Habitus politiques… ou l'introuvable consensus national !
Pierre Bourdieu définissait les « habitus » comme l’ensemble de dispositions préexistantes (représentations mentales comme modalités d’actions) qui permettent à un individu de se mouvoir dans la vie sociale, de l'interpréter d'une manière qui lui est propre, mais qui sont aussi communes aux membres des catégories sociales auxquelles il appartient. Transposé au domaine de la pratique politique de notre pays, on décèle tout la richesse de ce concept appliqué à la période actuelle. Pour faire simple, les habitus politiques du pays apparaissent donc comme l’ensemble des « codes », (us et coutumes, connivences de l’entre-soi) langagiers ou comportementaux préexistants, certes revisités, mais qui continuent à structurer le discours et l’action des acteurs politiques. Procéder à un tel détour théorique n’est pas simple coquetterie journalistique, ou marotte arrogante d’intellectuel, mais riche de possibilités d’interprétations édifiantes loin du subjectivisme superficiel encore assez largement partagé.
Il n’aura échappé à personne, que la libération de la parole, aura permis le surgissement de tout un vocabulaire politique jusque là rejeté, tu, enfoui. Mais paradoxe s’il en est, cet affleurement d’un corpus nouveau jouxte et cohabite avec l’ensemble des représentations (le modèle tunisien) et des pratiques (dirigisme accommodant) ayant cours sous l’ancien régime, sans franche remise en cause, ni véritable réexamen critique. On ne peut bien évidemment qu’illustrer ici les potentialités d’un tel concept, car il faudrait plus d’un article pour repérer dans le détail, ces connivences implicites et autres us et coutumes. Il est, par exemple, encore largement admis que la Tunisie serait le pays du juste milieu, du refus des extrêmes, de la tolérance, du progrès par la réforme, du consensus dans la conduite des affaires au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Que d’images d’Epinal qui ont volé en éclats, mais à l’évidence mythes fondateurs toujours en usage et qui ont la peau dure. Voilà pour le versant idéologique.
Sur le versant des pratiques politiques, ces codes et cryptages se retrouvent de nouveau réinvestis et véhiculés par une « intelligentsia » nouvelle, élite politique avisée et compétente (civile dans la version moderniste, pieuse dans la version islamiste), censée diriger un Etat idéologiquement neutre (ne sommes nous pas tous du « centre »), et toute puissant (l’Etat fort quasi omniscient au service de tous). De fait, l’intervention directe des masses populaires ou plus simplement la participation active des citoyens, a encore quelque mal à se frayer une place décisive, tant les partis continuent à pratiquer la cooptation à grande échelle et à limiter l’usage du suffrage direct. On observe alors, nonobstant quelques rhabillages démocratiques, à la persistance de la captation du politique, par une frange d’anciens ou de nouveaux quasi professionnalisés, repus aux techniques des conciliabules de l’entre-soi, du jeu des réseaux d’influence, des tractations opaques, entrecoupés il est vrai de déclarations tonitruantes et fracassantes. Pouvait-il en être autrement ? Les brèves incursions des masses dans la vie politique témoignent probablement d’une formation sociale assez largement éduquée mais culturellement dépolitisée. Et pour cause ! Cela, toutefois, ne préjuge en rien qu’en à la suite.
La vivacité des échanges et le caractère sulfureux des débats de l’avant scène politique ne trompent à vrai dire plus que les quelques naïfs adeptes du lyrisme et du romantisme révolutionnaire, pour qui, il suffirait de se débarrasser de quelques scories de l’ancien régime (liberticides coté démocrate, immoralisme coté islamiste) pour retrouver un Etat de droit (sic). Se faisant toutes les organisations politiques et leurs élites font manifestement l’impasse sur la nature de cet Etat-là et sur l’exigence de sa nécessaire transformation. Ces élites continuent à nous asséner leurs pathos éloquents, leurs exhortations lénifiantes, mais sans perspective, masquant du même coup une lutte sans merci pour cet Etat-là, tel qu’il est, consolidation pour les uns, reconquête pour les autres, sans jamais se référer à ce que ce peuple a intuité depuis longtemps : un Etat gangréné dans le moindre de ces recoins (petits et gros larcins, passes droits, trafic d’influence, ostracisme…)
Formidable interrogation jamais véritablement explorée si ce n’est par des truismes et poncifs manichéens, des lapalissades du « allant de soi », tels « les acquis modernistes » (mais au juste lesquels ?) pour les uns, « la restauration morale » (mais de quoi?) pour les autres. Tous deux font l’impasse sur les réalités multiformes de cette déliquescence avancée, à laquelle n’échappe aucun pan de la société. L’effondrement quasi intégral de l’ensemble des rapports sociaux le montre : un magma informe de turpitudes partagées (celles des autres, jamais les siennes), certes différentiées, mais du haut en bas du corps social. Une société malade de son Etat en crise et inversement. Si vous aviez encore un doute, demandez-vous où sont passés les objectifs accusateurs tout autant qu’édifiants de cette révolution sur notre société et son Etat-là ? La politique marche d’évidence sur la tête, disait un sage, il faut la remettre sur ses pieds.
Méprise malencontreuse dans laquelle se sont aventurés et continuent à se fourvoyer les ersatz de formations de politique issues de l’opposition. Exit et évacués, sans véritables combats ni raisons, les espaces nouveaux et innovants du dialogue et de la participation citoyenne, telles, la haute instance, ses répliques régionales, de l’Isie, de l’Inric, pourtant porteuses de potentialités fécondes….mais qui explique pour une part l’impossible « consensus » du moment.
Il semble alors que nous soyons entrés, cette fois-ci de plain pied, dans cette phase de décantation-recomposition du paysage politique passablement secoué dans la dernière période. D’évidence le triumvirat contre-nature de cette union nationale (une partie appartient à l’internationale socialiste), pas encore tout à fait « sacrée » (aux deux sens du terme) car « provisoire » sent bien passé déjà le souffle d’une usure prématurée du pouvoir.
Suite à une succession d’erreurs d’appréciation, de fourvoiements, resurgissent les colères aveugles, les dépits exaspérés, le spectre anxiogène de devenirs incertains, toutes ces peurs nouvelles, -réelles comme imaginaires-, font d’évidence le lit d’une alternance politique.
Certes ! Mais observons à tout le moins, que cette opposition dans ses diverses composantes ne fait pas rêver. Plus crument, elle est même pour ainsi dire mal barrée, car toute entière recroqueviller sur ses seules indignations réitérées jour après jour des atteintes aux libertés (bien réelles), arcbouter sur la conversation de pré-carrés (pas toujours légitimes) agitant ostensiblement l’épouvantail de la menace théocratique. Elle ne dit rien d’autre que le retour à l’ordre et à la stabilité (sic), à l’assainissement du climat des affaires (re-sic), qui relèverait véritablement de l’espoir d’une perspective commune et partagée. Cela ressemble étrangement, n’en déplaise à certains, encore et pour l’instant, à du ressentiment et de la rancœur revancharde, bien plus qu’à l’expression d’une nouvelle politique au service du bien commun et du plus grand nombre. Nida Tounès serait bien inspirée de ne pas trop compter sur cet invariant sociologique qui veut que l’intensité du sentiment de nouveauté est souvent proportionnel à la perte de mémoire. Un pari osé !
Hédi Sraieb,
Docteur d’Etat en économie du développement