Arselène Ben Farhat: L’art vert chez Khélil Gouia, l’artiste et le chercheur universitaire
Par Arselène Ben Farhat - Khélil Gouia est un artiste plasticien et un commissaire d'exposition. Il est de plus un chercheur universitaire, un maître de conférences, spécialiste en esthétique et en histoire de l’art à "l'Institut Supérieur des Arts et Métiers" à l’Université de Sfax. Il a publié une dizaine d’ouvrage et a pu remporter le Prix Sheikh Zaiyed pour les Arts et les Etudes critiques en 2021 pour son livre «Le Chemin de la modernisation des beaux-arts du dessin à la peinture» (Edition Mohamed Ali, 2020).
Son dernier ouvrage, «La Nature dans l’art, image et matière, une poïétique», publié en France en 2024 par la prestigieuse maison d’édition «L’Harmattan» constitue une étape importante dans son parcours de chercheur. D’une part, il a été l’objet de plusieurs études intéressantes comme celle de Bernard Troude («La Nature dans l'art, image et matière», "Leaders", le 27 avril 2024), de Hechmi Khalladi («Nouveau livre de Khélil Gouia: une nouvelle vision poïétique de l’Art et de la Nature», "Le Temps News", le 6 mai 2024) et l’analyse en arabe de Ridha Kallel publiée dans la version arabe de "Leaders", le 30 octobre 2024: خليل قويعة في كتابه الطبيعة في الفن: مدينة الهوارية بالوطن القبلي فتحت له باب الفكر العالمي.
D’autre part, ce livre est original dans son contenu et sa forme. Il est à la fois une étude académique rigoureuse et une mise en relief de sa pratique artistique. L’art ne consiste pas à imiter la nature, à la reproduire ou à la transposer. C’est la nature qui intervient dans l’art et qui palpite de vie dans l’œuvre étant traversée de l'énergie et des mouvements rythmiques propre à l’existence. C’est que «La Nature dans l’art, Image et matière, Une poïétique» (L’Harmattan, Paris, 2024) n’est pas uniquement un essai fondé sur une analyse neutre et sur une solide argumentation de Khélil Gouia, le chercheur universitaire qui est imprégné de diverses théories esthétiques et philosophiques, mais c’est aussi le journal de bord de Khélil Gouia, l’artiste peintre qui adore se promener au bord des plages et au cœur des forêts à l’affut des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière, des vastes espaces ouverts.Ce qui unit ces deux facettes de Khélil Gouia, le chercheur et l’artiste, c’est la présence de la nature qui est à la fois un objet d’analyse dans ses recherches et un sujet obsessionnel dans ses œuvres artistiques. Pour confirmer cette hypothèse de lecture, il suffit d’examiner certaines données statistiques qui sont significatives: le terme «la nature» est utilisé 421 fois, dans le livre de Khélil Gouia, «La Nature dans l’art, image et matière» et ce nombre s’accroit si l’on comptabilise les mots qui se réfèrent au champ lexical de cette notion : par exemple, le mot «le paysage» est repris 77 fois tandis que le terme «arbre» est employé 50 fois. Toutes ces données montrent clairement l’attachement de Khélil Gouia à la nature. Dès le début de son livre, on découvre que c’est l’écologie qui alimente ses essais et ses œuvres: «c’est à partir d’elle [elle: l’écologie) que la perception de la nature se renouvelle.» affirme-t-il à la page 24. Mieux encore, Khélil Gouia s’intéresse constamment à tout ce qui «permet ainsi à l’art de faire écho à l’écologie» (p. 49).
Pourquoi un tel attachement si profond à la nature? Qu’est-ce qui l’explique et qu’est-ce qui motive le chercheur? Je pense que deux facteurs ont déterminé cette passion:
• Le premier facteur est la spécificité du parcours de formation de Khélil Gouia: Nous remarquons qu’il a poursuivi ses études secondaires au lycée 15 novembre 1955 de la Route El-Ain (lycée al-Hay). Or cet établissement avait eu comme directeur pendant trente-cinq ans Ahmed Zgal (voir le magnifique livre: «Ahmed Zghal, Des valeurs, du savoir, de l’innovation et une vie au service de la nation» sous la direction de Riadh Chaabouni Zghal, Éditions Leaders, 2020). Cet homme d’éducation était charismatique, intègre, respecté et respectable. Il était un grand défenseur de la nature et il a fondé la première association tunisienne, de protection de la nature et de l'environnement : APNES dont l’objectif fondamental est de protéger les ressources naturelles, d’assurer l’équilibre des écosystèmes et de veiller au respect constant des règlements visant la protection de l’environnement de la ville de Sfax et des autres villes tunisiennes.
Ahmed Zgal ne s’était pas limité à défendre l’environnement par des discours, mais il a agi en encourageant, au lycée 15 novembre 1955, la création d’un «Club de défense de la nature»: les animateurs de ce club organisaient des excursions en pleine nature et inculquaient aux jeunes élèves des comportements écologique en faisant prévaloir les idées de protection et de préservation de l’environnement naturel et à ce club s’ajoutaient ceux de lecture, de sport, de peinture, de musique, de littérature, de philosophie, etc. Ces clubs attiraient le jeune Khélil Gouia et lui permettaient de s’épanouir. Quand j’ai eu ma maîtrise, quel bonheur pour moi d’enseigner au Lycée 15 Novembre Al Haye et d’animer de multiples activités culturelles, littéraires et artistique. Je garde de Khélil Gouia, l’image d’un jeune élève actif, passionné, attiré par l’art, les excursions et le contact direct avec la nature. Malgré son jeune âge, il a organisé, au lycée, une première exposition de ses premières créations avec certains de ses camarades au sein de l’établissement. L’artiste, Khélil Gouia, était-il né au lycée du 15 novembre? A-t-il commencé à retrouver sa voie de créateur passionné? Rêvait-il déjà de partir en France pour poursuivre ses études en esthétique et en arts?
• Le second facteur est le contexte dans lequel s’inscrit l’œuvre de Khélil Gouia dominé par la question de l'environnement en Tunisie, plus particulièrement à Sfax: cette question très complexe et apparemment insoluble est devenue, au fil des années, une préoccupation importante chez de nombreux écrivains, artistes et responsables politiques. C’est que la pollution de l'environnement est insupportable dans certaines villes tunnisiennes. Les décisions audacieuses prises pour rétablir l'équilibre entre l'homme et la nature restent dérisoires. Il suffit d’examiner l’état de la ville natale de l’artiste, Sfax, pour découvrir l'ampleur du désastre environnemental: interdiction de se baigner à la plage de Sidi Mansour, pollution atmosphérique avec un taux très élevé de monoxyde de carbone (CO) dû à l’industrie essentiellement chimique au sud de l'agglomération, crise des déchets et des ordures qui continuent à asphyxier plusieurs quartiers, rues et routes malgré les efforts titanesques des municipalités.A cela s’ajoute la pollution sonore en plein centre-ville déterminée par les embouteillages, la cohue, les abus de l'utilisation du klaxon et l’état lamentable des infrastructures routières par rapport à l’explosion du nombre de véhicules. Une enquête réalisée par le Laboratoire SYFACTE du Département de Géographie de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax le montre clairement. Les auteurs de cette enquête, Salem Dahech et Fethi Rékik, affirment: «Dans les grands croisements du centre-ville de Sfax, durant les périodes de pointe, le niveau sonore peut dépasser 100 décibels (dB)» («Trafic routier et pollution sonore à Sfax (Tunisie méridionale): étude pluridisciplinaire», «Pollution atmosphérique», N° 215, juillet-septembre 2012, p. 265). Or, on sait qu’à partir de 110 décibels (dB), les sons deviennent intolérables et peuvent dégrader très rapidement l'audition.
Il s’agit donc d’un vrai drame écologique qui continue de bouleverser les artistes, les écrivains et les chercheurs et qui nécessitent la mobilisation des citoyens et des hommes politiques ! Se taire c’est accepter les conséquences catastrophiques de la pollution de notre ville.
Devant une telle situation désastreuse, Khélil Gouia estime que l’homme ne peut donner un sens à sa vie qu’en se réconciliant avec la nature considérée non pas comme un simple environnement, mais comme «une mère». Il dit dans son livre «La Nature dans l’art, Image et matière, Une poïétique»: «je propose la nécessité de retrouver le sens de l’Homme par la réconciliation avec sa Mère: la Nature, qui a souffert des fléaux provoqués par lui et surtout durant les dernières décennies.» (p. 11). Il va plus loin quand il affirme que la réconciliation de l’homme avec soi ne se réalise qu’avec sa réconciliation avec la nature: «Se réconcilier avec la Nature, c’est pour l’Homme se réconcilier avec soi-même.» («La Nature dans l’art, Image et matière, Une poïétique», op. cit., 2024, p. 11). Khélil Gouia considère que la réconciliation avec la nature n’est pas un but en soi, mais plutôt un moyen pour assurer le bonheur grâce à la réconciliation de l’homme avec le monde et avec lui-même, et ce livre s’inscrit dans cette voie intellectuelle fondée sur une nouvelle vision de l’écosystème humain.
L’étude de Khélil Gouia, «La Nature dans l’art, Image et matière, Une poïétique», s'inscrit donc dans une nouvelle vision de l'homme ainsi que sur une tentative d'instaurer «l’art environnemental», «l’art écologique», «l’art vert». Or comment réaliser un tel projet esthétique et éthique? Comment édifier «l’art vert»? Comment éviter toute forme de distance ou de rupture entre l’art et la nature? Est-ce que l’artiste doit imiter la nature? Est-ce que c’est la nature qui se transpose en art ou c’est l’art qui se transpose en nature? Est-ce qu’un tel rapport entre l’art et la nature peut fonder une esthétique verte? Un lieu naturel peut-il se transformer en un espace artistique? Comment des éléments rocheux, végétaux et animaliers se métamorphosent-ils en œuvres d’art? Peuvent-ils échapper à leur statut d’inanimés pour devenir des êtres animés, des êtres vivants au sein de l’œuvre grâce à la création artistique? Peut-on transplanter la vie dans l’œuvre d’art?
Ce rêve de transplanter la vie dans l’art est déjà exprimé dans certaines œuvres littéraires. Tel est le cas du «Chef d’œuvre inconnu», un récit de jeunesse d’Honoré de Balzac publiée en 1831. Les personnages sont des peintres réels du XVIIème siècle (Nicolas Poussin: 1594-1665 et Maître Porbus :1570-1622) et un peintre fictionnel (Maître Frenhofe). Le thème dominant est celui de la création artistique et ses rapports avec la vie. A l’ouverture de l’œuvre, l’action se déroule dans l’atelier de Porhus qui exhibe fièrement sa toile de peinture. Poussin la juge parfaite alors que Maître Frenhofe la considère décevante puisque le peintre n’est pas arrivé à donner vie au portrait de la jeune femme: «Ta bonne femme n’est pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure.» («Le Chef d’œuvre inconnu», p. 11). Selon le héros, la vie manque à ce tableau, empêchant la circulation du sang et de l’air si bien que ce n’est pas un être vivant qui apparait, mais un cadavre froid: «tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement observée; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d’une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire…» («Le Chef d’œuvre inconnu», p. 12-13) Le peintre, Porhus, n’accepte pas une telle critique et défend avec virulence l’esthétique qu’il a mise en œuvre et qui se fonde sur l’imitation du réel. Frenhofer remet en cause une telle vision de l’art; il affirme: «La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète!» («Le Chef d’œuvre inconnu», p. 15). Toutefois, le héros Frenhofer échoue. Il n’a pas pu insuffler la vie à la figure féminine peinte malgré les dix années d’efforts qu’il a consacrées à cette œuvre. Il incendie son atelier et son tableau et se suicide.
Ce qui est ainsi désigné à l’attention du lecteur comme l’objet d’une analyse et d’une critique, c’est la création picturale. On comprend dès lors pourquoi cette œuvre a intéressé le grand peintre Picasso et pourquoi il va l’illustrer. En choisissant comme héros trois peintres, Balzac inscrit dans «Le Chef d’œuvre inconnu», son propre système d’évaluation et d’interprétation. Ce récit constitue une réflexion générale sur la création artistique et les toiles picturales inscrites dans ce récit sont une mise à l’épreuve de cette théorie.
C’est aussi le cas de Khélil Gouia qui inscrit dans son étude son point de vue envers les diverses théories esthétiques. Il rejette, lui aussi, l’esthétique qui se fonde sur l’imitation de la nature et cherche, lui aussi, à injecter la vie dans les œuvres picturales. Pour atteindre cet objectif, Khélil Gouia fait sortir l’art des espaces académiques traditionnels et des lieux étouffants clos. Il partage l’avis de ceux qui rejettent l’atelier comme lieu de création artistique. Pour le grand peintre romantique, Eugène Delacroix par exemple, tout devient faux, quand le peintre est loin du plein air et du soleil; il perd même les couleurs. Il écrit dans son «Journal» le 7 septembre 1856: «La chair n’a sa vraie couleur qu’en plein air et surtout au soleil; qu’un homme mette la tête à la fenêtre, il est tout autre que dans l’intérieur; de là la sottise des études d’atelier, qui s’appliquent à rendre cette couleur fausse.» (p. 58). Dans presque tous les romans d’art, l’atelier est connoté négativement. Il est dominé par l’obscurité dans «Le Chef d’œuvre inconnu»: «le jour n’atteignait pas jusqu’aux noires profondeurs des angles de cette vaste pièce.» (p. 10) C’est aussi le cas du roman de Guy de Maupassant «Fort comme la mort» qui s’ouvre par une présentation de l’atelier du vieux peintre, Olivier Bertin : «Tout semble mort après ces crises de vie; et tout repose, les meubles, les étoffes, les grands personnages inachevés sur les toiles, comme si le logis entier avait souffert de la fatigue du maître, avait peiné avec lui, prenant part, tous les jours, à sa lutte recommencée.» (p. 2). Le trait commun entre ces textes c’est l’impact négatif de l’espace de l’atelier sur l’artiste, sur son travail et sur son œuvre. Il incarne l’angoisse du créateur, ses affres ainsi que ses échecs.
C’est pourquoi Khélil Gouia quitte cet espace étouffant de l’atelier et va trouver dans la nature un refuge et un lieu idéal d’inspiration et de création. Il va utiliser ce que lui offre cette mère chérie comme terre, végétaux, eau, pour réaliser ses rêves et atteindre trois objectifs:
• Ne plus avoir l’élite comme unique public mais toucher les citadins, les villageois, les enfants, les adolescents, les adultes, les vieillards, les ouvriers, les élèves, les étudiants, etc.;
• Ne plus réduire la valeur d’une œuvre d’art à une valeur marchande soumise aux fluctuations des marchés privés de la culture ou au nombre des visiteurs aux expositions et aux musées et des tickets vendus.
• Ne plus considérer l’œuvre d’art comme un moyen d'expression de l'infini, de l’absolu en rupture avec la nature.
Pour Khélil Gouia, il est nécessaire que l’artiste soit plus modeste. Il «doit s’incliner devant la Nature et construire sur la base des formes biotiques et écosystémiques ses parcours intellectuels, créatifs et éthiques, voire ses inspirations et ses émotions les plus spirituelles, les plus subtiles et les plus universelles» («La Nature dans l’art, Image et matière, Une poïétique», p. 11). Or l’atelier implique un double rétrécissement de l’espace vital de l’artiste créateur: il l’éloigne de la nature qui est sa source d’inspiration. De plus, il engendre son isolement, son exil et son impuissance.
Khélil Gouia quitte donc l’espace contraignant de l’atelier où la lumière est artificielle et où la nature est inaccessible. Il décide de réaliser une première expérience captivante. A vrai dire, il trouve à Haouaria, qui est situé au nord-est de la Tunisie, au bord de la méditerranée, des paysages merveilleux, des grottes, des roches et des phénomènes géologiques datés de millions d’années. C’est là que Khélil Gouia découvre des images exaltantes de l’univers naturel encore vierge. C’est là aussi qu’il trouve le lieu idéal où il pense pouvoir créer une œuvre picturale gigantesque pleine de vie et de vitalité. Réussit-il à réaliser un tel rêve? Arrive-t-il à s’octroyer le pouvoir du démiurge et à surmonter tous les obstacles? Certes, la région de Haouaria est captivante, mais elle offre un chaos naturel. Gouia introduit, dans ce désordre, un fil droit qui va relier de grandes roches séparées par la mer. Mieux encore, il introduit cinq fils blancs et cinq fils colorés. L’effet est spectaculaire. Le lieu chaotique s’est transformé en un espace artistique : ces fils engendrent une interaction entre le spectateur, l’artiste et la nature. L’œuvre est formée par le soleil, le jeu de lumière, les roches et la mer. Ce sont là les éléments qui ont certainement fasciné Khélil Gouia le peintre lors de ses promenades le long des côtes de Haouaria. Le choix des roches exprime son désir d'ascension. De même, la présence de la mer qui se définit comme un espace étendu se développant en vastes perspectives est aussi la manifestation de son désir de partir vers un ailleurs.
Toutefois, ce qui donne à ce chaos naturel sa dimension d’œuvre d’art, c’est essentiellement le regard du spectateur. Tout est, selon Khélil Gouia, dans l’œil, dans sa capacité à saisir les vibrations lumineuses, à capter la fugacité des impressions et à absorber le monde. L’œuvre est ainsi conçue par l’artiste, mais aussi par le spectateur qui, grâce à sa perception, découvre les nuances de couleurs et tous les degrés de la lumière flamboyante du soleil se reflétant sur les roches. Cette tombée étincelante de lumière se joue sur ces paysages en multiples modulations. L’auteur les saisit dans leur mouvement ; il capte leurs fugitives nuances qui donnent, avec les vibrations des fils, une vie aux roches et les rendent animées.
Khélil Gouia va encore plus loin dans une deuxième expérience ayant pour objectif une nouvelle tentative de transplantation de la vie dans l’œuvre d’art. Là encore, tout se déroule en dehors de l’espace clos de son atelier. Il va placer un cadre et une planche dans son jardin et constituer un tableau naturel composé de terre, de boue et d’éléments rocailleux. Il arrose la surface du tableau, la plante, l’expose au soleil et préserve son aération. Au bout de ces étapes, l’auteur a pu créer une peinture botanique vivante et il est fier d’avoir donné vie à son œuvre et ainsi un sens à la vie; il dit: «j'avais atteint ce vers quoi je me dirigeais sur le plan artistique, et j'avais devant moi une peinture vivante aux effets naturels…» (p. 100) et il ajoute plus loin: «La verdure qui surgit le jour au jour sur la planche évoque le sens de la Vie.» (p. 157).
Ce qui est intéressant dans cette seconde expérience, c’est que Khélil Gouia accorde plus d’importance au processus de création du tableau botanique qu’au résultat de ce processus: le tableau botanique lui-même. Là où d’autres artistes donnent, une fois pour toutes, une œuvre picturale qui ne change pas, Khélil Gouia s’ingénie à dévoiler et à décrire étape par étape la naissance de cette œuvre et son évolution : c’est «un tableau [qui] se forme jour après jour» (p. 100) affirme-t-il. Quel bonheur pour le lecteur d’être à la fois le témoin, le complice et l’observateur d’un artiste au travail: «Au début, j'ai réparti des trous…», «Quand j'ai planté la planche...» «Je suivais le rythme…», «Chaque matin, j'arrosais la surface du tableau…», «J'expose également le tableau au soleil et à l'éclairage naturel nécessaire…», «Environ 25 jours après, j'ai pu remarquer que…», etc. Khélil Gouia est ivre de joie en observant chaque jour les mutations des matières au sein de son œuvre: «Chaque jour nous sommes face à un nouveau paysage, à chaque heure un tableau qui nous invite à nous engager dans son processus et à découvrir ses mutations, ses transfigurations et sa renaissance perpétuelle ... Et ça continue au sein d’une durée créative.» écrit-il (p. 207).
Ces deux expériences réalisent le rêve de Khélil Gouia l’artiste et le chercheur: transplanter la vie dans l’œuvre artistique. Toutefois, il découvre rapidement que la mort est là et menace ses œuvres de disparaitre. A Haouaria, le vent violent détruira les fils qui confèrent à l’un des magnifiques paysages du site la forme d’un tableau pictural vivant. C’est aussi le cas de la deuxième expérience. Des agents extérieurs comme les fourmis, les insectes ravageurs et les diverses maladies des végétaux dues aux champignons, aux virus ou aux bactéries constituent une menace réelle au tableau botanique. Pire encore, les végétaux plantés à la surface de la planche de ce tableau finissent par flétrir et donc par mourir malgré les efforts fournis par l’artiste.
Khélil Gouia ne semble pas déstabilisé par ces menaces qui pèsent sur ses œuvres. Sa vision esthétique s’oppose à celle des artistes en quête de l’éternité comme Eugène Delacroix. Ce grand peintre pense que «les vraies beautés dans les arts sont éternelles, et elles seraient admises dans tous les temps.» («Journal», 12 octobre 1859, p. 125). Il confirme ce point de vue en donnant un exemple: «Lawrence, Turner, Reynolds, en général tous les grands artistes anglais, sont entachés d’exagération, particulièrement dans l’effet qui empêche de les classer parmi les grands maîtres […] Ils ont des tableaux magnifiques, mais qui ne présenteront pas cette éternelle jeunesse des vrais chefs-d'œuvre…» («Journal», 8 février 1860, p. 131).
Tout en rejetant cette vision esthétique idéaliste, Khélil Gouia va mobiliser plusieurs moyens pour sauvegarder ses œuvres d’art de la mort:
• Le premier moyen consiste à transférer les plantes de la planche du tableau vers l’espace du champ ou du jardin qui est parfois mieux adapté. Le système vital de l’œuvre n’est plus, dans ce cas, menacé: «la vie se poursuit à travers d'autres étapes d'un parcours créatif en continu pris dans un sens évolutionniste.» (Khélil Gouia, «La Nature dans l’art, Image et matière», p. 114)
• Le deuxième moyen comporte deux opérations: on conserve des éléments végétaux et des résidus et on renforce leur maintien grâce un fixateur qui les protège de l’humidité. Le tableau botanique échappe à la destruction et peut être ainsi exposé au public.
• Le troisième moyen tient compte du caractère éphémère et périssable de ces œuvres nées dans la nature et menacées d’être emportées par la nature. Comment sauvegarder le souvenir de ses œuvres? Comment les mettre à l’abri de l’oubli? Manifestement, les photographies et les vidéos jouent ce rôle de sauvegarde des œuvres. De plus, j’étais agréablement surpris de découvrir qu’elles ont permis de dévoiler le parcours artistique de Khélil Gouia et de reconstituer l’itinéraire de ses découvertes et de ses expériences. Ce sont de précieux et brillants documentaires qui ont été réalisés au niveau de la conception par Khélil Gouia, au niveau des prises de vue par Siwar Krichen Gouia et Ichrak Gouia et au niveau du montage par Helmi Jribi. Tous les quatre nous montrent, dans d’admirables vidéos, l’artiste Khélil Gouia au travail. Ils nous signalent, dans une première vidéo, ses déplacements à Haouaria et nous offrent des vues en condensé des paysages merveilleux des roches, des grottes et de la mer. Mais ce qui est magnifique, c’est surtout le tableau gigantesque créé au bord de la méditerranée grâce aux fils qui relient des roches : une vue panoramique en très gros plan d’un magnifique paysage.
La deuxième vidéo décrit les différentes étapes de la création d’un le tableau botanique: de sa naissance à sa présentation au public. Ce n’est pas un tableau figé qui est proposé au spectateur, mais une série d’états successifs de cette même œuvre picturale animée de vie comme nous l’avons montré plus haut dans notre analyse.
Voici les liens qui permettent d’accéder aux deux vidéos citées:
La première vidéo est intitulée «Les roches de Haouaria à l’épreuve des potentiels créatifs».
La deuxième vidéo est intitulée «Pro-cess : une pratique en mutation qui interpelle le rythme vital et la fertilité de la nature».
Nous notons également l’insertion dans le livre, «La Nature dans l’art, image et matière, une poïétique», d’une cinquantaine d’images sous formes de tableaux picturaux, de photographies, de schémas, de figures, etc. Elles se succèdent et représentent des faits et des scènes ayant des relations avec le parcours de l’artiste et avec ses activités de créateur. Elles ont donc une fonction illustrative. Cependant ces images ne sont pas toujours soumises au texte. Elles invitent à une relecture de la partie de l’essai auquel elles sont associées.
Mieux encore, le lecteur est appelé à lire l’ensemble des images injectées dans «La Nature dans l’art, image et matière, une poïétique», car elles sont en échos. Le textuel et le visuel génèrent deux parcours qui traversent l’essai et qui s’éclairent mutuellement et se contaminent constamment.
En conclusion, Khélil Gouia a adopté deux stratégies: la première consiste à mener une analyse théorique du processus de la création artistique et des rapports de l’artiste avec la nature. Cette étude, qui émane de la voix du chercheur universitaire Khélil Gouia, le spécialiste en théories de l'art, en esthétique et histoire de l'art, se fonde sur des références philosophiques, littéraires, linguistiques, ontologiques comme celles des auteurs René Descartes, Friedrich Nietzsche, Mikel Dufrenne, Herman Parret, Suzanne Hême de Lacotte, Edgard Morin, etc. Cependant, Khélil Gouia, l’artiste peintre qui doit en principe s’appliquer à se rendre invisible et à dissimuler les traces de sa présence est en fait bien là, présent. Il introduit dans l’œuvre la voix, le regard et les commentaires et les critiques du peintre. Le plus étonnant, c’est qu’on n’assiste pas à la juxtaposition de deux discours, celui du chercheur et celui du peintre, qui auraient pu s’opposer mais on assiste plutôt à un dédoublement du discours au sein du même discours dans «La Nature dans l’art, Image et matière, Une poïétique»: Khélil Gouia, l’artiste plasticien s’identifie à Khélil Gouia, le spécialiste en théories de l'art et en esthétique et érige la nature comme objet d’analyse et comme sujet de multiples créations picturales. Le but ultime de l’artiste et du chercheur universitaire est de défendre l’art vert et de l’ériger comme un idéal esthétique et éthique.
Arselène Ben Farhat
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