La crise constitutionnelle en Tunisie: Quel avenir pour la démocratie et l’Etat de droit ? (Album photos)
Par Ouissal Ezzine - La "Révolution du Jasmin" de 2011 avait chassé du pouvoir autocratique, mettant la Tunisie sur la voie d'une démocratisation.
En revanche, depuis l'arrivée au pouvoir en 2019 d'une Assemblée fragmentée et d'un président indépendant des partis, le pays s'est enfoncé dans un insoluble blocage institutionnel et politique creusé d’une panoplie de difficultés économiques et sociales, aggravées par l'épidémie.
Ce processus démocratique en Tunisie, amorcé en 2011 avec la transition démocratique et confirmé en 2014 avec l’adoption de la constitution du 27 janvier 2014 ainsi que l’organisation des premières élections libres transparentes a survécu aux différentes crises sécuritaires, aux multiples décadences économiques, aux défis sanitaires et aux différents chamboulements politiques, difficilement certes mais surement.
Secouée depuis des mois par une crise parlementaire, des limogeages divers et des arrestations multiples, la Tunisie vit actuellement une effervescence sans précédent. Dix ans après la révolution des Printemps arabes, la démocratie tunisienne est-elle en péril ?
Menacée dans son acte fondateur qui n’est autre que la constitution du 27 janvier 2014, le fruit d’un consensus entre les forces modernistes et conservatrices, la démocratie constitutionnelle tant convoitée pour traduire une volonté de rupture substantielle avec un ordre constitutionnel précaire, fait face aujourd’hui un péril éminent. Seule garante de l’établissement d’un Etat de droit unificateur du peuple, l’âme de la Constitution de 2014 est aujourd’hui souillée !
Ce postulat autant périlleux que désolant a charroyé la logique des thématiques traitées lors du colloque international portant sur : « La crise constitutionnelle en Tunisie, quel avenir pour la démocratie et l’Etat de droit ?». Cette rencontre internationale a été organisée par le Laboratoire de recherche en droit international, juridictions internationales et droit constitutionnel comparé, sous la direction de Prof. Hajer Gueldich, les 25 et 26 février 2022 au siège de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis.
Le colloque s’inscrit dans un contexte politique et constitutionnel délicat tendant vers un déséquilibre institutionnel et constitutionnel inquiétant sur les valeurs démocratiques, avec une remise en question sérieuse de son processus clairement à la dérive.
Cette situation qui a nécessité l’intervention du Président de la République pour donner son verdict et monopoliser de la sorte « le sauvetage de la nation du péril imminent », selon sa qualification de l’impasse politique de l’avant 25 juillet 2021, reste à analyser afin de contourner le sort de la démocratie en Tunisie.
L’importance de ces deux journées d’études a été rappelée par la majorité des intervenants et en premier lieu par Mme Neila Chaabane, Doyenne de la FSJPST, dans son allocution d’ouverture qui n’a pas manqué de saluer la qualité des thématiques à débattre dans un contexte constitutionnel flou.
De son côté, Mme Hajer Gueldich Professeure agrégée à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et Directrice du Laboratoire de recherche en droit international, juridictions internationales et Droit constitutionnel comparé, a appuyé l’urgence de déceler les problématiques constitutionnelles qui entravent le cheminement consenti et préétabli de la transition vers la démocratie en insistant sur l’importance du cadre constitutionnel, aujourd’hui biaisé, dans le façonnement d’une démocratie saine et intacte. D’ailleurs, elle a rappelé les pistes sur lesquelles s’étalait le colloque international, invitant à une réflexion sur les problèmes de qualification de l’acte du 25 juillet 2021, ainsi qu’à une lecture de l’impact de la crise constitutionnelle sur les institutions démocratiques et les droits et libertés publiques, sans oublier, in fine, les défis liés à la mise en œuvre de la feuille de route.
Première session - coup d’Etat, réforme ou violation de la constitution: problème de qualification
La première session de ce colloque, intitulée «Coup d’état, réforme ou violation de la constitution : problème de qualification » a été modérée par le Professeur Rafaâ Ben Achour.
M. Michel Troper, Professeur émérite en droit public à l’Université Paris-Nanterre, a commencé son intervention, sur la qualification juridique des Coups d’Etat, en rappelant le fondamental de sa problématique : Comment construire un concept juridique de coup d’Etat ? Et évoquant une approche comparative avec la pornographie.
Il confirme qu’il existe peut-être quelques ressemblances entre les coups d’État et la pornographie, en particulier l’énorme difficulté de les définir. Il se réfère, d’ailleurs, au juge Potter Stewart de la Cour suprême des États-Unis qui est entré dans l’histoire du droit lorsqu’il a expliqué qu’il lui était impossible de définir la pornographie au moyen de mots mais qu’en revanche, il pouvait la reconnaître facilement quand il en voyait. Pour ce qui concerne les coups d’État, il pense que si l’on voulait s’en tenir à cette idée, le sens d’un mot n’est pas autre chose que l’usage qu’on en fait. Selon lui, on devrait s’y arrêter assez vite parce que, dans le langage ordinaire, il est employé dans de très nombreux sens différents et qu’il a une connotation évidemment péjorative, le même évènement est appelé coup d’Etat par les uns, mais jamais par les autres. La dispersion usuelle du terme invite à l’analyser suivant deux approches l’une est séparatiste, l’autre est distributive, en fonction des pouvoirs attribués à l’exécutif
De son côté, Mme Mouna Kraiem Dridi, Maître assistante à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis-Université de Carthage, a présenté une communication portant sur : « L’article 80 de la constitution de 2014 : état d’exception, état de fait et état pré-constituant». Elle estime que la notion d’état d’exception renvoie systématiquement à l’idée de la suspension provisoire, voire la transgression des règles de droit prévues dans les périodes dites « normales ».
De facto, l’absence d’une cour constitutionnelle, certains événements ont suscité le recours au décret de 1978 et la proclamation de l’état d’urgence en s’appuyant sur l’article 80 consacrant ainsi l’idée selon laquelle l’état d’urgence serait une des mesures prises dans le cadre de l’état d’exception.
La constitutionaliste a indiqué que le décret présidentiel 117-2021 du 22 septembre 2021 portant «Mesures exceptionnelles» représentait un véritable tournant dans l’histoire politique et constitutionnelle de la Tunisie. Elle insiste sur le fait que la Tunisie vit, depuis le 25 juillet 2021, sous le coup d’un état de fait marqué de « légalité » via le décret présidentiel n°2021-117 du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles et qui précise le processus pré-constituant devant conduire aux révisions constitutionnelles; un processus totalement conduit parle Président de la République, ouvrant la voie vers une nouvelle phase constituante ou la logique se rapproche plutôt d’un texte de fond qui investit le Président de la République de la quasi-totalité des pouvoirs; Par ailleurs, elle rappelle que le droit ne saurait, à lui seul, définir le champ d’action du souverain mais c’est le souverain qui crée les conditions d’application du droit.
Dans son intervention, Pr. Rafaâ Ben Achour, Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et juge à la Cour africaine des droits l’Homme et des peuples, a souligné que l’état d’exception a plongé le pays dans un vide constitutionnel sine die et qui a mené à “l’enterrement de la Constitution du 27 janvier 2014”. Ce vide juridique risque d’aboutir à une nouvelle Constitution autoritaire, a-t-il estimé.
Il a articulé son allocution autour de deux axes. Selon lui, le processus d’abolition totale de la Constitution est avancé, rappelant que le Président de la République considère que la Constitution n’est plus valable. En effet, le 9 décembre 2021, le Chef de l’Etat a déclaré lors d’une entrevue avec des constitutionnalistes que la Constitution ne peut pas continuer d’être appliquée car “elle n’a aucune légitimité”. S’agissant des conséquences du 25 juillet sur la démocratie en Tunisie, Ben Achour a évoqué “la dégringolade” de la Tunisie dans le classement des pays démocratiques. Le professeur rappelle que, la Tunisie a perdu 21 rangs dans ce classement et est désormais considérée comme une démocratie “hybride et défaillante”. Par ailleurs, il a abordé le décret présidentiel relatif aux mesures exceptionnelles du 22 septembre 2021, soulignant qu’en vertu de l’organisation du pouvoir législatif qu’il prévoit, Kaïs Saïed s’est procuré un pouvoir constituant.
La contribution de M. Dominique Rousseau, Professeur émérite en droit public à l'Université Paris 1 s’axait sur : «Les états d'exception: un test pour l'État de droit »
Selon son approche, l'Etat de droit est à la dérive. En effet, son fonctionnement ordinaire est bousculé par les états d'urgence sécuritaire (2015-2017) et les états d'urgence sanitaire (depuis 2020): le Parlement et le Conseil des Ministres sont marginalisés, les juridictions constitutionnelles, judiciaires et administratives assurent moins, sous la pression des circonstances exceptionnelles ou particulières, un équilibre raisonnable entre sauvegarde de l'ordre public et garantie des droits et libertés, et de nouvelles instances de décision ou de préparation des décisions s'imposent dans le paysage politique : Conseil de défense sanitaire, Conseil scientifique. Il estime qu’on ne gouverne pas et on ne juge pas en état d'exception, comme on gouverne et on juge en Etat de droit. Or, la durée des états d'exception invite à s'interroger sur la possibilité que le mode de gouvernement qu'ils initient devienne le fonctionnement ordinaire des systèmes politiques et constitutionnels, et donc invite à une réflexion sur le concept d'état d'exception : est-il "à l'intérieur" de l'Etat de droit ? Est-il une "parenthèse" qui se refermera aussitôt la situation d'urgence disparue ? Est-il une configuration politique propre qui prendra place dans l'histoire des formes de l'Etat après l'Etat de police, l'Etat légal, l'Etat de droit et, aujourd'hui, demain, l'Etat d'exception ?
De son côté, le juriste Kamel Ben Messaoud, Professeur agrégé à la Faculté de Droit et de sciences politiques de Tunis, a qualifié le décret 117 d'”hérésie juridique” qui, sous couvert de permettre au pays de faire face à un péril imminent, bafoue toute hiérarchie des règles juridiques lors de son intervention sur « Le décret n° 2021-117 du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles ». Revenant au fondement juridique de l’état d’exception, le professeur a estimé que les mesures exceptionnelles en question ne peuvent, en aucun cas, être la concrétisation des dispositions de l’article 80 de la Constitution. “Il s’agit d’un coup de force contre la Constitution qui installe une dictature au profit du Président de la République”, a-t-il ajouté.
Deuxième session : les libertés et les institutions en temps d’exception
La deuxième piste des réflexions avancées quant à la crise constitutionnelle est consacrée aux libertés et institutions en temps d’exception. La session a été modérée par Madame Hajer Gueldich.
M Rainer Arrnold, Professeur émérite en Droit public à l'Université de Regensburg/Ratisbonne (Allemagne), a traité des « Valeurs constitutionnelles et institutions : quelques réflexions ». Il rappelle que le droit, et en particulier le droit constitutionnel, a pour finalité première, l’Homme, sa protection et sa promotion. Cette orientation est axiomatique ! Une véritable constitution n’existe que si son contenu normatif correspond à cet objectif. Il indique que la Constitution repose sur un ordre de valeurs qui exprime cet objectif et qui se compose de trois valeurs fondamentales fonctionnellement liées entre elles, à savoir la dignité humaine, le principe de liberté et le principe d’égalité.
S’agissant de la dignité humaine, qui revient de manière égale à chaque individu, elle signifie avant tout que l’homme est reconnu comme un sujet, une fin en soi, comme le dit Emmanuel Kant et qu’il ne doit jamais être instrumentalisé pour une autre fin. Le principe de liberté, qui découle de la dignité de l’être humain, comprend notamment la liberté politique, c’est-à-dire la démocratie, et est spécifié par des droits fondamentaux qui ne figurent souvent pas entièrement dans le texte de la Constitution et doivent donc être rendus visibles par la jurisprudence. Toutefois, contrairement à la dignité humaine, qui est une valeur absolue, la liberté peut être limitée dans l’intérêt des autres membres de la communauté, c’est-à-dire dans l’intérêt général, dans la mesure où cela est nécessaire. Mais ce qui est important, c’est que la liberté de l’Homme est le principe, la restriction de la liberté est l’exception qui doit être justifiée. Le principe de proportionnalité est l’instrument- désormais universellement reconnu- pour déterminer la limite entre liberté et restriction de la liberté.
Quant au principe d’égalité, il la présente comme élément qui découle également de la dignité de l’être humain. L’égalité est aussi la raison pour laquelle la liberté doit pouvoir être limitée pour des intérêts légitimes des autres membres de la communauté. Il rétorque en évoquant que le principe de l’État de droit a pour fonction de transposer l’ordre des valeurs de la Constitution dans les institutions. Ce principe est le pont entre les valeurs et les institutions de la Constitution. Selon sa perception, la structure et le fonctionnement des institutions doivent correspondre à ces valeurs et les refléter, et l’activité des institutions doit également s’orienter strictement vers ces valeurs.
La séparation et l’équilibre des pouvoirs sont des garanties institutionnelles de la liberté et donc une partie indispensable du principe de l’État de droit. Il conclut que le contrôle de l’activité institutionnelle par des juges indépendants est indispensable et constitue le cœur de l’État de droit.
Pr. Wahid Ferchichi, Professeur agrégé à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis- Université de Carthage, Directeur du département de Droit public et Co-fondateur de l'Association tunisienne de défense des libertés individuelles, soulève dans sa communication, portant sur « Les libertés aux temps de l'état d’exception : "Chronique d'une mort annoncée" », une approche analytique inspirée de l’écrivain Gabriel García Márquez.
Avec beaucoup d’originalité, le juriste pense qu’il existe le fondement d’une dimension liberticide dans l’esprit du Président. Essayant de faire « l’autopsie » du Candidat à la présidence, Kais Saïd, en se référant à ses aspirations électorales et ses discours à l’encontre des libertés fondamentales (comme par exemple l’abolition de la peine de mort et la dépénalisation du cannabis, les dispositions liberticides sur la liberté sexuelle, etc.).
Selon le juriste, ardent défenseur des droits fondamentaux, le Président de la République œuvre à maintenir « légitimes » ses idées liberticides et patriarcales grâce à un discours moraliste populiste et religieux des fois. D’ailleurs, il pense que le Chef d’Etat « n’écrit que pour lui-même » en rappelant des références de droit, c’est-à-dire les différentes écoles et doctrines juridiques. Il pense que la situation est dangereuse. La sacralisation du décret 117 le place dans le prisme d’une « constitution minimaliste » qui ne consacre pas solennellement les dispositions juridiques adéquates quant à la protection des libertés et droits fondamentaux. Il estime que l’intangibilité de ces droits est à risque aujourd’hui, et que les libertés sont bafouées. Il clôture son intervention en avouant que la mort annoncée est celle d’instaurer une dictature dans le pays.
M. Ahmed Souab, avocat et ancien Vice-premier Président du Tribunal administratif, a présenté une communication sur l’« Etat d’exception et justice en Tunisie: constat de phagocytose».
Il rappelle le serment prêté, considérant les dispositions de l’article 69 de la Constitution par le Président, en se demandant s’il l’a fait pour ne pas la violer ou plutôt finir par l’abroger ? Il trouve qu’il s’agit bel et bien d’un coup d’Etat, en plaidant en faveur d’une « escroquerie constitutionnelle » qui n’est pas contre la Constitution mais qui y est en plein dedans. Il qualifie la situation de mimétisme doctrinal constitutionnel menant à l’autocratie. Il délibère sur le fondement de la justice qui est un pouvoir et rappelle que la séparation des autres pouvoirs en est la garantie de son impartialité. Il estime, enfin, que le cheminement vers un Etat de droit est gravement entravé par un état de fait et non pas de droit, soutenu par l’émergence exponentielle d’une idéologie autocratique se posant sur la gérontocratie constitutionnelle, émanant d’un conservatisme prévisible.
Quant à M Zied Krichen, journaliste et Directeur de la rédaction du Maghreb, lors de sa communication sur « Liberté d’expression et liberté de presse en temps d’exception : le bateau ivre », les libertés et droits fondamentaux constituent une ligne rouge à ne pas oser franchir ! Ce sont la clef de voute d’un Etat de droit qui se mesure au degré de libération de la parole de ses citoyennes et citoyens.
Il rappelle la contextualisation de cette crise qui, selon lui, demeure attendue, suite à la mauvaise gestion parlementaire et la quasi-absence des prés requis démocratiques. Il met l’accent sur le rôle des médiateurs dans la conduite « politique » du pays et affirme que la liberté d’expression et de presse sont toujours menacées.
L’opinion publique est, selon lui, une responsabilité qui pèse sur les médias. La défigurer enchainera des interprétations dangereuses qui impactera la transition démocratique. Il manifeste d’ailleurs son désenchantement quant à la complexité des cadres juridiques en la matière, sans application effective.
Troisième session : les défis de la feuille de route annoncée
La troisième session du colloque international, modérée par Mme Mouna Kraiem Dridi a porté sur les défis de la feuille de route annoncée.
Mme Wafa Landolsi, Docteur en Droit et Chercheur à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis- Université de Carthage, l’inaugure avec une contribution sur « Le projet de révision constitutionnelle annoncée : les avatars d'une légitimité ambigüe ». Elle rappelle que la légitimité d’une Constitution se mesure sur le long terme, eu égard à sa vocation; procurer la sécurité et à sa fonction première ; définir les termes d’une cohabitation pacifique. Elle estime que cette légitimité dépend, en tout état de cause, du résultat de l’action soutenue et réputée populaire, c’est-à-dire de la capacité de ce projet de changer la triste situation de ces populations, d’où au final son appropriation, d’une charge éthique.
Selon sa lecture, ce qui invite à douter de l’exactitude de ce chemin emprunté par le Président de la République c’est la persistance d’un certain « inconscient collectif qui serait par essence épris d’autoritarisme », au détriment d’une conscience citoyenne toujours en construction. Elle clôture son intervention en appelant à prendre garde d’un peuple habitué au vote sanction.
Accoutumé à valoriser la recherche scientifique-académique, le laboratoire n’a pas manqué à solliciter les réflexions des jeunes chercheurs en la matière.
D’ailleurs Mme Selma Khirouni a présenté, conjointement avec M. Wassim Ben Yaacoub, chercheurs à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, leur lecture en ce qui se rapporte au «Référendum, révision constitutionnelle et révision de la loi électorale ». Optant pour une approche nuancée, les deux jeunes chercheurs présentent les fondements constitutionnels du référendum comme moyen, irréprochablement démocratique. La démocratie, selon eux, est décelée dans la nécessité de l'égalité des chances pour les plus vulnérables mais aussi les plus puissants.
Les deux intervenants commencent par reprendre l’esprit de la révision constitutionnelle telle qu’elle existe dans les dispositions constitutionnelles. Concrètement, l’existence d’une procédure spécifique de révision, distincte de la procédure d’adoption des autres normes juridiques et notamment des normes législatives, constitue le critère même de la Constitution au sens formel, dans la mesure où la Constitution se trouve située par la même au sommet de la hiérarchie normative. Par ailleurs, le constituant tunisien a établi des limites matérielles à la révision de la Constitution, ce qui a pour conséquence d’établir au sein de celle-ci une hiérarchie entre les dispositions ordinaires que le pouvoir constituant dérivé peut réviser, à condition de respecter certaines formes, et les dispositions intangibles qui échappent à son emprise.
Ceci mène à la nuance selon laquelle le referendum, nonobstant sa nature démocratique en temps de passibilité constitutionnelle, illustre un malaise persistant, en temps d’exception : d’abord l’incompatibilité des variables avec le texte constitutionnel, ensuite, sa consécration comme alibi d’un populisme défiguré entravant la plasticité du droit constitutionnel dans la dynamique de la considologie démocratique.
Pr. Hatem M’rad, politologue et Professeur de science politique à la FSJPST et président-fondateur de l'Association tunisienne d'études politiques, exprime son inquiétude vis-à-vis du tournant du 25 juillet et analyse les scénarios possibles des prochaines étapes à travers la problématique : Quel changement de régime politique en Tunisie ?
Il constate que s'il y ait une chose qui mérite vraiment qu’on l’accomplisse aujourd'hui en politique, c'est bien le changement du régime politique. Un régime politique s’évertue à rationaliser et à ordonner la vie politique au sein de l’Etat, à harmoniser le jeu des pouvoirs, à fixer les possibilités et les limites de chaque autorité politique. Le choix du régime politique, et comme le disait justement Carl Schmitt, est la partie la plus fondamentalement politique de la Constitution, celle qui est censée avoir une certaine emprise sur l’avenir, et réduire l’imprévisibilité du fonctionnement de l’Etat. Choisir entre démocratie, dictature, république, monarchie ou entre système présidentiel, plébiscitaire ou parlementaire, est un choix éminemment politique. Mais, un régime ne vaut que par sa cohérence, sa stabilité et son rendement. Autrement, il deviendrait comme une bulle étanche, imperméable à la vie réelle et sociale. Selon lui, le raisonnement politique de l’après 25 juillet semble perdre ses repères comme s’il obéissait à une panoplie de variables désormais défigurées pour parvenir à assoir une démocratie intacte !
En retraçant les dates phares de la transition démocratique en Tunisie, le politologue trouve que ce régime politique belliqueux ait perdu toute légitimité dans la subconscience collective des Tunisiens qui n'ignorent pas qu’il a été confectionné par une seule partie dominante et pour l'intérêt d'une seule partie dominante, et n’ont toujours pas, les moyens de l’infléchir.
Ce « régime » ne peut plus inspirer confiance. Il faudrait alors revenir au message de Locke : le contrat politique, à la base de la démocratie, est d’abord un « trust ». La confiance des citoyens contre la bonne foi des acteurs dans l’action politique. Mais, force est de constater que tous ceux qui, même de bonne foi, ont tenté depuis 2014 de servir ce régime au sein de l'Etat, au gouvernement ou au parlement, ont aussitôt été dévalorisés par ce même régime qu’il faudrait condamner au plus vite. Selon sa lecture, le régime tunisien ne favorise ni le pluralisme authentique, ni l’autorité de l’État, ni la stabilité des institutions. La transition démocratique semble être un chantier sans fin, compte tenu des changements politiques de masses qui pèsent sur ce qui reste de l’Etat comme institution censée être vivante et viable.
Quant à M. Adam Mokrani, chercheur à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et Avocat à la Cour, il n’a pas manqué de révéler, à son tour, un trait caractériel du Président Kais Saied à travers : « La tentation populiste en Tunisie : vecteur d’un nouvel ordre constitutionnel ». Il analyse le profil populiste du Président suivant une logique réaliste. Il explique que les pratiques initiées par le Président Kais Saied s’inscrivent dans le nouvel ordre constitutionnel qu’il veut instaurer. Cette tentation trouve son fondement à partir de trois axes. D’une part, les orientations stratégiques de l’Etat décidées par des consultations populaires par voie électronique, qualifiées de référendum électronique par le Président, et dont le taux de participation n’a pas atteint jusqu’à maintenant les objectifs tracés par les ministères en charge de cette consultation, du fait des ennemis de ce processus qui complotent contre cette mesure inédite.
Ensuite, la feuille de route décidée unilatéralement par le Président et annoncée sans concertation avec les différentes parties prenantes, notamment l’instance constitutionnelle en charge de l’organisation des élections. Il faut noter que cette feuille de route comporte un référendum prévu pour le 25 juillet 2022 et des élections législatives pour le 17 décembre 2022. Avec quels textes ? Quelles instances ? Nous n’avons pas encore de réponses ?
Enfin, on soulève le gel du parlement qu’est une dissolution de fait, le blocage de l’INLUCC qui n’est plus opérationnelle, la dissolution du CSM et un projet de décret-loi limitant la liberté d’association. Le jeune chercheur interprète ce nouvel ordre constitutionnel, en insistant sur les droits acquis, qui ne sont plus garantis avec un projet de conciliation pénale porté par le Président et dont on n’arrive pas à cerner les contours et où l’opposition politique n’est plus prise en compte. D’ailleurs, il pense que le Président Kais Saied profite de la situation politique où toute la classe politique a été délégitimée pour accélérer la genèse de sa conception du pouvoir, qu’aucune force politique n’est actuellement en mesure de lui faire contrepoids et que la voie est libre pour lui face à une population en état d’ivresse, désespérée et emportée par cette tentation populiste. Selon ses pronostics, le seul remède possible contre ce populisme demeure la situation économique et la pression des partenaires internationaux de la Tunisie pour freiner cette démarche qui a mis entre parenthèses l’œuvre de 10 ans de démocratisation.
Les interventions ont été couronnées par une communication originale présentée par Mme Amel Mejri, docteur en Droit et Chercheure à la FSJPST- Université de Carthage et Mme Zouhour Ouamara chercheure en droit à la FSJPST. L’originalité de la communication réside, à prime abord, dans le choix de la thématique : « L’instrumentalisation de la sécurité ». Les deux jeunes juristes ont opéré une logique analytique pertinente s’agissant du profil du « Chef d’Etat élu majoritairement » dans ses discours, ses allocutions, ses idéaux et sa vision. Elles expliquent la théorie binaire de la vie et de la mort constamment engagée par le président, via laquelle il voudrait transmettre au peuple tunisien qu’il est la seule issue pour la victoire et donc pour ‘’ la vie’’ et que de facto tout ce qui était avant le 25 juillet 2021 n’était autre qu’une vanité annoncée. Sa pensée se réfère au Léviathan, à l’Etat ultra fort suivant Hobbes mais en s’appropriant des « superpouvoirs » gravitant exclusivement et seulement autour de lui. La sureté des individus dépend du Président qui s’octroie le privilège de sa protection d’où la dissimulation de cette notion de sécurité par l’instrumentalisation biaisée de la sûreté individuelle et par l’instrumentalisation accrue des forces de sécurité ou de la sécurité publique ou encore le virage sécuritaire. Elles critiquent la conception de Kais Saied qui implique qu’il est le souverain qui bénéficie du consentement originel populaire.
Selon elles, le Président déclenche ainsi une vision claire de la souveraineté, où le peuple ayant choisi leur souverain délègue toute la souveraineté populaire, en devenant ainsi des sujets de fait dans un Etat de fait non de droit. Deux axes ont consolidé leur thèse : d’une part, cette instrumentalisation se base sur l’anéantissement de la théorie de l’Etat de droit dans sa conception formelle, à savoir le principe de la légalité et dans sa conception substantielle à savoir la justice.
Elle concluent que le chef d’Etat, en marginalisant une feuille de route claire et laissant croire qu’il est dans l’improvisation, qu’il a la force publique et qu’il est le peuple tunisien, il se projette comme un Thésée des temps moderne, vainqueur du minotaure mais, la réalité n’est point mythologique, la Présidence de la République tunisienne est un poste maudit à qui ne saura pas comment le respecter, de la dynastie Husseinite passant par le coup d’Etat sanitaire pour Bourguiba, arrivant à la révolte populaire contre Ben Ali.
In fine, selon la chercheure Mme Zouhour Ouamara, le patrimoine social tunisien, la culture tunisienne et la neutralité de l’administration sont les véritables bases de la relance démocratique. Tout autre chemin emprunté n’est autre qu’une fausse route, car le seul minotaure est le temps et ce dernier il est insaisissable et invincible.
Les différentes communications citées ont donné lieu à un débat fructueux, démontrant certes la méfiance à l’égard de la situation actuelle de par sa non-conformité aux dispositions constitutionnelles, mais surtout le laconisme apparent vis-à-vis d’une feuille de route incompréhensible et parfois jugée arbitraire.
Différentes personnalités politiques et académiques ont intervenu, en avançant des questions sur le sort de la démocratie en Tunisie et l’adaptabilité du processus démocratique aux changements politiques récurrents.
Le débat a pris fin avec l’intervention de Mme Sana Ben Achour, Professeure agrégée à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis- Université de Carthage et Présidente de l’Association BEITY. Elle a présenté, au terme de ces deux journées, un rapport de synthèse récapitulant les idées nodales de l’analyse de la crise constitutionnelle en Tunisie et les perspectives de sauvetage d’une démocratie égorgée en saluant la signification des pistes abordées tout au long du colloque.
Selon la professeure, la crise constitutionnelle est réelle en insinuant sur une potentielle chute de toutes les institutions de l’Etat et l’enterrement effectif de la transition démocratique. De facto, l’actualité politique et constitutionnelle du pays ainsi que les déséquilibres qui déstabilisent sa situation invite à une lecture critique et distanciée de la crise.
Elle a expliqué que, d’un point de vue juridique, le Président de la République a l’obligation de protéger l’Etat et le peuple et de prévenir des périls imminents et non pas le droit de ne pas respecter la Constitution. Elle considère que le risque de retour vers une dictature n’est pas à exclure et ce, compte tenu de l’absence d’intermédiaire entre le peuple et le Président car il n’y a pas de Cour constitutionnelle ou d’Assemblée des Représentants du Peuple ou de Tribunal administratif pour le contrôler. Les partis politiques, les organisations nationales ou le gouvernement n’ont plus la possibilité de le conseiller dans cette phase critique. Elle insiste sur le fait que la monopolisation du pouvoir sans contrôle est, d’ores et déjà un péril éminent.
L’ardente militante des droits fondamentaux et libertés a aussi, critiqué l’idée de présenter le Président du justicier détenant toutes les solutions. Elle a commenté les différentes analyses du profil du Président, en essayant de comprendre ses « envisageables » et invite à retenir que le Président « symbolise l’approche patriarcale sur laquelle s’est construite notre société et qui considère que la femme a seulement pour rôle d’assurer une progéniture », a-t-elle déclaré. Elle centre son analyse sur les contradictions et la percée rétrograde du Chef d’Etat en exprimant son inquiétude quant à l’épanouissement des femmes et l’autonomie la société civile désormais menacée.
Concernant l’affirmation de non-retour à la situation d’avant 25 juillet 2021, Mme. Sana Ben Achour a souligné l’ambiguïté de la situation et son refus du rejet arbitraire de la constitution, étant un gage démocratique. Elle clôture son discours en rappelant que le débat entre légalité et légitimité est l’une des plus vieilles controverses. Tout ce qui est légal n’est pas légitime forcément. En principe, la légalité épuise la légitimité.
Oscillant entre décisionnismes chmittien où l’Etat total est parfaitement idéalisé et normativisme kelsenien où le droit semble primer, le divisionnisme du peuple est au rendez-vous ! Elle rebondit sur ses croyances démocratiques qui ne sont pas adaptées aux revendications de l’heure actuelle et qualifie son projet politique de monarchique et de conservateur, ce qui constitue donc un point d'orgue des difficultés rencontrées par la jeune démocratie tunisienne ébranlée.
Selon Mme Sana Ben Achour, « la démocratie ne supporte pas le Un, l’unique, le seul, le vrai ». Elle rajoute que malgré les critiques avancées à l’encontre du blocage constitutionnel en Tunisie, la constitution reste la reine des normes, sans laquelle la démocratie ne trouvera point de soubassement !
L’intégralité du colloque est disponible sur la chaine YouTube du Laboratoire.
Ouissal Ezzine
Enseignante universitaire de droit public, Université de Carthage
Doctorante-chercheure à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis- Université de Carthage
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