News - 28.06.2012

Quand la circulation et les poubelles deviennent des priorités pour un chef d'Etat

S’adressant aux Egyptiens dans  son premier discours à la nation, le président  élu, M.Mohamed Morsi, a solennellement promis à ses concitoyens de résoudre cinq problèmes. En caractères gras, Al Ahram du 25 juin 2012 (page  6), a choisi de mettre en exergue « quatre défis urgents et prioritaires » qui sont le «retour de la sécurité et de la stabilité », «l’approvisionnement en pain», «la maîtrise de la circulation » et «la résolution du problème des poubelles et des déchets ménagers », laissant de côté la question du carburant pourtant évoquée aussi par M. Morsi dans son adresse au peuple.Il est vrai que l’éditorialiste du New York Times, Thomas L. Friedman, relevait, le 07 avril 2012, après avoir visité quelques pays arabes: «Le réveil arabe est dû, non seulement à des tensions politiques et économiques, mais, et de manière moins visible, par des tensions environnementales, démographiques et climatiques». Que le nouveau chef d’Etat s’empare de la question de la circulation et de celle des poubelles, en dit long sur l’effroyable situation dans ces secteurs sur les bords du Nil. Il est clair que le pouvoir ne peut décemment plus éviter- après la révolution, et pour marquer sa différence avec les années de mensonges de l’ère Moubarak- de traiter de sujets qui relèvent en temps normal, d’un ministre voire d’un préfet.

Mais, à la vérité, chez nous aussi, ce n’est guère mieux !

La circulation anarchique, si caractéristique, du Caire, n’est pas très éloignée de ce qui s’observe dans nos villes même si la densité démographique aggrave un peu plus la situation à l’ombre des Pyramides. Ici comme là-bas, les feux tricolores semblent être là, le plus souvent, pour la décoration, les piétons slaloment entre les voitures et ignorent, quand ils existent, des trottoirs défoncés ou occupés souvent par des étalages sauvages…. En tout cas, la loi de la jungle tient, quant à elle, le haut du pavé sur les routes et dans les rues des villes égyptiennes. Là encore, nous n’avons pas grand-chose à envier aux habitants du bord du Nil.

Sans vouloir faire de la psychologie bon marché, il semblerait que, pour nos peuples, la voiture- acquis technique relativement récent et signe d’ascension sociale- est un espace privatif de pure liberté où le bon vouloir seul du conducteur prime et où aucun  tabou  n’a  plus cours….

Dans un régime répressif, tordre le coup à la loi peut être perçu comme un pied de nez voire une victoire sur le pouvoir. De plus, quand la corruption des agents de l’autorité est la règle, certains conducteurs peuvent penser qu’avec de  l’argent, ils pourront se tirer de tout  mauvais pas.

Il serait fastidieux d’évoquer ici tous les facteurs qui rendent si dangereuses nos routes et nos véhicules : maintenance défectueuse, mécaniciens auto-proclamés,voitures hors d’âge, routes défoncées, absence de signalisation, défaut du port de la ceinture de sécurité, vitesse excessive, permis obtenu dans des conditions douteuses, l’alcool, la zatla, l’absence de transports publics convenables…Les autorités ont une énorme part de responsabilité mais les conducteurs sont,  bien entendu,  loin d’être blancs comme neige….

Le résultat est, quant à lui, absolument dramatique : pour l’Egypte, les statistiques montrent que le nombre d’accidents est 34 fois plus élevé que dans les pays européens et près de trois fois plus élevé que pour les pays du Moyen Orient. Le pays affiche 41,6 victimes pour 100 000 habitants et l’Arabie Saoudite-qui ne communique pas sur ce sujet, notamment s’agissant des accidents de la route lors du pèlerinage, 37,7 victimes pour 100 000 habitants.  Pour l’ONG égyptienne Association Road, «  le gouvernement tente d’imposer un black-out sur le nombre réel de victimes d’accidents de la route » qui serait de l’ordre de 13000 morts par an, à en croire des organisations internationales.

Quant à la Tunisie, elle se classait 15ème en 2008 sur  178 pays et enregistrait 1497 morts dus aux accidents de la route.

Devant cette hémorragie qui affecte les familles et la nation, le rôle de l’Etat est fondamental mais la société civile et ses associations ont une mission d’éducation et de conscientisation à faire qui devrait commencer dès l’école. En Tunisie comme chez M. Morsi, seul un régime démocratique- c’est-à-dire un régime qui tienne compte de l’intérêt supérieur de la nation- est en mesure de juguler ce fléau qui endeuille tant de familles et coûte si cher à nos communautés.

Poubelles et déchets

M. Morsi a évoqué, on l’a dit,  la question des déchets qui enlaidissent les villes et la campagne égyptiennes. Rien n’illustre mieux cette situation qu’un voyage en train entre le Caire et Alexandrie. Sur des centaines de kilomètres, les déchets  s’accumulent en strates de manière dantesque.

Au Caire, le pouvoir a mis pratiquement fin aux activités des zabalin, collecteurs  coptes de déchets urbains qui ramassaient de manière artisanale, souvent avec des ânes, les déchets ménagers et montaient même dans les étages des immeubles pour descendre les poubelles des personnes âgées entre autres. Ces gens effectuaient un énorme travail de recyclage – dans d’atroces conditions sanitaires il est vrai-  des déchets et bien des touristes ramènent du soukde Khan Khalili des souvenirs en verre, en métal, en cuir ou en fibres…provenant des « ateliers » de récupération du Moqatamau Caire où vivent ces zabalin…avec leurs porcs nourris par les restes alimentaires des Cairotes. Sous prétexte de grippe porcine, le pouvoir –pour plaire aux Frères, probablement !- a décidé l’abattage de ces cochons.

En réalité, le pouvoir avait cédé la collecte des ordures à une société italienne et à une autre espagnole- qui étaient à court de main d’œuvre qualifiée- et il  voulait y adjoindre la compétence des zabalin en la matière. En fait, d’une pierre, le pouvoir voulait faire deux coups : contraindre les zabalin à travailler avec ces deux compagnies et récupérer leurs terres de Manchiyet Nasser en les transférant dans « la ville » désertique du 15 Mai qui manquait des infrastructures de base. A noter que le quotidien Al Jamhouria du 03 avril 2010 (page 15)  a annoncé que les autorités avaient saisi, au port d’Alexandrie,  six tonnes de déchets industriels interdits en provenance d’Italie.  Le Sud, dépotoir des déchets des pays industrialisés, en dépit de la  Convention de Bâle* ? M. Morsi s’attaquera-t-il à ce défi aussi ?

Chez nous aussi, sans atteindre ces proportions, la situation n’est pas plus reluisante. Faire un tour dans certaines de nos médinas est un crève-cœur :  rues jonchées d’ordures,  plastiques omniprésents, chats vagabonds…De plus, dans nos villes, certaines municipalités se sont déchargées de la collecte des ordures au profit de sociétés démunies du matériel nécessaire. Qui n’a pas vu ces tracteurs, non couverts,  remplis d’ordures et qui sèment à tout vent leur chargement ? Nos villes à nous n’offrent-elles pas le spectacle de ces ignominieux containers débordant d’ordures pestilentielles, non couverts et jamais nettoyés qui offrent le gîte et le couvert à tous les chiens et chats du quartier- pour ne rien dire du bouillon de culture microbien ? Du fait de la dictature novembriste, les municipalités fantoches désignées par le pouvoir se moquaient de l’avis, du confort et de la santé de leurs administrés. L’onction du pouvoir était la finalité suprême. Là encore, l’indiscipline de nos concitoyens est à déplorer. Certains construisent des villas cossues mais utilisent une boîte de conserve pour sortir leurs ordures !

Il y a longtemps, le géographe Yves Lacoste notait qu’aujourd’hui les pays en développement faisaient face à la collision des problèmes de la vie moderne comme la circulation automobile, sa pollution et ses accidents mais devaient aussi faire front aux égouts qui débordent et à l’amoncellement des ordures urbaines. Tel est encore hélas le défi !Quant au  sociologue français Pierre Bourdieu, il affirmait : « Pour changer la vie, il faudrait commencer par changer la vie politique. »

C’est en effet dans le champ politique - et donc dans l’exercice de la démocratie -  que se trouve, au final, la solution aux défis prioritaires énoncés par le président égyptien….défis auxquels il ne semble pas suffisant d’opposer la rengaine  simpliste : « L’Islam est la solution. »

Chez nous, la Révolution, nos 141 partis, nos associations et nos blogueurs ne pourraient-ils pas daigner descendre sur terre et s’atteler à ces problèmes « médiocres »? A quand une campagne sur Facebook pour amener les municipalités et les Tunisiens à prendre à bras le corps ces situations qui coûtent fort cher à la communauté nationale et font tache dans un pays qui veut récupérer sa dignité ?

Mohamed Larbi Bouguerra

*Voir notre ouvrage « La pollution invisible », Presses Universitaires de France, Paris, 1997.