News - 09.05.2024

Les cultures fourragères, les parents pauvres de l’agriculture Tunisienne

Les cultures fourragères, les parents pauvres de l’agriculture Tunisienne

Par Ridha Bergaoui - La campagne de la récolte du foin bat son plein. L’année dernière, la sécheresse et les faibles précipitations ont mis à mal les ressources fourragères et les éleveurs ont trouvé d’énormes difficultés pour alimenter leur cheptel. En Tunisie, le foin représente plus de la moitié des fourrages produits. C’est un aliment incontournable aussi bien pour l’élevage bovin qu’ovin ou caprin. Foin et paille étaient peu disponibles et à des prix inimaginables. L’aliment représentant plus de 65% des couts de production, les viandes rouges ont connu une augmentation vertigineuse du prix et sont devenues hors portée pour la plupart de nos concitoyens. A l’approche de l’Aïd el idha, les prix des moutons ont également atteint des niveaux inimaginables et dépassent facilement les 1000 dinars.

Un déficit fourrager important

Depuis l’indépendance, les productions animales ont connu un développement important grâce à l’introduction de la vache laitière et l’aviculture intensive qui ont permis d’atteindre l’autosuffisance, avec de temps en temps un petit excédent. Malheureusement cette intensification de l’élevage n’a pas été accompagnée d’un développement des ressources fourragères.Près du tiers des besoins du cheptel est importé sous forme de composants destinés à produire des concentrés (maïs, soja et orge). On fabrique plus de 2,3 millions de tonnes d’aliments concentrés par an dont 60% destinés à la volaille et 40% aux ruminants. Nous importons chaque année plus d’un million de tonnes de maïs et 650 000 tonnes de soja. La quantité importée est encore beaucoup plus importante en période de sécheresse pour combler le déficit fourrager.

Les parcours, pâturages naturels, forêts, jachères… couvrent 45 % des besoins du cheptel. Ceux-ci souffrent de la dégradation, du surpâturage, de disparition suite à la sédentarisation, l’urbanisation et de désertification surtout ces dernières années suite à de nombreuses années de sécheresse consécutives.

Les cultures fourragères

Les cultures fourragères n’apportent que 15% des besoins du cheptel. Paille et chaumes, sous-produits agricoles et agro-alimentaires apportent le complément. La superficie réservée à la culture des fourrages est de près de 350 000 ha (soit environ de 8% de la surface agricole totale). Les surfaces irriguées ne représentent que 16% seulement des surfaces réservées aux fourrages. La production de verdure est constituée essentiellement de graminées (avoine, orge et triticale…) environ 80%, le reste représente des légumineuses (bersim, Sulla…) ou des associations. Les fourrages d’été (sorgho, maïs, luzerne…) occupent moins de 10% des superficies fourragères. La verdure est transformée en grande partie en foin (50 à 60%), ensilage (6 à 7%), le reste étant distribué en vert. Les données du Ministère de l’agriculture font état d’une production, en année moyenne, de 800 000 tonnes de foin, représentant près de 4 millions de tonnes de verdure, 500 000 t d’ensilage, 200 000 t de verdure d’automne et 40 000 t de verdure d’été. En année de sécheresse, comme l’année dernière, les emblavures et les productions ne représentent qu’à peine la moitié de ces valeurs. On produit annuellement de 35 à 40 millions de balles de foin (de 15 à 20 kg/balle).

Les faiblesses du système fourrager

Les données précédentes montrent clairement:

a) Une dépendance de l’alimentation du cheptel national par rapport à l’importation. Le tiers, et plus en période de sécheresse, du besoin est couvert essentiellement sous forme de maïs, du soja et de l’orge fourragère ce qui laisse l’alimentation des animaux à la merci des marchés de ces produits et de la conjoncture économique et politique mondiale de plus en plus instable. Ces produits connaissent de fortes pressions en rapport avec une demande de plus en plus croissante et une offre tributaire des conditions climatiques.

b) La faible superficie réservée aux cultures fourragères. Cette situation s’explique par une absence de traditions dans les cultures fourragères qui ne datent que depuis l’intensification de l’élevage et le développement de l’élevage laitier. Jusque-là les animaux se nourrissaient sur les parcours et les plantes spontanées.
Les cultures fourragères se sont peu développées pour plusieurs raisons dont une politique de subvention des aliments concentrés, avec des prix beaucoup plus attractifs que ceux des fourrages grossiers, et l’encouragement de l’Etat au développement des élevages hors sol pour atteindre notre autosuffisance et créer de l’emploi. Des bassins laitiers sont nés dans des régions peu favorables à la production des fourrages comme le Centre et le Sud. Ces élevages dépendent de l’achat de balles de foin et de paille produites dans le Nord du pays et amenées dans ces régions à bord de camions qui traversent tout le pays.

Ce secteur souffre également de l’absence de diversification des espèces cultivées avec au plus une dizaine d’espèces. Les graminées, particulièrement l’avoine, représentent 50 à 60% des fourrages produits. Les légumineuses, riches en protéines, sont peu cultivées. Jusqu’il y a quelques années on cultivait l’association vesce-avoine, un fourrage en principe bien équilibré avec l’avoine qui apporte de l’énergie et la vesce qui apporte les protéines. Malheureusement de nos jours cette association est abandonnée du fait d’une part qu’on est peu regardant sur la qualité du foin et d’autre part en raison d’un mauvais choix variétal qui conduit à une dominance de l’avoine très agressive vis à vis de la vesce.

Le foin constitue l’essentiel des produits fourragers, soit 85%. Il se conserve généralement bien, se prête également bien au transport, aux échanges et aux spéculations. Ceci peut s’expliquer par le fait que ceux qui disposent de terres produisent du fourrage mais ne possèdent pas d’animaux alors que ceux qui en possèdent ne disposent pas de terres et ne peuvent produire des fourrages. Malheureusement, la qualité du foin intéresse peu les commerçants, qui vendent par balles quel que soit la qualité, ni le producteur qui s’intéresse plus à la quantité qu’à la qualité. Le foin est finalement un aliment de très mauvaise qualité et pourtant très cher.

L’ensilage est très peu pratiqué (10% de la verdure produite) alors qu’il garantit une meilleure qualité et une valeur nutritive plus élevée que celle du foin. Par rapport au foin, l’ensilage doit être valorisé sur place, dans un système intégré (élevage-cultures).
c) La dépendance étroite de la production des fourrages à la pluviométrie. Le réchauffement climatique et la sécheresse réduisent considérablement les ressources fourragères aussi bien naturelles des parcours que celles des cultures fourragères (diminution des superficies emblavées et des rendements).

d) La production des fourrages, leur conservation et utilisation nécessite beaucoup de matériel et d’engins agricoles spécifiques (faucheuses, faneuses, andaineuses et presse-paille… pour le foin et ensileuses, remorques, désileuses… pour l’ensilage). Ce parc n’est disponible que dans les grandes exploitations. Les petits agriculteurs, qui représentent la majorité de nos agriculteurs, soit ne peuvent cultiver les fourrages soit doivent louer les engins nécessaires si disponibles.

e) Le rendement moyen est faible (environ 13 tonnes de verdure/ha soit 2 t de matière sèche/ha). Ce mauvais rendement peut être attribué en partie aux mauvaises conditions climatiques mais surtout à une mauvaise maitrise des techniques de production et du choix des espèces cultivées. En France par exemple, on compte en moyenne un rendement de 7,5 t de MS/ha avec beaucoup plus pour le maïs fourrager dont la productivité peut atteindre de 10 à 14 t de MS/ha.

f) La réussite de la culture des fourrages nécessite un savoir-faire important allant du choix des espèces et variétés à cultiver, la mise en place de la culture, l’entretien des cultures à la récolte et conservation. Le manque et l’insuffisance de la vulgarisation, de formation et de sensibilisation n’encouragent pas les agriculteurs à pratiquer des cultures fourragères. Ils préfèrent opter plutôt vers les cultures classiques plus sûres comme les céréales.

Pour une stratégie de développement des cultures fourragères

La crise actuelle des filières animales (viandes et lait), le manque de rentabilité et la fragilité du secteur de l’élevage, nécessite la mise en place d’une stratégie cohérente de promotion des ressources fourragères et pastorales. Cette stratégie doit viser la réduction du déficit fourrager et même une augmentation des disponibilités fourragères en rapport avec la nécessité d’augmenter l’offre en produits (lait, viandes et œufs) pour satisfaire des besoins de plus en plus croissants des consommateurs. Cette stratégie doit tenir compte du réchauffement climatique, avec sécheresse et déficit hydrique, qui accable et pénalise la production agricole en général et les ressources fourragères en particulier.La stratégie doit conduire à une amélioration des rendements et la maitrise des techniques culturales en s’appuyant sur la recherche scientifique. L’accent doit être mis sur les légumineuses qui sont riches en protéines et permettent une amélioration de la structure et la richesse du sol en azote. Une parcelle cultivée en fourrage constitue un excellent précédent pour une céréale permettant par la même occasion de réduire l’utilisation de la fertilisation azotée et des désherbants. Les associations (graminées-légumineuses) sont intéressantes. Le bon choix des espèces et des variétés est primordial afin de permettre l’évolution harmonieuse des deux espèces.

Le foin actuellement produit est généralement de très mauvaise qualité. Beaucoup d’efforts sont nécessaires pour expliquer aussi bien à l’agriculteur, le commerçant et l’éleveur l’intérêt d’avoir un foin de qualité. Les conditions climatiques ont un rôle déterminant. Une pluie au cours du fanage entraine un lessivage et une perte importante de la valeur nutritive du foin.

L’ensilage est une technique de conservation par fermentation anaérobie de la verdure en silos hermétiques. L’enrubannage est semblable à l’ensilage, toutefois la fermentation se fait à l’intérieur de balles, rondes ou carrées, isolées de 4 à 6 épaisseurs en plastique. Le poids des balles est variable (de 8OO à 1 000 kg). Ensilage et enrubannage permettent d’avoir un aliment riche et de qualité. Les balles enrubannées se prêtent bien au transport et au stockage à l’air.

La Tunisie a une bonne expérience dans le domaine de la recherche sur les cultures fourragères que ce soit à l’Institut national des recherches agronomiques de Tunisie (Inrat) ou à l’Institut national agronomique de Tunisie (Inat). Dans un excellent article publié en 2013, Ben Youssef Salah et Hammadi Hassen et Aziza Zoghlami Khélil font le bilan de presque un siècle de recherche sur la valorisation des ressources locales et introduites et la maitrise des techniques culturales. De nombreuses variétés (au moins 28) fourragères et pastorale sont été obtenues et enregistrées dans le Catalogue national des semences. Les auteurs notent toutefois que la valorisation de cet important acquis fait malheureusement défaut.Améliorer nos disponibilités fourragères et maitriser la culture et la conservation des fourrages sont essentiels pour produire viandes et lait d’une façon rentable et répondre aux besoins du consommateur en protéines animales à des prix raisonnables en rapport avec son pouvoir d’achat. L’importation (des aliments destinés à l’alimentation animale ou des produits animaux) coûte de plus en plus cher et est, de nos jours, risquée compte tenu des crises et des pressions politiques et économiques mondiales.

L’autosuffisance fourragère est une composante essentielle de notre sécurité et souveraineté alimentaires nationale. Tout le monde doit s’y mettre et en premier l’Office national des fourrages, fraichement créé, et dont la tâche est immense et nullement aisée. Il doit agir vite et d’une façon efficace afin de trouver des solutions aux défis importants auxquels le secteur faire face. Il ne faut surtout pas tomber dans le piège classique des complications et des procédures fastidieuses, énergivores et chronophages qui rongent et accablent notre administration.

Ridha Bergaoui

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