Riadh Zghal - Emigration / immigration: Le dit et le non-dit
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Si on regarde à travers le prisme des relations entre les pays du Maghreb et du sud en général et ceux du nord, vient à l’esprit l’histoire du pot de fer contre le pot de terre. Pour les premiers, il est question de chômage et de développement, pour les autres, il est question de sécurité. Et à chaque paradigme ses narratifs.
L’UE, en décroissance démographique, a des besoins de main-d’œuvre saisonnière, qualifiée et hautement qualifiée. Mais paradoxalement, la montée de l’extrême droite diffuse une idéologie marquée par la xénophobie, l’islamophobie et autres principes d’exclusion de l’autre, le différent. Le souci de sécurité face à la «menace» des émigrés a conduit l’UE à s’emmurer par des cadres institutionnels «protecteurs» et à afficher sa détermination à renvoyer les émigrés chez eux. Et pour faire politiquement correct, cela est présenté comme étant «une politique européenne de coopération» avec les pays du Sud.
S’agissant des pays du Sud, la question de l’émigration se pose en termes individuels, politiques et économiques. Les motifs individuels d’émigration sont multiples: pauvreté, chômage, emplois sous- qualifiés et précaires, insécurité… La machine de développement économique grippée crée un fossé entre ce qu’offre le pays et les aspirations de citoyens connectés au monde globalisé et à la technologie. On comprend ainsi pourquoi l’envie d’émigrer concerne toutes les catégories sociales sans distinction de sexe, de niveau économique, social ou culturel.
Au plan politique et institutionnel, quels que soient les régimes politiques démocratiques/faussement démocratiques ou autoritaires, les pays du sud souffrent de la médiocrité de la gouvernance caractérisée entre autres par un arsenal juridique désuet soutenant une économie de rente, entretenant la corruption et bridant l’initiative. Le tout rejaillit négativement sur la situation économique et sociale. En conséquence, la tolérance d’une économie informelle envahissante particulièrement frontalière, la dépendance des politiques des pays riches et des multinationales, enferment les Etats dans une situation de déficit de ressources sans fin, réduisant leur capacité de répondre aux besoins croissants de la population.
A cela, il faudra ajouter «l’industrie» de l’émigration clandestine source d’enrichissement de réseaux criminels; le terrorisme islamiste qui, dans sa violence criminelle, cible en premier les musulmans; les guerres par procuration destructrices de pays entiers. L’émigration des forces vives d’une nation n’est pas moins destructrice dans le long terme, lorsqu’elle draine le capital humain qualifié et hautement qualifié. Quel espoir de développement économique, social et inclusif sans une masse critique de professeurs, de pédagogues, de techniciens, d’ingénieurs, de médecins, de chercheurs…?
Les pays qui bénéficient de l’apport de compétences venues du Sud évitent d’intégrer dans leur narratif officiel l’apport des émigrés à leurs systèmes économique, de santé ou de formation. Il demeure néanmoins quelques travaux de recherche qui évoquent cet apport.
Dans un rapport publié en 1990, l’Agence pour le développement des relations interculturelles(1) basé sur une enquête auprès d’immigrés de différents horizons installés en France, les auteurs évoquent, outre l’investissement et la création d’emplois réalisés par ces émigrés, leur apport culturel, le bénéfice de leurs relations avec le pays d’origine, leur savoir, celui des artisans et autres métiers traditionnels et celui de la science et de la technologie.
Dans son analyse des «licornes américaines», Stuart Anderson note : «Les immigrants ont créé plus de la moitié (319 sur 582, soit 55 %) des jeunes entreprises américaines évaluées à plus d'un milliard de dollars. En outre, près des deux tiers (64 %) des entreprises américaines évaluées à un milliard de dollars (ou licornes) ont été fondées ou cofondées par des immigrés ou des enfants d'immigrés. Près de 80 % des licornes américaines (entreprises privées d'un milliard de dollars) ont un fondateur immigré ou un immigré occupant un poste de direction clé, comme celui de P.D.G. ou de vice-président de l'ingénierie»(2).
Une enquête est réalisée en 2019 aux Etats-Unis auprès de11 000 entrepreneurs en haute technologie dont 2 000 immigrés. Les résultats révèlent : «Les entrepreneurs immigrés ont tendance à être beaucoup mieux formés que leurs homologues autochtones dans le secteur de la haute technologie. Nous constatons un avantage des immigrés en matière d'innovation, tant pour les jeunes entreprises que pour les plus anciennes(3).»
Il existe un autre non-dit /peu dit dans les narratifs de l’émigration. C’est celui d’une sorte de processus d’intégration entre Nord et Sud, certes marginal. Néanmoins, il conduit à un changement de perception de l’autre malgré les différences de culture et un héritage résistant de racisme et d’infériorisation des peuples anciennement colonisés. Ce processus s’opère particulièrement entre certains pays européens et pays maghrébins par le biais de la langue, de la culture, des mariages, des réseaux de relations sociales et d’affaires et surtout du nombre croissant d’émigrés installés dans le pays d’accueil, gardant leur nationalité d’origine et/ou acquérant celle du pays d’accueil. Au fil du temps, du fait que des émigrés accèdent à des postes de responsabilité, des emplois de prestige dans le domaine de la santé, l’enseignement et la recherche, la communication, la direction d’entreprise, les institutions politiques…, la perception de l’émigré comme étranger se transforme, voire s’estompe.
Parallèlement, les entreprises européennes qui s’installent dans un pays comme la Tunisie, les Européens qui viennent se soigner en Tunisie, ceux qui s’installent définitivement dans le pays, ceux qui viennent finir leurs jours dans le pays, tout cela conduit à des rapprochements culturels, économiques, de partenariat et d’intérêts partagés.
Un regard jeté sur ces non-dits ou peu dits pourrait conduire à revisiter les paradigmes dominants de la perception de l’émigration et faire un zoom sur les dynamiques initiées par les acteurs sociaux dans une logique gagnant-gagnant débarrassée des préjugés.
Riadh Zghal
(1) Agence pour le développement des relations interculturelles (1990) Des immigrés créateurs d’entreprises. Un apport à l’économie française.
(2) National Foundation For American Policy Nfap Policy Brief. July 2022 Immigrant Entrepreneurs And U.S. Billion-Dollar Companies By Stuart Anderson
(3) David Brown & al. National bureau economic research February 2019. Working paper : Immigrant entrepreneur and innovation in the U.S. high-tech sector J. http://www.nber.org/papers/w25565
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