Ali Baklouti: Parcours d'un mathématicien et d’un académicien de talent
Par Dr Sadok Kallel - L'école mathématique tunisienne nous a toujours agréablement surpris, et ce depuis longtemps. Ali Baklouti fait partie de cette lignée de mathématiciens tunisiens qui honorent leur pays par leurs travaux et leur distinction. Après avoir reçu le prix AMU-Pacom de l’Union mathématique africaine en 2022, il vient d’être primé par la Royal Society britannique pour ses remarquables travaux.
Majeur de sa promotion en maitrise de mathématiques à la faculté des Sciences de Sfax en 1991, Ali Baklouti rejoint la France pour obtenir son diplôme d'études approfondies puis son doctorat en mathématiques avec brio à l'Université de Metz en 1995.
Il choisit alors de revenir à son pays natal pour fonder deux familles : la sienne et celle académique, à l'université de Sfax, où il dirige le laboratoire «Mathématiques appliquées et analyse harmonique» depuis plusieurs années.
Souvent, on me demande ce qu'il reste à découvrir en mathématiques. Cela m'étonne, car la production mathématique n'a jamais été aussi florissante. Plus les mathématiciens développent de théories, plus de nouvelles questions émergent, élargissant ainsi le champ des applications. C'est la nature même de la science : le savoir fait appel à davantage de savoir.
Louis Pasteur a un jour déclaré que « la chance ne sourit qu'aux esprits bien préparés ». La chance a plusieurs fois souri à Ali Baklouti. Travailleur assidu, seul ou avec ses équipes à Sfax, en France et au Japon, il a su élaborer des théories et résoudre des problèmes, avec une efficacité inhabituelle. Ses mathématiques se situent à la croisée de l’analyse et de la géométrie, étant un mélange subtil de plusieurs domaines importants des mathématiques dont la théorie de Lie, la théorie des représentations, la théorie des opérateurs et la théorie des déformations.Pour les moins initiés, il convient d’indiquer que, depuis le XXe siècle, la géométrie s’est fortement mélangée à l’analyse et à l’algèbre, et ce dans l’objectif d’étudier et d’appréhender la structure des espaces, pour les décrire et les différencier. La géométrie différentielle par exemple a été l’outil essentiel dans l’édification de la théorie de la relativité générale au début du siècle dernier. Les «groupes de Lie» émergent en particulier comme étant des espaces topologiques dotés de structures algébriques sur lesquels on peut faire à la fois de l’algèbre et de l’analyse, formant un outil d’une incomparable utilité. C'est dans cet univers complexe que s'inscrivent les travaux d'Ali Baklouti.
Fort de son expérience et de son habileté, Ali Baklouti donne en 2007 un contre-exemple à la conjecture des deux mathématiciens américains Chal Benson et Gail Ratcliff sur l'existence d'un «invariant cohomologique sur les orbites coadjointes». Il démontre ensuite coup sur coup, en 2022 et 2023, avec H. Fujiwra et J. Ludwig, deux importantes conjectures formulées par L. Corwin et F. Greenleaf décrétant que «certaines algèbres d'opérateurs différentiels sur les espaces homogènes à multiplicités finies sont des algèbres de polynômes». Plus récemment, il donne une solution complète au «problème de Duflo» (mathématicien français) posé en 1982. La grande difficulté à résoudre une conjecture est de pouvoir lui trouver une démonstration, si elle est vraie bien sûr. De telles démonstrations nécessitent souvent des idées tout à fait originales, et les résultats de Baklouti sont appelés à être utilisés dans une panoplie de sujets.
La fécondité des travaux de Baklouti ne se limite pas aux seules conjectures démontrées ou élaborées mais inclut ses nombreuses publications et collaborations, deux livres publiés chez les éditeurs Springer et DeGruyter, son groupe de recherche, parmi les plus dynamiques en Tunisie, et sa vingtaine d’anciens doctorants qui enseignent aujourd’hui un peu partout dans le pays et dans le monde.
Consécrations
Un premier prix international est venu consacrer la carrière d’Ali Baklouti en 2022. Il s’agit du prix AMU-PACOM de l'Union mathématique africaine (ou AMU). L’AMU est une organisation africaine dédiée au développement des mathématiques en Afrique. Elle est la plus importante du genre, et est l’équivalent africain de l'Union mathématique internationale (ou IMU), toutes les deux étant des organisations non gouvernementales, à but non lucratif, et toutes les deux œuvrant à faire progresser la recherche et l'enseignement des mathématiques à travers le monde.
L’AMU et l’IMU organisent tous les quatre ans de prestigieux congrès mathématiques avec attribution de prix pour les plus grands chercheurs du continent et du monde, respectivement. Nominé par le MIMS (l’Institut Méditerranéen des sciences mathématiques) pour le prix du congrès AMU-PACOM 2020, congrès reporté deux fois pour cause de covid, la candidature d’Ali Baklouti a été finalement primée à Brazzaville en 2022.
Tout dernièrement, en août 2024, il a été honoré d’un deuxième prix, l’«Africa Prize» de la Société royale britannique, anciennement connu sous le nom de «Pfizer Award». Ce prix, établi depuis 1958, récompense les chercheurs les plus innovants sur le continent. La cérémonie de remise des prix se tiendra l’an prochain à Londres, évènement qui sera certainement une distinction pour la Tunisie également.
Notoriété nationale
Ali Baklouti a occupé plusieurs postes de responsabilité au sein de la communauté mathématique et académique tunisienne. Actuellement membre de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts (Beit El Hikma), il a également été vice-président de l'Université de Sfax. Son action a permis à cette université de figurer dans le classement de Shanghai et de créer une bibliothèque virtuelle regroupant toutes ses publications, librement accessible en ligne (le lecteur est invité à découvrir ce trésor caché de l’université tunisienne).
Ancien président de la Société tunisienne de mathématiques, l’une des plus anciennes du continent, il a initié l’idée de la création d’un journal mathématique tunisien de très haut niveau. La Tunisie comptait déjà deux journaux internationaux, l’APAM (journal de la Faculté des Sciences de Tunis) et le GJM (journal du MIMS). L’idée d’Ali Baklouti était de créer un journal de prestige, miroir de la communauté mathématique tunisienne. Avec l’aval de la communauté, et l’appui décisif d’Ahmed Abbes, mathématicien tunisien de renom à l’IHES à Paris, le TJM (Tunisian Journal of Mathematics) voit le jour en 2019.
Hommage au compagnon de route
C'est avec un très grand plaisir que je rends hommage à mon collègue et ami Ali Baklouti. Nos parcours académiques se sont longtemps entremêlés. Nous avons constamment œuvré depuis 2012 au sein du MIMS, autour d’une équipe dévouée, soudée et bénévole, dans le but de développer la recherche et disséminer la culture mathématique dans le pays. Le soutien d’Ali dans le lancement du Graduate Journal of Mathematics (GJM) en 2016 m’a été d’un grand secours, et de même, nos discussions autour du TJM, encore au stade de gestation, furent nombreuses.
Ali est la figure emblématique d’un remarquable édifice mathématique en Tunisie, porté par tous nos collègues dans les labos de nos facultés des sciences et écoles. C’est également à cette communauté qu’il faut rendre hommage. La réussite d’Ali Baklouti est le reflet d'un système national de recherche qui porte ses fruits. Nous espérons que les nouvelles générations sauront reprendre le flambeau et continuer à faire briller l'excellence tunisienne dans le monde des mathématiques. Le défi est grand.
Dr Sadok Kallel
Professeur à l'Université Américaine
de Sharjah (Emirats) Chercheur affilié au Laboratoire
Painlevé à l'Université de Lille (France)
Président honoraire du MIMS
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