La science, une chance pour la démocratie
Le printemps arabe de 2011 a mis en exergue un fait inédit dans cette région, quoique déjà observé en Serbie à la fin des années 90 avec la contribution décisive du mouvement « Otpor ! » au renversement de Slobodan Milosevic. Ce sont en effet des populations jeunes, éduquées, maîtrisant parfaitement les outils de communication les plus modernes, ouvertes sur le monde et la diversité de ses cultures, qui ont constitué les fers de lance du changement. Et qui en ont ce faisant aussi déterminé le contenu et les mots d’ordre. En Tunisie comme en Egypte, ceux-ci ont été centrés sur la revendication démocratique, celle des libertés au sens où on les entend depuis 1789, à côté de celle de la dignité, et en premier lieu de cette dignité que seul un emploi peut procurer à un être humain. Les développements politiques constatés depuis, même s’ils ne s’inscrivent pas toujours dans la vision idyllique qui avait un temps prévalu de ces renversements, ne doivent pas pour autant faire perdre de vue cette dimension essentielle des tournants arabes : au contraire des lendemains de la révolution iranienne en 1978, les courants islamistes – absents des révolutions même s’ils en ont ensuite touché les dividendes – ont cessé de se poser en alternative à la revendication démocratique. Mais plutôt comme les plus à même – à la manière de l’AKP turc – de faire aboutir cette dernière dans le respect de la culture d’Islam.
C’est une « défaite de l’islam politique », qu’Olivier Roy avait constatée depuis 1992 , qui est à rapprocher de celle du « marxisme politique », qui avait précédé l’effondrement de l’empire soviétique. Seule la Chine avait alors su éviter la débâcle en repeignant, à la manière de l’AKP, l’idéologie du parti dirigeant aux couleurs du capitalisme triomphant.
Ce qui nous intéresse ici, c’est que cette défaite soit aussi le témoignage et le résultat d’une victoire de la science. Il n’est pas anodin en effet que son premier théâtre ait été la Tunisie. Voilà en effet un pays qui, depuis son indépendance en 1956, a décidé de consacrer l’essentiel de ses ressources à l’éducation de sa jeunesse, au détriment de l’équipement guerrier qui avait la faveur de la plupart des pays nouvellement indépendants. Atteignant en moins d’un demi-siècle des niveaux de scolarisation frisant les 100% (l’école de base de 9 ans y étant devenue obligatoire en 1996), un chiffre record de plus de 400 000 étudiants dans un pays de 11 millions d’habitants, et une recherche scientifique classée comme la plus productive du continent africain lorsqu’on la rapporte à la population .
D’une certaine manière, dans sa course acharnée à ces indicateurs de développement humain qui attirent les investisseurs, Ben Ali a lui-même creusé la tombe de sa dictature. Bien sûr, il n’avait pas lu Ibn Khaldoun qui, parlant des mathématiques, écrivait en 1377 dans sa Muqaddima qu’elles forment « des têtes bien faites, habituées à raisonner juste … au point que … la contestation leur devient comme une seconde nature ... ». Ni l’ouvrage d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage qui, analysant différents facteurs démographiques et sociologiques tels que l’alphabétisation – notamment des femmes – et la baisse des taux de fécondité, prédisait dès 2007 la prochaine arrivée dans la modernité politique de nombre de pays arabes et musulmans. Au contraire de toutes les gloses sur le choc des civilisations et la prétendue incompatibilité de l’islam avec la démocratie.
Et c’et sans doute la raison pour laquelle il a continué à s’accrocher au mythe du « despote éclairé » cher aux idéologies du développement, et à son contrepoint tout aussi mythique de l’expert muet . Cette figure a-citoyenne s’il en est, sans autre engagement public que l’allégeance, est le rêve de tous les dictateurs, qui se laissent aller à croire que le silence a valeur d’adhésion. D’autant que, dans des sociétés caractérisées par l’hypertrophie du politique, où aucun acte de légitimation n’échappe à ce dernier, la réussite sociale passe impérativement – pour ceux qui ne choisissent pas le chemin de l’exode vers d’autres cieux –par l'insertion au sein de l’appareil d’état.
Il faut ajouter à cela que, dans nombre de pays musulmans, les pouvoirs autoritaires ne se sont pas privés, pour s’opposer à l’émergence des courants islamistes, d’instrumentaliser la « science ». En commettant toutefois une double confusion. La première entre science, celle qui selon Ibn Khaldoun forme et nourrit les esprits critiques, et ce produit de la science qu’est la technologie. Des générations de despotes orientaux, de Sadate jusqu’à Bourguiba lui-même à la fin de son règne, ont ainsi nourri l’émergence de jeunes opposants maîtrisant les outils de la technologie tout en étant dépourvus du sens critique qui est l’essence même de la science, et dont leurs programmes scolaires avaient été soigneusement expurgés. La seconde confusion résidait entre l’opposition à la dictature et les formes que celle-ci a empruntées. « Lorsque le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt », dit un proverbe chinois. Les despotes ont ainsi gardé – confortés en cela par leurs mentors étrangers – les yeux fixés sur le doigt, en ignorant les plaies de leurs sociétés que celui-ci pointait. Favorisant ainsi, dès lors que la raison apparaissait complice de l’injustice, la montée des courants extrémistes, et permettant qu’ils se retrouvent en position de représenter la seule alternative politique organisée à l’heure du changement.
Il est trop tôt aujourd’hui pour dire si cette situation est appelée à durer ou si, au-delà des péripéties et des contingences parfois inquiétantes du moment, au-delà des inévitables hoquets d’autoritarisme passés ou à venir aussi, la démocratie s’est durablement installée dans les paysages politiques arabes. Ce qui est sûr en revanche, c’est que sa pérennité dépend de l’extension de l’espace de la société civile au détriment d’une société politique qui demeure envahissante. Et de la capacité qu’aura cette dernière à intégrer les scientifiques – et plus largement toutes les compétences – dans la construction de leur pays, au-delà des engagements partisans des uns et des autres.
Dans sa conquête des espaces qui lui reviennent, il manque toutefois à la société civile, et plus encore aux scientifiques, les instruments endogènes de leur légitimation vis-à-vis de leur propre société. Mais parce qu'elle est internationale par essence, l'activité scientifique se prête plus que d’autres au développement de son autonomie par rapport au politique. Déjà, les scientifiques disposent, grâce à leur intégration dans les réseaux scientifiques internationaux, d’une capacité de production qui va au-delà de leurs propres structures. Déjà, ils disposent par leurs publications dans des revues internationales, chacune d’entre elles valant reconnaissance contre laquelle le politique ne peut rien, par les distinctions qui peuvent leur être décernées, par les évaluations internationales dont leur carrière est – et de plus en plus – jalonnée, d’un attirail complet de marques de reconnaissance et de valorisation que nulle autorité autre que celle de leurs pairs n’est en mesure de leur contester.
La structuration d’un espace euro-méditerranéen de partage et de production du savoir, constitue à cet égard la meilleure contribution que la science puisse apporter à la consolidation de la démocratie dans les pays du Sud en mutation. D’une part parce que la science repose sur un socle universellement partagé de normes et de valeurs, qu'elle suppose la reconquête permanente de l'autorité et de la légitimité auprès de sa propre communauté, et qu’elle est finalement porteuse – dans une communauté certes réduite d’initiés – des germes essentiels de la démocratie que l’enjeu historique du moment est d’ancrer et de faire croître dans les consciences sociales. D’autre part, parce que les diasporas scientifiques issues du Sud, qui tiennent déjà une place de premier plan dans cet espace méditerranéen en devenir, font partie des vecteurs les plus efficaces de diffusion de ces valeurs au sein de leurs sociétés d’origine. La diaspora intellectuelle tunisienne de France a ainsi joué, on s’en souvient, un rôle décisif de relais et d’information durant la révolution, et elle a ensuite occupé une place de premier plan dans les gouvernements de transition qui ont conduit le pays aux premières élections démocratiques de son histoire en Octobre 2011. Enfin, et c’est sans doute le point le plus important, parce que la logique même du co-développement scientifique crée les conditions du partage. Le partage du savoir certes, mais aussi celui des valeurs qui le sous-tendent.
Mohamed Jaoua
Le Caire, 21 Octobre 2012
- Mathématicien, vice-président de l’Université française d’Egypte
- Olivier Roy : « L’échec de l’islam politique », revue Esprit, août 1992, pp 106-130
- « Global resarch report : Africa », Thomson Reuters, Avril 2010
- Abderrahmane Ibn Khaldoun : « Al Muqaddima », éditions Sindbad, traduction de Vincent-Mansour Monteil
- Emmanuel Todd et Youssef Courbage : « Le rendez-vous des civilisations », Seuil, 2007
- Mohamed Jaoua : « Mathématiques, développement, sociétés civiles », Colloque UNESCO `Sciences et droits de l'homme', UNESCO, Paris, Mai 2001, également paru (en anglais) dans ‘Sciences and engineering ethics’, (2002), 13-15