Abdelaziz Kacem: L’Histoire déboussolée

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Les grandes chaleurs me sont pénibles. Mais j’aime le sixième mois de l’année grégorienne. Juin est ainsi nommé en l’honneur de la déesse romaine Junon, et/ou de Lucius Junius Brutus, le fondateur légendaire de la République romaine. Le 21 de ce mois aura lieu le solstice d’été. Mais c’est le 1er juin que commence l’été météorologique. Le 1er et le 21, deux dates surgissant simultanément dans mon esprit.
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Le 1er juin 1955, retour triomphal de Bourguiba de son exil colonial. Soixante-dix ans déjà. Les clameurs de La Goulette, à quelques encablures de Tunis et de Carthage, me reviennent comme l’écho d’une kermesse non rééditable. Par-delà les effusions, les honneurs et, contre les vents et marées à venir, Bourguiba mijotait déjà les choses qu’il avait à faire. Son frère d’armes, redoutable rival et bientôt mortel ennemi ne manquait ni de charisme ni de pouvoir mobilisateur. Il engagea la bataille. Le «Combattant suprême» ne s’y déroba guère. Un climat de guerre civile s’installait et sans cesser d’y faire face, Bourguiba entama son œuvre réformatrice. Ses réformes mêmes lui sont reprochées comme autant d’hérésies. Mais la femme est libérée du joug d’un virilisme imbécile. De même, par une audacieuse politique de planning familial, c’est-à dire, n’ayons pas peur des mots, de limitation de naissances, il optait pour la qualité contre la prolifération…
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Pour le solstice, je ne sais par quel élan, le cœur, battant la chamade, remonte à plus de 22 siècles, à l’écoute des réjouissances lointaines d’une Carthage fêtant la victoire décisive d’Hannibal sur le consul Flaminius, au bord du Lac de Trasimène. C’était le 21 juin 217, av. J.-C. Allez savoir comment les deux événements se sont cristallisés, côte à côte, dans ma mémoire. Hannibal Barca, le plus grand stratège de son temps, de tous les temps. Tous les belligérants, de Scipion l’Africain, le vainqueur de Zama, à l’Américain Norman Schwarzkopf, chef de l'opération «Tempête du Désert», lors de la première guerre du Golfe, en passant par Bonaparte et Rommel, tous les seigneurs de la guerre avouent avoir assimilé et utilisé la stratégie d’Hannibal.
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Cette gloire bien de chez nous est perçue par de très nombreux demi-instruits comme étrangère à notre superbe amazighité. Hannibal, dont les racines tunisiennes sont vieilles de plus de vingt-six siècles, serait un colon agresseur venu du fin fond d’une très lointaine galaxie nommée Phénicie. J’ai même lu, tout récemment, sous la plume d’une oie, qu’il ne méritait pas toute cette aura, puisqu’il a été vaincu à Zama. Pour d’autres, Massinissa a bien fait de le trahir au profit du bon colon romain. Cet éloge de la trahison devrait être étendu à un autre numide. C’est par son beau-père et allié que Jugurtha a été capturé et livré à l’ennemi romain. À force de lire et d’entendre déblatérer sur nos héros d’origine tyrienne, on finit par croire que nous ne méritons pas nos grands hommes.
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La responsabilité de tels effilochages dans notre tissu identitaire incombe à nos manuels d’histoire. Nos cours en la matière sont pollués de religiosité et ne favorisent point chez nos élèves une perception globale de notre passé plusieurs fois millénaire. Pour nos jeunes, comme pour leurs aînés, notre histoire ne va pas au-delà de quatorze siècles. Ils ignorent que notre identité s’est construite dans la durée par une succession de périodes dont les traces indélébiles ont fait notre eccéité. Qu’est-ce qu’un Tunisien ? Un Arabo-Berbère avec des strates puniques, romaines, vandalo-byzantines, c’est-à-dire un parfait méditerranéen. Toute manipulation visant à effacer ou dissimuler l’un de ces éléments constitutifs est une corruption invalidante.
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«Ecrire l’Histoire, c’est foutre la pagaille dans la Géographie». Cette assertion à l’emporte-pièce de l’écrivain Daniel Pennac se vérifie. Certains historiens américains pensent qu’Hannibal était noir. Ils n’ont pas attendu que cela se confirme. Un film sur le chef carthaginois est en voie d’achèvement. Il est joué par un acteur de couleur, Denzel Washington. Pourtant, Hollywood avait déjà produit, en 1959, un magnifique Hannibal joué par Victor Mature. Il n’y a pas mieux que le cinéma pour façonner un imaginaire. Cette nouvelle version n’est pas innocente. Elle vient au moment où les «théoriciens» de la migration sub-saharienne affirment que l’Afrique, du Nord au Sud, est noire et que «les blancs n’ont qu’à s’en aller en Arabie saoudite (sic)». Or, seuls les protagonistes de l’histoire, les Tunisiens et les Italiens, en l’occurrence, sont à même de nous éclairer sur la couleur de la peau du chef carthaginois. Prenons en charge notre histoire.
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La pagaille ne s’arrête pas là. Un pavé vient d’être jeté dans notre mare. Que dis-je ? dans notre Mare nostrum. Nous apprenons, en effet, que des analyses d’ADN ancien réalisées dans le Centre de recherche Max Planck-Harvard pour l’archéoscience de la Méditerranée antique (MHAAM) ont abouti à des conclusions tranchantes : les Carthaginois sont très majoritairement des indigènes, l’élément phénicien y étant infime. Et patatras ! Elyssa-Didon et sa peau de bœuf s’évapore. Amilcar et Hannibal ne correspondraient plus à leur profil. Kerkouane serait une vieille sœur de Takrouna. Du coup, le cocorico aborigène se fit entendre et nombre de nos amis y sont allés trop vite en besogne. À quoi on joue là ? Faut-il jeter à la poubelle l’histoire de notre antiquité ? Qu’en disent nos historiens ?
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Autre souvenir du mois. Le 5 octobre 1967. Soutenu, comme toujours, par les États-Unis et quelques trahisons, Israël remportait sur les Arabes une victoire sans appel. Le 10 juin, lorsqu’il devint clair que les armées arabes avaient été écrasées par Tsahal, un fondamentaliste égyptien félon, Metwalli Sharawi, par une très fervente prière spéciale, rendit grâce à Dieu d’avoir abandonné les Arabes, car, expliqua-t-il, des années plus tard, une victoire sur l’ennemi, à l’époque, aurait immanquablement permis au communisme «athée» (Dieu nous en préserve!) de s’implanter en terre d’islam. Il en a toujours été ainsi avec l’islamisme.
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Après le triple refus du sommet de Khartoum, Nasser se mit à replâtrer, méthodiquement son armée, à assurer la défense aérienne du pays et engager la guerre d’usure. Il meurt le 28 septembre 1970, non sans avoir établi un plan de récupération du Sinaï. La guerre d’octobre 1973 était déjà schématiquement configurée.
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Le 25 avril dernier, a été mis en ligne l’enregistrement audio d’une supposée conversation (téléphonique ?) entre Nasser et Kadhafi, datant du 4 août 1970, soit moins de deux mois avant le décès du Président égyptien et où ce dernier tenait un langage défaitiste laissant entendre qu’il serait prêt à faire des concessions au profit d’Israël. Dans le même enregistrement, il fustige les révolutionnaires va-t-en-guerre arabes et palestiniens. Les commentaires s’enflamment, chacun y sélectionnant le point qui conforte son parti-pris et l’image de Nasser, chantre du panarabisme, s’en trouve écornée.
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Cet entretien est-il authentique ? S’il l’est, pourquoi maintenant? Est-il possible qu’un homme d’État de cette carrure se laisse aller à de tels propos mélancoliques devant l’un de ses plus ardents admirateurs ? S’il s’agit d’une manipulation, d’un document produit par IA, à qui profite la manipulation ? Les agents de la «normalisation», de toute évidence. Mais d’ores et déjà, la Bibliothèque d’Alexandrie, dépositaire des archives officielles du site de Nasser, établies en 2004, a publié un communiqué où elle dégage sa responsabilité dans ce qui serait une fuite ou un apocryphe qui, du reste, ne fait aucunement partie du legs de la Fondation Gamal-Abdel Nasser. Le Leader du Nil avait, sans doute, accepté le plan Rogers sur la base de la résolution 242, tout en sachant que la guerre était inévitable avec un ennemi gavé de Talmud dont l’un des préceptes stipule : «La propriété d’un Non-juif appartient au premier juif qui la réclame.»
Abdelaziz Kacem
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