Les baroudeurs du Bardo
Quand on évoque leurs interventions intempestives devant Rached Ghannouchi, il sourit et murmure avec humour: «Ce sont de bons clients pour les médias». Francs-tireurs à la gâchette facile, iconoclastes et difficiles à apprivoiser, ils ponctuent les débats au sein de l’Assemblée nationale constituante de leurs points d’ordre, interventions enflammées, attaques et contre-attaques, jouissant pleinement, à tort ou à raison, de cet exceptionnel climat de liberté offert par la révolution. De quoi donner du fil à retordre au président de l’ANC, Mustapha Ben Jaafar. Qui sont ces baroudeurs? Comment réagit Ben Jaafar? Ambiance.
A chacun son style. Sous la coupole du Bardo et face aux caméras de la télévision qui relaient en direct les débats en séance plénière, chaque élu essaie de trouver le meilleur moyen possible de faire valoir ses positions, laisser ses empreintes auprès de l’opinion publique et surtout séduire les futurs électeurs de sa circonscription.
Le spectacle est alors garanti, dans un casting certes improvisé, mais qui fonctionne bien. Si Brahim Gassas a rapidement émergé du lot, par sa carrure, le timbre de sa voix, son accent, son accoutrement qu’il sait varier et ses prises de parole bien enflammées, d’autres élus sont également devenus les coqueluches de l’Assemblée nationale constituante. Les médias y trouvent d’excellents clients et les réseaux sociaux s’en embrasent.
Trois têtes se distinguent dans les rangs de l’opposition : Iyed Dahmani, Mehdi Ben Gharbia et Mahmoud Baroudi. Ils savent choisir le bon moment pour se lancer dans l’arène et tenir la dragée haute au président de l’ANC, Mustapha Ben Jaafar. Ils ne sont pas les seuls de leur bord. Les Aymen Zouaghi, Azed Badi et Mohamed Brahmi, pour ne citer qu’eux, ne sont pas en reste.
En face, surtout au sein du groupe d’Ennahdha, les ténors affectés aux attaques et contre-attaques ne manquent pas. Sous le regard approbateur des aînés, Sahbi Atig, Ameur Laareydh, Sadok Chourou, Habib Ellouze et autres Walid Bennani, ce sont des jeunes qui n’hésitent pas à monter au créneau. Habib Khedher, Ahmed Mechergui, Zied Ladhari, mais aussi des femmes, déploient leur talent, bien soutenus par les leurs qui ne manquent pas d’applaudir les interventions comme de chahuter les incartades des autres.
Au CPR, c’est désormais Sémia Abbou qui donne le la, relayée parfois par Amor Chetoui. Le public et les journalistes savourent chacun à son goût, alors qu’avec beaucoup de patience qui finit parfois par s’épuiser, Mustapha Ben Jaafar essaie de conduire les débats, rétablir le calme et apaiser les esprits.
A coups d’appels insistants, il gradue le ton. On passe du «Yahdikoum, Mouchmaakoul, mayjich», à «Si Brahim (Gassas), regardez-moi et ne vous retournez pas vers l’arrière », ou encore à l’adresse d’Iyed Dahmani (ce n’est pas de vous que je recevrais des instructions», jusqu’à se terminer par « je vais être amené à vous demander de quitter la salle », juste avant de lancer en désespoir de cause, tel un couperet: «la séance est levée».
Il faut dire que Ben Jaafar qui, de nature, a souvent fait preuve de diplomatie dans sa conduite des débats, n’arrive plus, sous les pressions multiples et les harangues des uns et des autres, à garder son calme. Parfois, il s’y prend avec humour, mais y laissera des plumes. Mais il lui arrive de s’énerver, et là on ne le reconnaît plus.
Heureusement qu’il finit par retrouver sa courtoisie, mais souvent après coup et hors séance plénière. Sa hantise est sans doute les «sorties» imprévisibles des jeunes baroudeurs, les Dahmani, Ben Gharbia et Baroudi. Au fond de lui-même, il doit les considérer avec l’affection qu’on voue à la jeunesse fougueuse. Mais, en direct, il essaie de se prémunir contre leurs offensives.
Le hasard de l’affectation des sièges les a positionnés en triangle, avec comme avant-centre Mehdi Ben Gharbia, un ailier droit, Iyed Dhamani, et un ailier gauche, Mahmoud Baroudi. Sans se concerter au préalable, souvent, il suffit que l’un se lance pour que les deux autres lui viennent en appui.
Mais, lorsqu’ils concoctent à l’avance leurs interventions, ils s’organisent bien pour s’assurer le soutien d’autres élus de leur groupe parlementaire et le spectacle gagne davantage en punch et en argumentation. Un trio qui a tenu ces dernières semaines le haut du pavé au Bardo et mérite un portrait.