Tourisme et patrimoine en Tunisie, sous la loupe de l’ethnologue Habib Saïdi
Dès le lendemain de l’indépendance, l’Etat tunisien a montré un intérêt vif et soutenu pour tout ce qui touche au tourisme et au patrimoine. L’association des deux préoccupations s’est rapidement révélée complexe et truffée de contradictions. Elle cherchait d’abord la promotion rapide d’un tourisme qui s’est rapidement imposé comme étant littoral et balnéaire ; elle voulait, par ailleurs, mettre en exergue un riche patrimoine, révélateur de l’identité plurielle du pays mais réduit finalement à des composantes sélectives et souvent folklorisées.
C’est la double réduction du pays à sa côte tournant le dos à l’intérieur du pays et du patrimoine à des bribes ignorant d’immenses richesses que Habib Saïdi a choisi comme angle de vue pour une analyse originale et stimulante, axée autour de la métaphore du ‘’façadisme’’ doublé d’un ‘’balconisme’’ séduit par l’exemplarité des Occidentaux et soucieux de mériter leur bonne appréciation. L’ouvrage dans lequel H. S. développe sa fine analyse porte un titre bien expressif ‘’Identité de façade et zones d’ombre. Tourisme, patrimoine et politique en Tunisie’’. Il fait partie de la jeune collection ‘’Terrains et théories anthropologiques ’’dirigée par Claude Calame et Mondher Kilani, et publié à Paris, aux Editions PETRA.
L’auteur est professeur d’ethnologie et de muséologie à l’Université Laval au Canada où il dirige l’Institut du patrimoine culturel (IPAC). Sa fine connaissance de la relation entre tourisme et politique dans la Tunisie indépendante l’a habilité à saisir promptement et avec beaucoup d’intelligence le dévoilement de nombreuses réalités depuis la Révolution de 2011, amplifié par la crise de 2015 dont les prémices remontent à 2012 ainsi que leur nouvelle appréhension par la parole libérée. Son ouvrage s’inscrit dans le prolongement d’une thèse soutenue en 2006 à l’université Laval, à Québec et intitulée ‘’Politique du patrimoine et du tourisme en Tunisie depuis l’indépendance’’. Il résulte d’un va-et-vient longuement réfléchi entre d’une part, l’évolution du tourisme dans la Tunisie du début des années 1960 jusqu’à la fin du règne de Ben Ali et d’autre part, la situation qui prévaut depuis le 14 janvier 2011. La réflexion de l’auteur est nourrie par ses observations personnelles, ses nombreuses lectures relatives aux études théoriques et de terrain ainsi qu’aux articles de presse, la matière fournie par les réseaux sociaux et les entretiens menés avec des acteurs sociaux de différentes catégories. Au total, l’ouvrage offre donc au lecteur un condensé d’une quinzaine d’années de recherches menées par l’auteur depuis le début des années 2000.
Une approche originale d’un couple peu observé
Un positionnement clair du sujet est entrepris dans un prologue substantiel ‘’Ce que s’indigner veut-dire’’ (p. 13-34) : la crise du tourisme ne date pas de 2015 ; considéré dans toute son histoire, le tourisme est un bon miroir du cheminement de la Tunisie indépendante ; parti trop tôt et trop soutenu par l’Etat postcolonial, le secteur est plutôt coupable (de tout ou presque) que victime ; vital au régime politique, il en a été son fossoyeur prévisible ; focaliseur identitaire chargé d’ambivalence, le secteur a toujours été dopé financièrement et protégé par la propagande étatique, manipulatrice du patrimoine culturel ; lieu de confrontation entre islamistes et modernistes, il constitue, depuis plusieurs années, un terrain de luttes tantôt sourdes, tantôt fracassantes. Les lignes théoriques et méthodologiques qui ont soutenu la recherche sont exposées sans ambages : le tourisme inséré dans les changements du contexte postcolonial puis postrévolutionnaire est évalué à l’aune d’une ethnologie ‘’multi-située’’ du point de vue des enquêtes de terrain. Dans les dernières pages de l’ouvrage, l’auteur insiste sur les trois idées forces qui ont soutenu sa démarche : le caractère patriarcal de l’Etat postcolonial dans sa gestion du tourisme comme celle de tous les autres domaines, la responsabilité du tourisme dans l’échec du modèle de développement qui a entrainé, entre autres conséquences, un déchirement entre modernité et authenticité, la pertinence du prisme du tourisme en tant que moyen d’étude des changements sociaux et des transitions politiques.
Dans le cadre de six chapitres concis, bien construits et développés sur près de 200 pages, l’auteur décrypte d’une plume alerte, recourant souvent à la métaphore et au néologisme, les multiples facettes d’un sujet qu’il maîtrise bien. Pour les titres, l’auteur a eu, le plus souvent, la main heureuse : ‘’une identité express‘’, ‘’un État hôtellisé ’’, ‘’Le patrimoine à table’’, ‘’les hôtels modernomètres ‘’ ‘’intro-tourisme’’ … gravitent autour de la métaphore centrale du ‘’façadisme’’.
Faisant un aller-retour entre l’avant et l’après Révolution, H. S. entreprend des comparaisons éclairantes. Ainsi, met-il au jour la ‘’chronophobie ‘’ des Tunisiens qui, au cours des deux phases « ont dû faire face à un passé de conflits non résolus, à un présent instable et indéfini et à un futur incertain et imprévisible » (p. 41) ; le pays passant d’un laboratoire de la modernisation à un laboratoire de la démocratisation (p. 42).
L’auteur, observe, analyse, cite, donne la parole à différents protagonistes mais ne prend pas position ouvertement, laissant le lecteur se faire sa propre idée, à partir d’une matière qui se veut aussi objective que possible. S’il avoue, dès les premières pages, avoir choisi et assumé d’être subjectif en étudiant des réalités qui lui sont familières et nullement exotiques (p. 30-32), c’est seulement dans le dernier chapitre (p. 167-200) qu’il laisse apparaître son adhésion complète à un tourisme ‘’alternatif’’ qui fait place à un hébergement en dehors des chaînes hôtelières littorales et à une large fréquentation de la part des Tunisiens curieux de connaître l’intérieur de leur pays. Dans ce même chapitre, comme en d’autres endroits, l’auteur rend hommage aux bâtisseurs de la République de toutes les catégories sociales, qui, par leurs actions, ont permis le développement de la société civile qui n’hésite pas à critiquer la politique de l’espace (p. 55) mise en place depuis l’ère bourguibienne qui a vu aussi naître une ‘’politique du temps’’.
Les choix discutables d’un État moderniste mais toujours patriarcal
Dans l’excellent chapitre 3, l’auteur montre comment le tourisme balnéaire né par la volonté de Bourguiba qui en fait du début jusqu’à la fin de son règne «une affaire d’Etat mais aussi une affaire personnelle » (p. 70), a considérablement et rapidement enrichi des individus et des régions bien précises. Mais la même activité a, selon de nombreux observateurs avertis, coûté cher à la communauté nationale sans retour qui soit en rapport avec l’investissement et les sacrifices. Tout le long du chapitre suivant, H. S. analyse avec beaucoup de finesse les implications du tourisme balnéaire sur les régions qui en profitent et celles qui n’y ont pas été impliquées.
La sélectivité avec laquelle l’Etat a toujours traité le patrimoine est expliquée dans le cadre du chapitre 5 (p. 133-166) qui se penche sur les motivations et les déclinaisons des choix. Elle amène l’auteur à souligner les incidences négatives d’une ‘’identité express’’, réductrice et soumise à la triple manipulation « d’un emballage, d’un emballement et d’un embellissement ». Dans le sixième et dernier chapitre, deux questions sont abordées : les nouvelles formes d’hébergement et les différentes prises de positions des islamistes face au tourisme. C’est l’occasion pour H. S. de souligner l’opposition farouche des islamistes au tourisme au moins dans la forme qui l’a caractérisée dans la Tunisie de Bourguiba et celle de Ben Ali. L’auteur rappelle, à ce propos, les premiers attentats perpétrés à Monastir à la fin des années 1980, les prières invasives sur des plages bien ciblées et l’apparition de l’hôtellerie halal au lendemain de la Révolution.
Face aux déboires et aux menaces accumulées depuis 2011 et accentuées depuis 2015, H. S. voit un espoir dans le développement des clientèles tunisienne, algérienne et libyenne ainsi que dans l’optimise affiché par de nombreux promoteurs et employés du secteur. Il souligne que c’est la perte de l’espoir qui inspire plus de peur que la crise ne le fait.
Attitudes et espoirs à relativiser
Après la lecture de l’ouvrage, on est en droit de se demander si l’auteur n’a pas surestimé la responsabilité du tourisme dans le façonnement du territoire tunisien et de la société de l’État indépendant indépendante, et dans l’échec du modèle de développement. Des mutations aussi importantes que le développement de l’éducation, l’encadrement sanitaire, l’émancipation de la femme et le développement de l’industrie manufacturière ne semblent pas avoir été considérés par l’auteur à leur juste valeur.
Par ailleurs, les rapprochements entre la politique de l’ère bourguibienne et celle de Ben Ali peuvent paraître, par endroits, outranciers et manquer de nuance. Ainsi par exemple, le rapport de Bourguiba et de ses plus proches collaborateurs avec le passé de la Tunisie (p. 43-46) n’est pas présenté avec les nuances qui l’ont caractérisé. Le mépris attribué à Bourguiba pour tout ce qui concerne le passé antique de la Tunisie (p. 46) est certainement exagéré.
Le lecteur peut regretter que l’auteur n’ait pas approfondi, dans le chapitre 5, l’analyse du tourisme culturel plus proclamé que concrétisé par les décideurs tunisiens de tout temps. Dans la situation des musées, des sites archéologiques et des monuments historiques tunisiens ainsi que celle des organismes en charge du patrimoine matériel et immatériel, l’auteur aurait trouvé de nombreuses illustrations pour l’inconsistance de la politique gouvernementale en la matière. Pour les études de cas, l’auteur n’aurait eu que l’embarras du choix parmi les structures qu’il cite et celles qu’il n’a pas abordées comme c’est par exemple le cas de la toute puissante Chaire Ben Ali pour le dialogue des civilisations et des religions, à l’œuvre de 2001 à 2011 ou les publications de l’Agence en charge du patrimoine culturel qui existe depuis 30 ans. Une comparaison entre le traitement réservé par Bourguiba et Ben Ali au patrimoine tunisien dans son rapport avec le tourisme avec, par exemple, la politique de Moubarek en Egypte, aurait été éclairante.
L’enthousiasme de l’auteur pour les nouvelles formes d’hospitalité déclinées en maisons d’hôtes, gites ruraux et logement chez l’habitant ne tient pas compte des nombreuses entraves à son développement : l’absence de cadre législatif, les tarifs généralement inabordables pour les Tunisiens et l’absence d’articulation avec le patrimoine culturel matériel. Par ailleurs, l’immobilisme des décideurs politiques face aux innombrables initiatives de la société civile qui a présenté depuis 2011, inlassablement, des éléments pour un nouveau modèle du développement par le tourisme et le patrimoine ne retient pas assez l’attention de l’auteur.
Les quelques imprécisions concernant la chronologie (p. 48), la topographie urbaine de Monastir (p. 70) et de Tunis (p. 173) ainsi que l’histoire du déséquilibre régional (p. 110) n’entament pas la solidité de la documentation et la précision des renvois. Aussi, le lecteur est porté à adhérer, le plus souvent, sans réticence, à la démarche et aux conclusions de H. S. qui se révèlent l’une et l’autre fécondes et bien éclairantes. Il mesure l’importance du livre en tant que contribution majeure au débat de société entamé, depuis 2011 à propos du patrimoine et du tourisme, et jusque-là plombé par la double chape de l’autoritarisme autiste et de l’omerta coupable.
Nul doute que l’ouvrage de H. S. a déjà pris place, légitimement, parmi les meilleures études, toutes disciplines confondues, relatives au tourisme tunisien, parues depuis plusieurs décennies.
Houcine Jaïdi
Professeur à l’Université de Tunis
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