des multinationales à sous-traiter certaines de leurs activités par des entreprises locales, ce qui renforce le transfert technologique. Parallèlement le pays a investi dans l’infrastructure de manière à assurer une qualité de vie attractive et incitant les talents à s’installer durablement dans le pays. Aujourd’hui le PIB de Singapour estimé à 500 milliards de dollars est parmi les plus élevés du monde et le revenu par tête d’habitant est d’environ 90.000 dollars américains.
Deux exemples plus récents méritent d’être soulignés: ceux de la Chine et de la récente initiative prise par la politique algérienne.
En 2008 la Chine préoccupée par son développement technologique et le retour de sa diaspora hautement qualifiée a lancé en 2008 le “Plan des Mille Talents” pour attirer des scientifiques, ingénieurs et entrepreneurs de haut niveau de la diaspora chinoise et d’autres pays. Ce plan s’inscrit également dans une stratégie de souveraineté visant deux objectifs: celui du renforcement des capacités du pays dans des secteurs clés et de stimulation de l’innovation. Comme Singapour les moyens utilisés pour l’implémentation de cette stratégie ont consisté dans les Incitations financières (subventions, primes, allègement fiscaux, prêts encourageant la création d’entreprises dans des secteurs clés), création d’instituts spécialisés et de centre de recherche de pointe offrant des opportunités de R&D et d’innovation) en plus de l’offre de perspectives de carrière pour les talents revenus et l’investissement dans un cadre de vie attrayant pour les encourager à s’installer définitivement dans le pays...
L’Algérie a initié une politique originale stimulée par l’opportunité de la découverte d’une ressource minière et la volonté de rompre avec les pratiques de l’exportation des matières premières héritée de la logique coloniale et impérialiste qui ont longtemps bloqué les chances de développement autonome. Cette stimulation a été renforcée par l’existence d’un expert international algérien Khaled Zaghib, spécialisé dans le domaine des terres rares mais exerçant ses activités dans un pays européen.
Au lieu de s’arrêter à l’exploitation du gisement en vue de l’exportation, Khaled Zaghib a proposé au gouvernement la création d'une chaîne de valeur complète, depuis l'exploration minière jusqu'à la production de batteries. Pour cela, il faudra investir dans la recherche et développement, créer des instituts spécialisés afin de former des spécialistes locaux dans les domaines du stockage de l'énergie et des technologies de batterie tout en stimulant les investissements étrangers dans ce secteur en plein essor.
Parallèlement à une politique d’émigration circulaire, il existe d’autres politiques pour s’attaquer au drainage des compétences nationales : ouvrir un marché en attirant une clientèle étrangère tels les retraités, les patients, fixant ainsi les talents dans le pays, lever les obstacles administratifs qui bloquent les possibilités d’offre de services à distance et d’alliance avec des entreprises étrangères qui ont accès à un marché global…
Néanmoins, force est de souligner que le politiques adoptées par des pays qui ont réussi le retour des talents nationaux, partent d’un choix stratégique national s’appuyant en partie sur ce qui est supposé constituer des motifs de retour au pays d’origine. Mais rares sont les études fiables, produits d’enquêtes sondant les motivations exprimées par les émigrés eux-mêmes. Qu’est ce qui les ferait basculer de la décision de demeurer dans le pays d'accueil vers celle de revenir au pays d'origine ? De même que des enquêtes fiables renseignant sur les motivations des émigrés qui ont fait le choix du retour au pays.
Aujourd'hui que le drainage des compétences tunisiennes nourri à la fois par la demande des pays plus développés et plus riches et le chômage des diplômés dont ceux affectés à des emplois sous-qualifiés devient alarmant, il est temps d'élaborer une stratégie pour le ralentir et attirer les talents résidant à l'étranger. Car la principale ressource nationale est celle du capital humain dont le pays a le plus besoin pour accélérer le développement national. Une stratégie adoptée sans connaissance rigoureuse des motifs de départ et ceux de retour des populations concernées risque de s'appuyer sur des pistes peu productives des résultats escomptés. Les centres et les laboratoires de recherche dont dispose notre pays devraient s’atteler à la réalisation de telles enquêtes. La mission pourrait aussi être confiée à des officines spécialisées.
Les recherches que j’ai pu consulter relatives au vécu de la condition d’émigré révèlent une diversité d’attitudes particulièrement en en ce qui concerne le référent d’identité. Une enquête conduite à Montréal auprès d’émigrés maghrébins en majorité diplômés de l’enseignement supérieur à leur arrivée au Canada reflète cette diversité. En témoignent ces exemples: « Aziza se présente comme Marocaine, montréalaise, musulmane », Ali comme « musulman-canadien né en Algérie » et Sami comme « algérien québécois musulman » Zaïri, marocain d’origine établi au Québec depuis 1999,... « Je suis un Maroco-Canadien »(1).
Le vécu de la situation d’émigré génère une distanciation tantôt par rapport au pays d’accueil, tantôt par rapport au pays d’origine. Les motifs à cela sont multiples et dépendent entre autres des pratiques de sociabilité qu’adopte la personne, la nature de l’emploi adapté à son profil ou sous-qualifié, le contexte particulier du pays d’accueil et des attitudes vis-à-vis de l’émigration, de la religion et des courants dominants d’ordre géopolitique, attractifs ou répulsifs de la résidence au pays d’accueil. Dans un ouvrage collectif basé sur des enquêtes auprès des descendants d’immigrés tunisiens en France révèle des distanciations aussi bien par rapport au pays de résidence qu’au pays d’origine(2). Certains immigrés manifestent leur attachement à une double culture, d’autres trouvent du mal à s’adapter au contexte tunisien, d’autres sont dans une logique d’ouverture à l’international vu la diversité des nationalités aussi bien dans leur propre famille que parmi les personnes qu’ils fréquentent.
Finalement une stratégie nationale délibérée d’attraction des talents qui résident à l’étranger ne devrait pas faire l’impasse sur des pratiques réussies dans d’autres pays ni sur la nécessité de rechercher d’autres leviers qui correspondent aux motifs particuliers de la diaspora tunisienne.
Riadh Zghal
1) Fortin, Sylvie, et al. « Chapitre 2. Les migrants du Maghreb à Montréal au quotidien ». L’intégration des familles d’origine immigrante, Presses de l’Université de Montréal, 2014, https://doi.org/10.4000/books.pum.5398.
2) Pierre-Noël Denieuil & al. (2019), Les descendants d’immigrés tunisiens en France et en Tunisie. La relation des deux rives, Nirvana Tunis.
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