Opinions - 05.08.2012

Crise de l'eau : Une crise de l'eau riche d'enseignements

Le gouvernement tunisien doit prêter la plus grande attention à l’actuelle crise de l’eau qui peut devenir un vrai problème de sécurité publique et un exutoire du mal-vivre cristallisant les mécontentements et les revendications non satisfaites. Gardons à l’esprit le  douloureux cas algérien.  Les émeutes pour l’eau à Alger ont conduit à la formation, en octobre 1988, du Front Islamique du Salut (FIS) avec cette terrible retombée : une guerre civile qui a fait 200 000 morts !

Aujourd’hui, la crise de l’eau secoue diverses régions de notre pays et nos compatriotes souffrent et courent même des risques sanitaires avérés. Nul ne peut se passer de cette ressource vitale - été caniculaire ou pas. «L’eau est un organe du monde» écrivait le philosophe Gaston Bachelard dans son livre - un  classique -  L’eau et les rêves. Et comme si la situation n’était pas assez grave, voilà que la SONEDE annonce,  dans un communiqué,  le 26 juillet 2012, que dans les délégations de Melloulech,  Chorbane et  Souassi du gouvernorat de Mahdia, son réseau a été l’objet d’actes malveillants et de sabotages. 

Face aux multinationales et à tous ceux  qui veulent faire de l’eau une marchandise, les Tunisiens doivent se mobiliser pour protéger ces précieux bijoux de famille que sont la SONEDE et la STEG – services publics relevant de l’Etat tunisien. C’est pourquoi il faut condamner avec la dernière énergie les atteintes portées au réseau de distribution d’eau dans notre pays. D’autant que ces actes contreviennent à toutes nos traditions. Qui, chez nous, refuserait un verre d’eau à qui le demande ? Le Prophète n’enseigne-t-il pas que la meilleure action que puisse faire le musulman c’est de donner à boire à son prochain? L’eau a toujours été un élément chargé de symboles dans notre pays, un élément regardé avec vénération: le site archéologique d’El Guettar – près de Gafsa précisément où l’eau fait aujourd’hui souvent défaut –  a révélé le plus vieil édifice religieux du monde, un monument «moustérien» (45 000 ans avant J.-C.), élevé pour entretenir la pérennité d’une source !

Porter la main sur les installations de la SONEDE est non seulement contreproductif mais proprement criminel. Il est étonnant que le ministre de l’Agriculture, intervenant le 27 juillet 2012 sur les ondes de Radio Express FM sur la crise de l’eau, ne condamne pas fermement ces sabotages et impute sans ambages la responsabilité à la SONEDE qui n’aurait  pas construit un barrage de stockage. Il est vrai que des problèmes de gouvernance existent à la SONEDE et que des investissements sont nécessaires, notamment pour amener l’eau potable dans les zones outrageusement oubliées par l’ancien régime –qui recevait pourtant des fonds importants de l’UE, du Japon…- et une rationalisation des interventions doit être faite de toute urgence.
 
En fait, il faut autre chose que des mots.

Le pays a besoin d’un réseau intégré pour gérer tant les eaux de surface que celles des nappes souterraines.
 
Les coupures d’eau et les problèmes sur la qualité de l’eau de robinet ont bien sûr  été enregistrés par le passé. La liberté de la presse et d’expression procurée par la Révolution a mis au jour  ce qui était caché et les textes laudateurs dont nous gratifiait une certaine presse sur «les réalisations présidentielles» ne sont plus de saison.  L’ampleur de la crise actuelle a cependant surpris même si les experts – comme ceux de l’UNESCO–  placent depuis longtemps la Tunisie  dans la catégorie des pays qui auront des problèmes sérieux d’eau à l’horizon  2025.  Les accusations réciproques SONEDE-STEG prouvent néanmoins aux Tunisiens à quel point eau et énergie sont liées. Distribuer l’eau nécessite de l’énergie. De plus, l’eau est nécessaire à la production de l’électricité soit pour le refroidissement des centrales thermiques (voire nucléaires), soit pour actionner les turbines des centrales hydrauliques.

Pour une politique nationale de l’eau

Nos responsables devraient définir une politique nationale de l’eau et pointer clairement les priorités en la matière. Une gestion durable de l’eau est un élément critique tant sur le plan de la production des aliments que sur celui de l’économie ou de l’écologie, voire de la sécurité nationale. Cette politique devrait notamment énoncer des règles pour le contrôle des pompages souterrains comme elle doit aussi contrôler  la consommation (pour  le gouvernorat de Sfax n’a-t-on pas dit que la consommation a augmenté de 13% ?), pour l’amélioration de l’efficacité de l’irrigation, pour la réduction de  la pollution des eaux et elle doit encourager financièrement tous les projets tendant à économiser la ressource en accordant une attention particulière aux fuites.

Il faut rappeler ici que l’irrigation mal gérée, l’industrialisation,  l’urbanisation conséquente et une relative amélioration du niveau de vie de certains de nos concitoyens ont conduit à une réduction sérieuse des nappes souterraines, à la perte des habitats naturels (comme à l’Ichkeul) et à la pollution de l’eau par les stériles des mines, les eaux usées et les rejets industriels. Le fait aussi que l’eau et sa gestion relèvent de plusieurs ministères ne facilite évidemment pas les choses et laisse un vaste champ où fleurissent  la bureaucratie et la dilution des responsabilités.

C’est ainsi que des données essentielles sur les précipitations, les eaux souterraines, la pollution, les usages sectoriels de la ressource, les avancées de la recherche…. ne sont pas partagées et ne sont souvent pas disponibles pour le public.   En vue de la définition d’une politique qui tienne la route,  les barrières bureaucratiques doivent être abattues. Cette politique  doit tenir compte et anticiper les effets des changements climatiques sur la disponibilité de la ressource. Une étude ( Approaching a State Shift in Earth’s biosphere) publiée dans le numéro de Nature – la première revue scientifique du monde - du 07 juin 2012 vient confirmer la nécessité d’accorder une grande attention à ces variations climatiques et rappelle, par exemple, que le Sahara était, il y a 5 500 ans,  constitué de prairies verdoyantes et fertiles.

Assurer l’alimentation en eau des populations est bien entendu une excellente chose, mais elle doit aussi s’accompagner de mesures de collecte et d’évacuation. Le président américain Theodore Roosevelt notait qu’ «un peuple civilisé doit savoir disposer de ses eaux usées d’une manière telle qu’il ne les retrouve pas dans son eau potable.» En effet, une famille de cinq personnes produit 250 litres d’excréments par an et l’usage de la chasse d’eau contamine 150 000 litres d’eau pour les évacuer. De plus, les stations d’épuration nécessitent une énergie conséquente et produisent des boues dont il faut se débarrasser correctement. C’est pourquoi beaucoup de pays commencent à promouvoir l’usage des toilettes sèches, du compostage… pour protéger les eaux souterraines et faire des économies d’eau et d’énergie. Pourquoi ne pas saisir l’occasion de cette crise pour lancer une réflexion sur ce sujet ?

Gare aux conseillers malintentionnés !

Le dernier point qui vient à l’esprit devant cette crise est la possibilité de son exploitation par ceux qui mettent une étiquette de prix à toute chose mais ignorent  la valeur des choses, pour paraphraser  le poète anglais Byron. Certains viennent en Tunisie pour vanter «le modèle français» qui confie la gestion du service public de l’eau à un délégataire privé comme les multinationales Véolia Eau, la Lyonnaise des Eaux ou la Saur. Ce modèle connaît pourtant de nombreuses défaillances. Corruption, affaires en justice, maires en prison comme à Grenoble… émaillent son parcours. Rappelons seulement l’affaire des «provisions pour renouvellement» mettant en tort Jean-Marie Messier et qui a conduit à la volatilisation de 27 milliards de francs (4,1 milliards d’euros) accumulés jusqu’en 1996 et initialement destinés à la restauration de centaines de milliers de km de canalisations françaises trop âgées. Cette gestion déléguée d’un bien commun aussi primordial que l’eau est dénoncée par une constellation d’acteurs: élus locaux, syndicalistes, militants associatifs qui s’opposent au système de gestion de l’eau « à la française », en critiquent les dérives, la suprématie de l’intérêt privé et plus généralement «la marchandisation » de l’eau. Des villes comme Cherbourg, Grenoble, Paris, Evry, Castres, Rouen, Montbéliard et Bordeaux ont opté pour la transparence, la participation citoyenne et la baisse du prix du m3 pour le consommateur et ont donc dénoncé les contrats les liant aux multinationales. C’est ainsi qu’à Paris les tarifs ont diminué de 8% et la ville a quand même réalisé 35 millions d’euros d’économies depuis qu’elle a repris les choses en main. Bien plus : devant le Parlement, le 03 juillet 2012, M. Marc-Ayrault, le Premier ministre, a affirmé que les biens communs comme l’eau ne sauraient être livrés aux lois du marché. Mais cette situation  n’est pas l’apanage de la France : en Australie, la ville d’Adélaïde a mis à la porte les multinationales de l’eau. En Italie, la Cour constitutionnelle a bloqué le 07 juillet 2012 la privatisation de l’eau et des services publics voulue par Berlusconi et son gouvernement. Au Burkina Faso, la société civile s’est opposée à la multinationale française Véolia car la société nationale faisait des bénéfices.

Au dernier Forum mondial de l’eau de Marseille (mars 2012), la Tunisie officielle était présente à cette manifestation parrainée essentiellement par les multinationales de l’eau. Il est dommage que la Tunisie post-14 janvier ne se soit pas signalée au Forum alternatif de l’eau (FAME) organisé à la même époque, dans la même ville, par les sociétés civiles française et internationale.

Si la crise actuelle de l’eau que vit notre pays pouvait amener le gouvernement à convoquer une conférence nationale pour débattre de ces questions avec tous les acteurs, on pourrait dire - en nous excusant auprès de nos concitoyens privés d’eau - «A quelque chose, malheur est bon !»

M.L.B.

Un cas récent au Maroc donne raison à l'analyse de l'auteur:

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