News - 30.03.2023

Emna Belhaj Yahia - Tunisie: Deux ou trois petites choses...

Emna Belhaj Yahia - Tunisie: Deux ou trois petites choses...

Mais que nous arrive-t-il donc? D'où vient cette ambiance délétère? Les gens se regardent, tantôt troublés, tantôt incrédules. Ils semblent parfois en attente de quelque chose, parfois pris au piège ou perdus dans un océan de faits contradictoires, petits ou grands, de mots curieux ou dépourvus de sens, de questions sans réponses. Ils regardent autour d'eux et cherchent en vain à comprendre, à réagir. Ils donnent l'impression de baigner soudain dans l'étrange.

D'un côté, il y a des chiffres inquiétants et des lendemains incertains, une économie qui vacille, des rouages qui se grippent, des prix qui s’affolent et démultiplient les soucis du quotidien; et de l'autre, des gens qui acclament et applaudissent avec beaucoup de zèle, des détenus qui croupissent en prison sans qu'on fournisse de preuves de leur culpabilité. On se contente de les accuser, les insulter, les noircir, alors qu'ils ne sont pas jugés. Tout cela installe, dans la durée, une atmosphère intolérable de suspicion et de déprime collective. Alors moi, qui ne suis pourtant pas téméraire, j'aimerais dire stop.

Stop à cette chose sans nom qui est à la fois de la démission, du stress, de l’indifférence et du désespoir. Certes, je suis profondément habitée par le doute, et j'ai beaucoup perdu de mes certitudes de jeunesse, comme tout le monde. Mais aujourd'hui, à soixante-dix-sept ans, je reste convaincue de deux ou trois petites choses essentielles: qu'en politique, un adversaire n'est pas fait pour être emprisonné, mais pour contribuer à éclairer l'opinion à partir du point de vue qui est le sien ; que la multiplicité des points de vue est le principe sans lequel nul ne peut construire sa propre pensée et sans lequel il n'y a pas de Cité juste; que le rôle de l'intellectuel est de réfléchir, avec tous les moyens dont il dispose, et de s'exprimer quand les temps sont précisément difficiles, de tenter d'introduire un peu de clarté quand la confusion prend le dessus, que les gens ne savent plus quoi dire et que l'imposture risque de devenir la règle. Dans ses moments-là, face au silence, à l'unanimisme et à son corollaire, la peur, il dira tout haut que la pensée ne se décline qu'au pluriel, et que le solipsisme n'est que le délire d'une âme triste.

Personnellement, toute ambiance délétère me rabougrit. Elle me dépossède de l'énergie qui me reste pour écrire, interroger, imaginer, créer, penser. Et c'est pourquoi je réagis contre elle. Mais comment en sommes-nous arrivés là, et pourquoi pataugeons-nous à présent dans ce brouillard? Il m'est avis que toute errance politique est en fait l'expression d'un déficit culturel qui nous caractérise, et sur lequel nous ne réussissons pas à ouvrir les yeux. De manière générale, il est malheureusement rare que le politique prenne de l'avance sur le culturel. La plupart du temps, celui-ci finit par le rattraper, et nous sommes alors mis face à nous-mêmes: à nos égo démesurés, à notre inaptitude à nous corriger, à mettre le doigt sur nos échecs et nos faux-fuyants, à surmonter nos peurs ancestrales: peur de la raison, peur de la liberté, peur de la singularité et de la différence.

Aurions-nous donc placé la barre trop haut, un certain 14 janvier 2011, en décrétant que nous étions désormais les citoyens d'une Cité libre? Notre soif de liberté était-elle tellement immense qu'elle nous avait caché la nécessité urgente de connaître et de vaincre les obstacles à un exercice réel et effectif de cette liberté? Obstacles cachés dans l'épaisseur du tissu social et dans le mode de fonctionnement collectif dont la dictature politique n'était qu'un des visages, une des expressions visibles. La chute de la dictature a-t-elle nourri en nous l'illusion qu'on pouvait faire l'économie de combats tels que celui de mettre des mots sur nos maux les plus graves, de diriger les projecteurs sur nos dysfonctionnements, nos lacunes, sur les conflits larvés qui rongent tous les domaines, sur la jalousie et la méfiance qui règnent en maîtres, sur l'esprit de clan omniprésent, les préjugés, les idées reçues, l'impéritie, le prêt-à-porter physique et mental?  

Oser identifier ces obstacles-là dressés devant nous, inviter les gens à les examiner sous tous les angles, chacun à sa manière, avec son intelligence vive et sa sensibilité propre, faire appel à des voix et des approches multiples pour dissiper la grande obscurité qui nous entoure est un chemin long et ardu. Mais il demeure à mes yeux la seule voie susceptible de faire avancer le cours des choses.

Emna Belhaj Yahia

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