A propos des risques du développement de la culture du colza dans le système céréalier en Tunisie
Par Ali Mhiri - Que cherchent les pays de l’Union Européenne en Tunisie à travers l’ALECA ? Tout simplement le libre accès à nos marchés des biens et services, dont notamment ceux du secteur de l’agriculture, de l’alimentation et des services qui lui sont associés…
Eh bien, c’est pratiquement fait. L’UE vient, avant même la ratification par la Tunisie de l’extension de cet accord à l’agriculture, de s’immiscer insidieusement dans l’un de nos systèmes de production agricole les plus stratégiques au plan de la sécurité alimentaire, à savoir le système céréalier. Elle s’y est infiltrée, sans crier gare, par la fenêtre laissée grande ouverte.
Les faits
L’intronisation récente de la nouvelle filière Colza en Tunisie au centre de notre système de production céréalier en est un indice évident. Elle vient accélérer la dynamique d’affaiblissement, voire de déstructuration, de notre céréaliculture déjà fragilisée par la perte de contrôle du système des semences céréalières sélectionnées, ainsi que par la réduction des superficies des meilleures terres qui lui étaient dédiées (extension de la monoculture oléicole et des cultures irriguées et urbanisation anarchique). Sans compter les impacts négatifs attendus du changement climatique sur les rendements (-20%) qui ne manqueront pas de remettre en cause l’un des piliers de la sécurité alimentaire et par là même, notre souveraineté nationale en la matière.
Pour ce faire, les pays européens se sont ingéniés à mettre en œuvre un contrat programme ‘’Maghreb Oléagineux ‘financé par l’Union Européenne, destiné au développement de cette ‘’filière Colza’’ en Tunisie et au Maroc. L’objectif en étant d’intégrer la culture du colza dans nos assolements céréaliers pour produire de l’huile (pour l’alimentation humaine) et du tourteau (pour l’alimentation animale) de colza et de les écouler dans nos circuits commerciaux, en bénéficiant indirectement, bien évidemment, de la politique de subvention des denrées alimentaires de base. Cet objectif pourrait paraître, aux non-initiés, à priori louable, dans la mesure où cette production pourrait contribuer à limiter les importations de ces denrées.
Mais le battage médiatique lancé ces derniers jours à l’occasion du salon de l’agriculture n’a pas manqué de souligner, avec trop d’assurance, les avantages hypothétiques découlant de l’adoption de cette culture, allant jusqu’à la considérer comme la panacée de nature à être la ‘’ solution aux enjeux de la durabilité de l’agriculture tunisienne (cf. Réalités, octobre 2021). Cela sans faire la moindre allusion à ses dangers, pour ne pas dire ses répercussions négatives, en termes de démantèlement de tout notre système de production céréalier aux plans stratégique, économique, social et environnemental. Pour s’en rendre compte, il suffit de mettre en perspective ces risques sur le long terme, et en établir les bilans économique, social et écologique, pas seulement au niveau de la culture elle-même, mais aussi et surtout à celui de l’ensemble de l’assolement triennal recommandé (colza/blé/2e céréale) et pendant une décennie. Cela permettra d’intégrer les impacts des facteurs de production aléatoires, comme l’irrégularité pluviométrique, le renchérissement inévitable des intrants importés, et d’en révéler les conséquences négatives sur les performances du système, voire même sa non durabilité sans soutien financier de l’Etat.
Les risques encourus
Brièvement, les risques découlant de l’adoption de cette filière se déclinent comme suit:
1- Risques agronomiques
• Cette culture contribuera au démantèlement de notre système céréalier par le simple fait de la suppression d’un de ses fondements, à savoir la culture des légumineuses , dont elle prend la place alimentaires et fourragères comme précédent cultural du blé dans les zones les plus favorables( l’objectif du programme est d’allouer à terme à cette culture 150 000 ha, soit 450 000 ha pour tout l’assolement triennal convenu) . Une des particularités de cette culture est sa grande exigence en engrais azotés, et le ‘’tout chimique’’ recommandé pour la conduite de son itinéraire technique prendra le dessus sur toute vision d’intégration des cultures fourragères et de l’élevage dans ce système, de sa décarbonations par le recyclage du fumier, ainsi que de la valorisation de tous les bienfaits de la fixation symbiotique de l’azote par les légumineuses et leurs retombées tant recherchées sur la fertilité des sols et l’optimisation du bilan azoté de tout l’assolement.
• La variété de colza recommandée fait partie de la catégorie Clearfield, c’est une variété hybride et OGM qui doit être importée tous les ans, imposant, de fait, une dépendance totale des producteurs vis-à-vis du fournisseur européen. Certes, elle est réputée relativement productive (13 Qx/ha ?), sous condition expresse de traitements à base d’un cocktail d’herbicides spécifiques (à importer également), comportant entre autres l’imazanox (produit bien avéré cancérigène en Europe). Il va sans dire que ce paquet technologique ne manquerait pas de générer divers dangers en rapport avec la santé de l’homme et de l’environnement.
• Comme pour les autres cultures annuelles, le colza verra son rendement varier au fil des années au gré de la pluviométrie et sa répartition saisonnière, avec une tendance lourde à la baisse eu égard au changement climatique. C’est dire que l’adoption de cette filière ne serait pas la meilleure façon d’adapter notre agriculture à ces risques.
2- Risques environnementaux
Ils sont liés à la dépendance de cette filière vis-à-vis des intrants chimiques:
• Risques agro-écologiques résultant de la suppression des légumineuses, avec un manque à gagner au niveau de la santé et la fertilité du sol et son bilan en éléments nutritifs et en carbone, suite à l’accélération de la fonte de l’humus du sol.
• Risques sanitaires liés à l’utilisation de l’imazanox avec l’herbicide recommandé, ils impactent toutes les composantes de la chaîne alimentaire (microflore et microfaune du sol, animaux d’élevage, consommateurs humains), sans parler de la contamination potentielle des sols et des nappes par les résidus des pesticides préconisés.
3- Risques économique et sociaux
• La marge brute à l’hectare calculée actuellement n’est pas garantie tous les ans. Il s’ensuit une exposition plus grande de l’exploitant agricole particulièrement aux risques élevés de variation des facteurs aléatoires déjà mentionnés.
• Ces risques auraient des retombées négatives sur les performances de tous les segments de la filière, mais l’acteur le plus lésé sera le producteur. Encore une fois, il est tout désigné pour être le maillon le plus vulnérable de la filière.
4- Risques stratégiques
• Telle que conçue et formulée, cette filière est aux antipodes d’une approche systémique cohérente dans la mesure où elle ne s’intègre pas dans une politique agricole visant l’amélioration et la consolidation des systèmes agricoles stratégiques comme celui des céréales.
• Qui plus est, l’adoption de cette filière colza revient, faut-il le souligner, à l’instauration d’un nouveau monopole qui s’installe, tout déguiser, dans le système céréalier, au moment même où le pays prend conscience de la gravité de l’économie de rente dans tous les domaines et se mobilise pour y remédier. Or, dans le cas présent c’est l’un des plus grands systèmes stratégiques contribuant à la sécurité alimentaire du pays qui est menacé. En ce sens que cette filière colza restera commandée, dans tous ses segments, par deux acteurs aux bénéfices toujours garantis : l’importateur des intrants qu’il vend aux prix du marché international, d’une part, et l’industriel qui intègre son coût de transformation dans le calcul du prix d’achat des récoltes. Tout cela pour rappeler que c’est le producteur seul qui supporte les risques de ces incertitudes aussi imprévisibles qu’incontrôlables. En externe, les risques ne seraient pas non plus partagés dans la mesure où la partie européenne, représentée ici par les détenteurs du paquet technologique, se voit garantir, en maître absolu, le marché tunisien en la matière, alors que les exploitants agricoles jouent, au quitte ou double, en engageant leurs capitaux (financier et ressources naturelles et humaines).
Que faire ?
Pour autant, on devrait se garder de condamner définitivement l’introduction de cette culture. Il serait possible en effet, à notre avis, de concevoir une filière Colza nationale autonome, sur la base de variétés non hybrides et non OGM, multipliables localement, même moins productives, mais intégrées dans un nouvel assolement plus à même de faire corps avec une politique de réel développement inclusif et dont la conception éventuelle sera l’affaire des spécialistes en la matière, en partenariat avec les acteurs concernés au premier desquels figurent les exploitants eux-mêmes.
Au vu des risques encourus, la nouvelle filière déjà mise en œuvre pourrait rejoindre celles de l’aviculture, de l’élevage laitier, bien ancrées chez nous mais dont la survie est conditionnée par les soutiens directs et indirects de l’Etat, pour compenser la volatilité des prix internationaux des intrants et dont les valeurs ajoutées ne bénéficient que très peu au pays. Dans cette perspective, trois gros dindons de la farce auront à payer le prix de leurs engagements dans l’adoption de cette culture, il s’agit:
- De l’exploitant agricole pris en sandwich entre le fournisseur des intrants et le transformateur des graines qui lui imposent des prix à la production garantissant leurs bénéfices. Il est possible que certains agriculteurs soient convaincus, au jour d’aujourd’hui, de la rentabilité de cette culture après l’avoir essayée, et qu’ils veuillent l’adopter. C’est leur choix, mais ils devraient en assumer les résultats sur le long terme.
- Des salarié(e)s indignement mal rémunéré(e)s. Le SMAG sera certainement augmenté sous l’effet de la demande sociale légitime en une vie digne et cela ne manquerait pas d’éroder la rentabilité de la culture.
- De l’Etat qui serait amené, dans la perspective de déstabilisation économique du marché des denrées de cette filière, à soutenir cette dernière afin de sauvegarder certaines composantes de la sécurité alimentaire.
En conséquence, une analyse systémique approfondie des défis et enjeux liés à la faisabilité et la durabilité de cette filière, sur le long terme, devrait pouvoir éclairer les décideurs sur les diverses alternatives possibles. De même, les organisations de la société civile ainsi que les organismes de recherche concernés par la sécurité alimentaire, la santé des citoyens et la gestion durable des ressources naturelles du pays devraient prêter une attention soutenue aux innovations technologiques aliénantes, générant une dépendance absolue de leur importation et susceptibles de se traduire, à terme, par l’instauration de nouveaux monopoles.
Conclusion
En guise de conclusion, et au-delà du cas particulier de la filière colza et pour revenir à l’ALECA, il nous paraît urgent de prendre conscience des diverses menaces de déstabilisation de notre système de production céréalier. Ce serait un euphémisme de parler à travers l’ALECA de ‘’coopération, partenariat, aide au développement….’’ avec les pays européens tant les relations conçues par eux avec la Tunisie sont si inégales, aliénantes, et déséquilibrées. Il nous paraît légitime de les reconsidérer sur la base de nos intérêts réciproques pour qu’elles soient de type gagnant-gagnant, en gardant à l’esprit les nouveaux concepts de ‘’développement inégal entre les partenaires, ou l’échange inégal entre eux, apparentés à celui de ‘’colonisation verte’’, récemment développés et portés par de nombreux chercheurs, pour tout ce qui concerne les transferts de technologies inappropriées aux pays en développement.
Les choses étant ce qu’elles sont, c’est à notre pays de savoir où situer ses intérêts, les hiérarchiser et les exploiter au mieux dans l’accord envisagé tout en ayant conscience de la contrepartie à donner, sans jamais céder sur l’essentiel, à savoir la souveraineté nationale alimentaire. Dans cette perspective, pourrions-nous espérer voir nos futurs négociateurs de l’ALECA renforcer leurs capacités professionnelles face à ceux de l’union européenne, s’approprier et intégrer le concept de ‘’colonisation verte’’ dans leurs argumentaires de défense des intérêts, dans la durée, de notre secteur agricole avec tous ses systèmes de production.
Ali Mhiri
Auteur du livre «l’agriculture tunisienne à la croisée des chemins. Quelle vision pour une agriculture durable en Tunisie.» 2018.
Disponible chez : Al kitab, Bouslama, Clairefontaine, Caliga à Tunis et Fendri à Sfax.
Et de « Les CC, l’agriculture, la sécurité alimentaire et le développement rural », sur Leaders dans la rubrique « opinion » du 2 juin 2021.
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Excellente analyse de M.Mhiri : Il est inconcevable pour un agriculteur de confier sa culture à uniquement 2 intervenants qui sont en situation de monopole avec toutes les conséquences qui en découlent ! Le seul "gros dindons de la farce" est encore et toujours l'Agriculteur qui n'est plus libre de choisir ni sa semence ni la commercialisation de sa production, pour une rentabilité à l'hectare très aléatoire.