Hassan Hosni Abdelwahhâb (1884-1968): Un général des spahis du bey en sa demeure

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Faisant suite à notre article paru dans le précédent numéro de Leaders, nous nous proposons de poursuivre, pour nos lectrices et lecteurs, l’exploration des maisons traditionnelles du point de vue de leur architecture et de leur décor, mais aussi de partir à la découverte de la vie familiale qui animait jadis ces demeures. Quittant la médina intra muros, nous consacrerons la présente étude à une demeure patricienne située à Râs El Darb, quartier haut du faubourg de Bâb El Jazîra. Il s’agit de Dâr Abdelwahhâb (ou, selon la graphie courante, Abdelwaheb), située au numéro 27 de la rue du même nom. Elle se présente selon un modèle similaire à celui de l’habitat aristocratique particulièrement présent dans la médina proprement dite. L’historien de l’art musulman Georges Marçais y a même vu l’exemple de la maison tunisienne.
Plus que les caractères architecturaux et décoratifs, c’est le rapport entre l’habitation et ses propriétaires qui constitue un intérêt particulier. Signalons, à ce propos, que contrairement à l’idée répandue selon laquelle les personnes même de haut rang mais nouvellement fixées à Tunis éprouvaient des difficultés à s’installer dans les quartiers résidentiels de la médina, la raison principale de l’installation des officiers du makhzen dans les faubourgs était la proximité immédiate du Bardo, résidence du souverain et siège de l‘administration centrale beylicale. En outre, leur mode de vie requérait de vastes espaces bâtis et non bâtis difficiles à trouver dans la médina où le tissu urbain était relativement dense et les voies généralement étroites. C’est ainsi qu’outre Dar Abdelwahhâb, le faubourg abritait d’autres résidences appartenant à des familles du makhzen militaire, tels les Ben Ammar et les Bâch-Hânba (ou Bach Hamba, selon la graphie courante). Pour les mêmes raisons, on rencontrait cette particularité dans le faubourg de Bâb Souika. L’excellent historiographe Ahmed Ben Dhiaf nous apprend, en effet, qu’il existait dans ce quartier un groupe de maisons connu sous le nom de diyâr-s (pluriel de dâr) el Mkhâzniyya, occupées par des officiers du Palais. Rappelons, à ce propos, que deux puissants vizirs - Yoûssouf Sâheb Ettabaâ et Mustafâ Khaznadâr - possédaient deux imposantes demeures et moult dépendances que l’on peut encore admirer aujourd’hui à El Halfaouine, au cœur de Bab Souika.
Plan de situation (Jacques Revault, Palais et demeures de Tunis, II, 1971)
Revenons à présent à Râs el Darb et à notre dâr ; et d’abord à son fondateur. Abdelwahhâb b. Yoûssouf El Chârnî naquit en 1778 à La Manouba d’un père officier de l’odjak de Tunis et d’une mère issue de la tribu des Châren. Cette tribu de la région du Kef jouissait dans le pays d’un prestige certain, étant donné que la mère du fondateur de la dynastie Husseïn Bey b. Ali était une Chârniya. Suivant les traces de son père, Abdelwahhâb entama sa carrière dans la cavalerie des spahis (al sbâyhiyya), la gendarmerie beylicale en quelque sorte.
Schéma de la demeure établi par Georges Marçais, (in Architecture musulmane d'Occident): Légendes: A: drîba; B.C.: sqîfa-s ; D: patio; I.E : chambres longues; G.J: chambres; F : Elément d'une pièce en T; K: magasin pour huile; L: magasin pour bois et charbon; O.N: hammam; P: foyer du hammam, puis et noria ; A.H.P.L: étage; Q: galeries de la cour; R: entrepôt pour diverses provisions; S: courette; Y: chambre de service; Z: latrines; V: cuisine; X: chambre pour domestiques
A ce titre, il fit partie du corps expéditionnaire tunisien qui, en 1794, remit sur le trône de Tripoli les princes Qâramânli. Apprécié de Hammouda pacha bey (1782-1814), il porta ombrage à son chef, le bâch-hânba Ahmed Ben Ammar. En 1814, sous le règne du bey suivant, il lui fera payer cette faveur acquise sous le défunt prince, en l’écartant purement et simplement du corps. Toutefois, sa disgrâce fut de courte durée. En effet, dès son accession au trône, son ami d’enfance, Husseïn II pacha Bey (1824-1835), le nomma bâch-hânba avec rang de qâ’im maqâm (lieutenant-colonel) et enfin d’amîr liwâ (général de brigade). En guise de récompense pour son rôle décisif lors de la course au pouvoir qui s’engagea au lendemain de la mort de Hammouda Pacha, il obtint, en plus de ses fonctions militaires, la ferme fiscale de deux caïdats. Son aptitude au commandement de ses cavaliers spahis à laquelle s’ajoutait sa profonde connaissance de l’intérieur du pays et de la société le rendaient apte à rendre d’insignes services à l’Etat beylical et à ses serviteurs ; à tel point qu’on le qualifiait de Turjumân Ifrîguiya (c’est-à-dire l’incontournable intermédiaire entre le pouvoir central et les populations du Nord-Ouest). Au soir de son existence, il perdit la vue. Par reconnaissance pour sa fidélité tout au long de sa carrière, il continua toutefois d’être associé à certaines consultations relatives à l’ordre public. L’aîné de ses fils, Hassûna, devint à son tour bâch-hânba des spahis et général.
(J.Revault, Palais et demeures, II, 1971)
Abdelwahhâb, figure exemplaire de cette aristocratie tribale, épine dorsale du makhzen militaire traditionnel et, de ce fait, étroitement liée à la dynastie des beys husseïnites (1705-1957), s’éteignit dans sa demeure tunisoise en avril 1853, à l’âge de soixante-quinze ans.
Patio de l'étage. Marbre de Carrare et céramique (zlîz) murale de Tunis
Pour les raisons que nous avons précédemment évoquées, et qui incitaient les hommes du makhzen du Bardo à choisir les faubourgs, la demeure de Râs el Darb, qu’il fit construire ou acquérir à la fin du XVIIIe siècle, se trouvait donc à faible distance à cheval du siège du Pouvoir. Comme c’était l’usage, une demeure patricienne telle que Dâr Abdelwahhâb s’imposait à son environnement qui, en retour, bénéficiait du statut du maître de céans, véritable patriarche. A cette imposante empreinte architecturale de la demeure et de ses dépendances s’ajoutait un prestige social alimenté par de multiples actions, donations et fondations au bénéfice de la communauté. C’est ainsi que la mosquée Al Mihrziyya, jouxtant le palais, reçut en donation habous le puits qui alimentait le hammam de la maison. Des revenus perpétuels furent, en outre, constitués par le général au profit du personnel de cet oratoire. Il fit également restaurer à ses frais la mosquée (masjid el Baghdâdiyya) en ruine. Non seulement le quartier, mais l’ensemble de la ville profitait de l’installation du bâch-hânba; il fit construire des fontaines publiques, deux fondouks de commerce et d’hébergement et une oukâla (auberge). De plus, Dâr Abdelwahhâb, bien qu’architecturalement similaire aux demeures des notables de la cité, s’en distinguait par une organisation interne et un rôle différent dans le quartier en raison de l’origine, de la haute position politique, de la culture du maître et de la structure de sa famille. Tous ces éléments conféraient à l’habitation le statut de Grande maison, d’une «Dâr kbîra».
Patio (détail) et porte d'une des pièces donnant sur le patio
Franchissons à présent le seuil de la demeure pour y découvrir son architecture et imaginer la vie familiale qui s’y déroulait. L’éminent spécialiste, notre regretté ami Jacques Revault, auteur d’un travail monumental sur les Palais et demeures de Tunis (XVIe- XVIIe s et XVIIIe-XIXe) paru en deux volumes aux éditions du Cnrs à Paris en 1967 et 1971, nous en a laissé une description fouillée, d’autant plus précieuse que depuis l’époque de ses recherches et enquêtes, cette maison a subi bien des outrages. Il y a quelques années, j’avais eu, pour ma part, le privilège d’accéder à la biographie manuscrite du fondateur et de sa famille (Târikh Abdelwahhâb Bâch Hânba wa Âlihî) rédigée, avec précision et de nombreux détails fort intéressants, par Ali Abdelwahhâb, petit- fils du bâch-hânba et chef du service des archives.
Plafond en bois peint à solives apparentes. Frise en plâtre sculpté (naqch hadîda). Bandeau de céramique
Architecturalement, la demeure correspondait au plan classique de l’habitation citadine traditionnelle organisée fondamentalement autour du patio. Celui-ci, n’étant pas surmonté d’un étage, était, comme au Dâr Lasram de la rue du Tribunal, couvert d’une grille et bordé sur deux faces par les murs de deux chambres longues et sur les deux autres faces par des galeries sur colonnes précédant deux autres chambres. Deux d’entre elles correspondaient au modèle de la chambre en T avec alcôve dite «qbû wa mqâsir», couvertes de voûtes en briques. Grâce à une importante superficie, Dar Abdelwahhâb disposait d’appartements, d’annexes, de dépendances et de diverses commodités. Comme dans le cas des palais Husseïn et Ben Abdallah, pour ne citer que ces deux joyaux du patrimoine bâti de la médina, Dâr Abdelwahhâb comprenait ainsi un jardin, une noria et un hammam. On y trouvait aussi un étage avec cour centrale, réservé aux hôtes du maître (dâr al dhiyâf ou srâya). «Intérieurement, écrit J.Revault, la décoration se limite à la faïence et aux stucs : panneaux de carreaux de Qallaline verts et jaunes dans un encadrement orangé que surmontent des tympans de naqch-hadîda [panneaux de stuc délicatement sculptés].»
Plafond en bois de type "s'hâba" et céramique tunisienne
Autre élément architectural distinctif: la drîba suivie, comme c’était l’usage, d’entrés coudées, les sqîfa-s. Outre sa fonction de vestibule et d’espace d’accès à diverses parties de la demeure, elle remplissait un important rôle de contact avec l’extérieur. Là, le bâch-hânba distribuait ou faisait distribuer des aumônes aux nécessiteux qui l’y attendaient. Là, il recevait quotidiennement les rapports de ses officiers avant de se rendre au Bardo. En l’absence du maître, un intendant de confession juive avait la responsabilité de la maison et le contrôle des allées et venues des domestiques et des enfants.
Plafond avec des armoiries évoquant les armes beylicales husseïnites. Carreaux de céramique européenne sur les murs
Dans cette vaste maison au confort assuré par diverses commodités et une domesticité nombreuse, se déroulait une vie intense, généralement agréable. A ce propos, l’historien dont nous reparlerons un peu plus loin, Hassan Hosni Abdelwahhâb évoquant ses souvenirs d’enfance, raconta à Jacques Revault «qu’enfant, il avait été élevé par une grande négresse (sic) qui jouissait d’une considération et d’une autorité particulière dans la maison.» «C’est elle que l’on chargeait aussi, en cas de besoin, des commissions à effectuer à l’extérieur. Elle rappelait parfois le temps où on l’avait amenée très jeune du Soudan égyptien, et son passage au Caire, où la caravane d’esclaves noirs était passée devant Bonaparte accompagné de sa suite. Frappée par cette rencontre, elle pouvait décrire, à un siècle de distance, la tenue du général français et de son entourage. Elle aurait vécu en effet jusqu’à l’âge de cent quatorze ans.»
Etat du patio, de l'étage et d'un salon dans les années 1960 (in J.Revault)
Toutefois, comme partout et toujours, la demeure était le témoin de tensions et de jalousies, notamment dans les familles du makhzen, lesquelles, contrairement à la bourgeoisie citadine, étaient généralement polygames. En optant pour cette antique culture matrimoniale, on pensait s’assurer une descendance nombreuse et prioritairement masculine. Or le grand problème du bâch-hânba était de n’avoir toujours pas de fils. Il prit plusieurs femmes et en répudia beaucoup aussi: de belles Circassiennes achetées à prix d’or, des esclaves de Bornou, des femmes du pays appartenant à des familles du makhzen ou des tribus. Elles lui donnèrent quatre filles mais toujours pas de descendant mâle ! Un de ses amis lui recommanda alors de demander en mariage sa belle-sœur Khadija, fille d’un membre connu de la notabilité des Jendouba de la région de Béja, le cheikh Bichr al Torkhânî. Le mariage accompli, le bâch-hânba, soucieux d’éviter les conséquences d’inévitables querelles, installa la jeune mariée et sa suite dans une maison voisine (dâr sghîra) annexée à son domaine ; son autre épouse demeurant dans la demeure principale. Abdelwahhâb eut ainsi, pendant un certain temps, un foyer bicéphale, passant d’une maison à l’autre. Pour sa part, la jeune Khadija, issue d’une famille bédouine quoique de « grande tente », dut s’astreindre à l’apprentissage de la citadinité, ses dames de compagnie, l’initiant, sur instruction du maître, aux us et coutumes tunisois. Ayant mis au monde un premier fils, débarrassée, de ce fait, des tracasseries de l’autre épouse du maître, elle put, dès lors, régner sans difficulté sur l’ensemble de la maisonnée.Kbû de la chambre principale converte d'une voûte en naksh hadida
Ce premier enfant de sexe masculin fut prénommé Hassûna. Ardemment désiré, impatiemment attendu, il fut choyé à l’extrême. De sorte qu’il ne tarda pas à se comporter en véritable petit bey dans le quartier. On raconte que tous les matins, des jeunes gens venaient l’acclamer aux cris de « sidi Hassûna, sidi Hassûna » tandis qu’il leur jetait des pièces d’or ! Adulte, devenu à son tour bâch-hânba et général des spahis, disposant à la mort de son père, survenue en 1853, d’une fortune considérable, à une époque où le goût du luxe faisait des ravages dans l’aristocratie politique beylicale, Hassûna menait grand train, dépensant des sommes folles. Une vie de noctambule et de soirées agitées lui fut fatale : gravement impliqué dans une sordide affaire de meurtre, il fut condamné à mort et passé par les armes à La Goulette en 1863.
Chapiteau en marbre de style composite agrémenté d'un croissant
Le plus illustre descendant du fondateur de la famille fut, sans conteste, son petit- fils, Si Hassan Hosni Abdelwahhâb (1884-1968), fils de Sâlih, gouverneur de Mahdia. Fin lettré, historien érudit, caïd et ministre, membre correspondant des Académies du Caire et de Damas il fut aussi, en 1957, le premier savant tunisien président de l’Institut national d’archéologie et d’art qui prenait la suite de la prestigieuse Direction des antiquités créée sous le protectorat.
A l’heure actuelle, la maison n’est plus, depuis des années, occupée par les descendants du général Abdelwahhâb. Fort heureusement, elle semble aujourd’hui à l’abri d’une ruine irréversible grâce à un projet de réhabilitation mené par M. Mahdi Tekaya et son équipe du programme «Tunistoric» lancé en 2020; preuve supplémentaire que la médina de Tunis et son très riche patrimoine architectural jouissent, depuis quelques années, d’un mouvement de renaissance animé par la société civile qui vient, de la sorte, épauler l’action de la municipalité et du gouvernement pour le plus grand bien de notre patrimoine.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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