News - 08.03.2025

Des richesses aux ruines: la destruction des bibliothèques de Tunis au XVIe siècle

Des richesses aux ruines : la destruction des bibliothèques de Tunis au XVIe siècle Le sac de Tunis, dixième tapisserie de la série La conquête de Tunis, atelier Francisco van der Goten, ca. 1733-1744, d’après les dessins de Jan Cornelisz Vermeyen (1535). © Espagne, Séville, Reales Alcázares, Palacio Gótico, Salón de los Tapices, Paño X : Saqueo de Túnez ; photo : Alberto Bravo.

Dans une étude très fouillée, l’historienne Laura Hinrichsen, conservatrice du Musée Lusail à Doha, apporte des éclairages instructifs à propos du sac de Tunis et le pillage de ses bibliothèques au XVIe siècle après les attaques menées en 1535 par l’empereur Habsbourg Charles V et ses armées, mais aussi les assauts de 1573, après la domination des Hafsides par les Ottomans. 

Extraits.

Il est intéressant de noter qu’Ibn Abī Dīnār situe le pillage des bibliothèques de Tunis non pas lors du sac initial de 1535, mais lors d’une invasion européenne ultérieure, qui a marqué la fin de la domination des Hafsides. Après que les Ottomans eurent repris le contrôle de Tunis en 1569, Jean d’Autriche reconquit (pour peu de temps) la ville en 1573, avant son intégration définitive dans l’Empire ottoman en 1574. À propos de la bataille de 1573, Ibn Abī Dīnār écrit :

«Pendant ces jours, la Grande Mosquée a été profanée et ses bibliothèques saccagées. Les enseignements des écoles ont été mis à mal par les pieds des mécréants, et leurs collections savantes ont été dispersées. Elles furent dispersées dans les rues, de sorte que le passant à l’est de la mosquée, là où se trouve aujourd’hui al-Nawarīn, ne pouvait marcher sans marcher sur des livres. Et les cloches étaient sonnées en même temps.»

Le récit d’Ibn Abī Dīnār sur le sac de 1573 est particulièrement frappant. Il décrit la profanation de la Grande Mosquée, le pillage de ses bibliothèques et l’éparpillement des connaissances dans les rues, donnant ainsi une image saisissante de dévastation culturelle. Sa représentation des soldats piétinant brutalement l’essence même du patrimoine tunisien résonne profondément, car elle reflète l’humiliation générale subie par les érudits et les citoyens de la ville.

Manuscrits du Coran des Hafsides en Europe

Les spécialistes s’accordent à dire qu’une grande partie de la culture livresque des Hafsides a été perdue à la suite des invasions européennes de Tunis au XVIe siècle, et que la Bibliothèque nationale de Tunisie (BNT) ne conserve aujourd’hui que très peu de manuscrits de cette période.

Si la postérité des bibliothèques des Hafsides perdure, les manuscrits ont quant à eux largement disparu de la mémoire collective. Un examen plus approfondi des collections de livres en Europe révèle pourtant que de nombreux manuscrits ont été pillés pendant le sac de Tunis, et acheminés en Europe par les armées victorieuses. On trouve également des manuscrits hafsides dans des collections turques, prélevés sur ce qu’il en restait à Tunis sous la domination ottomane. La perte des bibliothèques de Tunis a davantage résulté d’une translocation que d’une destruction pure et simple de son patrimoine, même si cette distinction n’en atténue pas les conséquences.À ce jour, 87 manuscrits ont été identifiés comme faisant partie de ce patrimoine culturel, chacun d’entre eux témoignant des activités artistiques et scientifiques de son époque. L’on peut retracer l’origine de ces manuscrits par divers moyens:  colophons qui enregistrent le lieu et la date de réalisation, certificats de dotation (tahbīs) détaillant la donation du livre à diverses institutions, ou marques de propriété qui renseignent sur les mouvements du manuscrit à travers le temps et l’espace. Mais la plupart des manuscrits, qui ne contiennent pas – ou plus – ces indications, ne peuvent être identifiés avec certitude, ce qui les condamne à rester enfouis au fond des bibliothèques. Les manuscrits qui ont survécu ne sont probablement qu’un aperçu d’un univers beaucoup plus vaste ; ils ne sont que les échos d’un vaste processus de sélection, les reliques de ce que l’on a jugé suffisamment précieux pour être préservé au cours de siècles jalonnés de pillages, de dispersions et de collectes. Parmi les 87 manuscrits hafsides, 26 sont des copies du Coran (masāhif, sing.: mushaf). Après avoir emprunté des itinéraires variés, et évolué en des contextes distincts, ils ont abouti dans des collections de par le monde, et essentiellement en Europe, de l’Autriche à l’Espagne, et de l’Angleterre à l’Italie. Un seul manuscrit de Coran hafside a été identifié et est demeuré dans une bibliothèque tunisienne : un mushaf donné à la Grande Mosquée de Kairouan par le souverain hafside Mawlāy Hassan.L’un des plus célèbres manuscrits coraniques pillés lors du sac de Tunis aurait été recueilli par l’empereur Charles V lui-même. Trois volumes, sur un total initial de huit, sont aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Dernièrement, un quatrième volume a été découvert dans une collection privée lors d’une vente aux enchères. Au début du deuxième volume, une note ex libris indique: «Il s’agit du Coran que Charles Quint, empereur romain et roi d’Espagne, a apporté avec lui lors de ses expéditions à Tunis et à Alger, et que le cardinal de Granvelle a pris à l’Escurial pour sa propre bibliothèque.» Les manuscrits du Coran auraient été apportés en Espagne par Charles V et transmis à la Bibliothèque royale de l’Escurial probablement par son fondateur, l’héritier Philippe II d’Espagne (r. 1556-1598). Ils ont ensuite été acquis par un membre du cercle intime de Philippe, le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1586), dont le père, Nicolas, avait participé à l’expédition de Tunis en tant que secrétaire de Charles V. Granvelle les a acheminés jusqu’en France, où ils ont été confiés à la bibliothèque du chancelier français Pierre Séguier (1635-1672), avant d’être légués à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés en 1732. Quant au volume vendu aux enchères à Londres, près de cinq cents ans après le sac de Tunis, son passé lié à Charles V et à la campagne de Tunis a certainement contribué à augmenter sa valeur, qui n’a pas diminué sur le marché de l’art.

Une fois en Europe, les manuscrits des Hafsides sont passés entre les mains d’universitaires et parmi les cercles bibliophiles, avant d’être le plus souvent confiés à des bibliothèques (d’État) plus importantes. Il faudrait interroger – aucune étude ne l’a encore fait – dans quelle mesure ces manuscrits ont contribué à asseoir ou à faire évoluer les études orientales en Europe. Mais il ne fait aucun doute que ces manuscrits sont arrivés en Europe à une époque où la demande de textes arabes était forte au sein des cercles d’érudits, mais où leur disponibilité était moindre. Les érudits qui ont été parmi les bénéficiaires du butin de Tunis n’ignoraient pas la valeur de ces manuscrits à une époque où il était difficile d’obtenir des corpus arabes. C’est à partir de l’un de ces manuscrits du Coran hafside que l’érudit suisse Jean Henri Hottinger (1620-1667) a étudié la calligraphie arabe.

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