Soufiane Ben Farhat : L'enfant de Halfaouine, chroniqueur tout terrain
«Je n’aime pas la politique, affirme Soufiane Ben Farhat, avant d’ajouter, commentateur politique, je le suis devenu par accident ! » C’est-à-dire par la révolution ! A 52 ans, «cette tranche d’âge où on n’a pas d’âge, celle des prophètes», comme il le rappelle, il émerge nettement du lot avec une poignée de confrères. D’abord dans son quotidien La Presse où il officie depuis près de 24 ans ; ensuite, sur les ondes de Shems FM, faisant avec Wael Toukabri de l’émission Malla Nhar, entre 17 heures et 19 heures, le prime-time de toutes les stations radiophoniques et, enfin, sur le plateau d’Ettounisya TV, la nouvelle chaîne de Sami Fehri. Mais, en fait, ce sont les 14 premiers jours de la révolution qu’il avait passés à Nessma TV qui l’ont révélé au grand public. Un personnage bien original, à la fois journaliste talentueux, — même s’il peut s’avérer controversé — , auteur et traducteur prolixe (10 ouvrages publiés) et surtout un narrateur qui adore, comme il en a été moulé depuis sa prime enfance sur la Place Halfaouine, raconter des histoires et faire parler les autres pour les y associer. D’où vient cette mixture, comment s’exerce son alchimie. Les racines profondes héritées de son père militant nationaliste et journaliste et de son grand-père, le célèbre Laroussi Fezzani, premier cafetier arabe à ouvrir établissement dans le quartier européen de Tunis, mais aussi cette fameuse impasse Erriadh où il est né ont forgé son caractère.
«J’ai grandi parmi les journaux et dans ce plus beau quartier du monde qu’est Halfaouine, raconte Soufiane. Mon père est originaire de Kalaa Kebira, au coeur du Sahel. Acquis à la cause nationaliste, il s’était engagé dans le journalisme militant en tant que journaliste à El Ezza, puis rédacteur en chef d’Erraad, deux organes du mouvement armé. La fraternité de la lutte poussa un des ses amis à lui présenter sa nièce et ce fit le coup de foudre qui a abouti au mariage. Ma mère n’est autre que la fille de Laroussi Fezzani, un vrai personnage de Halfaouine. En plus des terres qu’il possédait au Nord du pays, et considéré comme un vrai «Mercanti», il avait deux cafés, l’un à Halfaouine et l’autre pas loin du Marché central. Sa fière allure, sa générosité et ses vastes relations m’ont toujours impressionné».
« Notre maison, poursuit-il, était située à l’Impasse Erriadh et nous avions pour voisins, notamment, les Drs Ahmed Ben Miled et Sadok Mokaddem, tous deux médecins du peuple et grandes figures du mouvement national. Enfant, j’ai déjà compris la valeur du respect et de la considération qu’on leur vouait et réalisé l’importance de cette estime. Sur la Place Halfaouine, je me suis immergé dans ce grand brassage nourricier : chacun venait de sa région, de sa culture et traditions, mais pour nous fondre tous en Ouled Rbat, une convivialité nouvelle, une osmose. J’adorais y flâner, m’arrêter écouter les conteurs, regarder mes aînés, apprendre la vie». Cela le marquera toute sa vie. Avait-il choisi le journalisme à travers l’image de son père, un homme à cause? Pour entretenir les autres et apporter son témoignage et sa lecture de l’histoire instantanée, comme l’émerveillaient les narrateurs de Halfaouine ? Ou pour tout cela à la fois ? En fait, il y mettra du temps.
Jean Daniel lui ouvre la voie
Jusqu’à l’âge de 25 ans, Soufiane Ben Farhat est un étudiant studieux qui réussit sa licence en droit public (sciences politiques), et enchaîne avec un diplôme d’études approfondies en langue et civilisation italiennes et en communication. Juriste et littéraire, parfaitement polyglotte (arabe, français, anglais, italien), il devait faire son choix quant à la carrière professionnelle à embrasser : la fonction publique, le barreau, une grande entreprise… Mais, tout cela ne semblait pas l’intéresser outre mesure. Déambulant au centre-ville, il adorait s’arrêter sous les ficus de l’avenue de France devant le café Al Maghreb où se réunissaient poètes et écrivains. Puis, s’avancer davantage, et voir les journalistes et intellectuels qui avaient élu domicile au café l’Univers, avenue Bourguiba. Il les regardait d’un oeil attentif, essayait de capter leurs discussions et enviait quelque part leur statut de penseurs, de leaders d’opinion. Ce sont eux qui le fascinaient et qu’il aimerait rejoindre.
L’occasion lui en sera bientôt offerte. Réagissant à un éditorial publié par Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur sur l’Algérie, Kateb Yacine et la langue arabe, il se fendra d’une réponse qu’il intitulera : «Jean Daniel et la langue arabe : le discours en trompe-l’oeil». Ne sachant pas où la publier, il la portera à la rédaction de Tunis Hebdo qui acceptera de l’insérer. Soufiane ne sait pas à ce jour comment Jean Daniel avait pris connaissance de son texte, mais sa joie était immense de lire, dans le prochain numéro du Nouvel Observateur, la contre-réponse du célèbre éditorialiste. Chedli Klibi, alors secrétaire général de la Ligue des Etats arabes et fin lecteur, s’en apercevra et demandera à l’un de ses proches collaborateurs de contacter ce jeune et de le mettre à contribution. L’ambassadeur de France à l’époque à Tunis, Eric Rouleau, l’invitera lui aussi à le rencontrer. En une semaine, le patron de Tunis Hebdo, M’hammed Ben Youssef, découvrira la perle rare qu’il tient et lui demandera de rejoindre sa rédaction.
La Presse, en toute majesté
Mais, ils n’étaient pas les seuls à le repérer. La maison d’en face de celle de Tunis-Hebdo, c’est-à-dire, La Presse, s’intéresse à lui. Le directeur, Slah Maaoui, comme le rédacteur en chef, feu Mohamed Mahfoudh, étaient à l’affût des belles plumes. Mahfoudh était incontestablement, avec Youssef Seddik et d’autres journalistes de La Presse, l’une des icônes assidues du café l’Univers. Contact est alors facilement établi et voilà Soufiane traverser la rue Bach-Hamba pour s’établir, depuis 1986, à La Presse. Il y fera ses vrais débuts de journaliste professionnel, chaperonné par l’inoubliable Moussa Madar, qui avait, après Richard Liscia, du temps du fondateur, Henri Smadja, encadré les jeunes talents tunisiens. Il y tâtera de divers genres : l’enquête, le reportage, l’interview, l’analyse et apprendra les ficelles du métier. Sa préférence ira, outre les grands portraits et la critique littéraire, pour la politique internationale. Il partira en reportage aux quatre coins du monde, souvent sur les lignes chaudes de l’actualité, comme ses fameux reportages au Liban et en Irak, et en fera sa spécialité.
On vient l’en sortir pour devenir conseiller auprès de certains ministres, notamment celui de la communication, mais il finira par rentrer au desk, retrouver avec bonheur la chaleur de la rédaction, au quatrième étage de cette vielle bâtisse de La Presse et l’indépendance de journaliste. Pour éviter de sombrer dans le ronronnement d’une actualité, certes rebondissante, mais toujours sans magie, il se livrera à sa grande passion d’écrivain et de traducteur.
Une révélation télé de la révolution
Automne 2010, Nessma TV prépare une nouvelle programmation et y prévoit une émission sur l’actualité internationale, l’un des rares domaines où, sous l’ancien régime, elle pouvait s’aventurer sans grands risques. Soufiane Ben Farhat était alors sollicité pour y prendre part comme chroniqueur. Il s’était attelé aux préparatifs avec son ardeur et son bagout coutumiers, en attendant le lancement de l’émission, mais le voilà sollicité pour participer à la désormais historique émission sur Sidi Bouzid, du 30 décembre 2010. Soufiane s’y lâchera de tous ses élans et, coup de chance, la caméra l’adopte. Lui, le journaliste de la presse écrite, l’auteur de bouquins, qui n’avait jamais fait de radio ou de TV, se trouve parfaitement à l’aise devant les caméras. Etait-ce le thème exceptionnel de cette soirée qui avait favorisé sa révélation ? Sans doute. Mais, aussi la remontée en surface de ses dons de conteur, qui sait restituer des faits et en faire une belle histoire, agrémentée de citations, d’évocations, de mises en perspective et d’interrogations. Ce soir-là, Soufiane Ben Farhat gagnera ses galons de chroniqueur TV. Mais, il ne s’arrêtera pas là.
Lorsque vendredi 14 janvier 2011, Nessma TV arrête ses programmes pour céder l’antenne à un direct complètement improvisé, conduit par Elyès Gharbi, Soufiane Ben Farhat ne pouvait en être absent. Rapidement, il sera avec Soufiane Ben Hmida et Jamel Arfaoui, les interviewers, analystes, autour d’Elyès, des premières heures, et journées de la révolution. «Des moments historiques et une expérience exceptionnelle, confiera-t-il. Au milieu de toutes les incertitudes du moment, il fallait chercher à comprendre, à expliquer, à rassurer, en essayant de se tremper le moins possible. Je sentais que la Tunisie tout entière, mais aussi, nombre de téléspectateurs de par le monde, étaient accrochés à l’écran, suivant chacune de nos paroles, chacune de nos images. Une lourde responsabilité collective à assumer et une sacrée ambiance inoubliable».
Brouille et redéploiement
Chaque après-midi, il se faufilait comme un chat de gouttière pour rejoindre les studios de Nessma TV, dans la banlieue sud de Tunis, où il devait passer toute la nuit. Tôt le matin, dès la levée du couvre-feu, à l’aube, il s’empressait de rentrer chez lui, rassurer les siens, reprendre son souffle et se préparer pour une autre longue soirée en direct. Sur son chemin, il ne voyait que des images apocalyptiques d’une capitale et de ses banlieues livrées à tant d’attaques, d’incendies, de violence, de peur et d’angoisse. Un climat très lourd, plombé, pesait sur Tunis, comme tout le pays. Mais, il cherchait toujours motif à espoir. Son plus grand bonheur, fut lorsqu’un matin il tombe sur un petit embouteillage. C’était pour lui du pur bonheur, un signe de reprise de la circulation, donc de l’espoir, de la vie.
La soirée en direct du vendredi 28 janvier 2011 fut déterminante : elle mettra fin à l’expérience de Soufiane Ben Farhat sur Nessma TV. «Dans un climat de crispation où tous étaient tendus, un différend spontané a surgi, raconte-t-il. Le reportage diffusé sur le sit-in de la Kasbah me paraissait inéquitable et je n’ai pas pu me retenir de le dénoncer en direct sur antenne. Je me désavouais ainsi de l’équipe et de la chaîne, mais c’était plus fort que moi. Il ne me restait plus alors qu’à partir. C’est ce que me commandait ma conscience». Aujourd’hui, il en parle, avec le recul du temps, sans le moindre ressentiment à l’encontre de Nessma ou des auteurs du reportage, et en tout apaisement. Ce départ ne fera qu’accroître sa notoriété, tant il manquera au public. Soufiane recevra alors plusieurs offres d’autres médias. La télévision le séduit désormais, la radio aussi, en plus de son premier amour, La Presse. Alors, pourquoi pas les trois? Sa préférence ira alors vers Shems FM pour la radio, et Ettounisya pour la TV, les deux en formant un excellent duo avec Wael Toukabri. Une nouvelle aventure commence alors. Soufiane a son propre public qui le lit trois fois par semaine sur les colonnes de La Presse, l’écoute, du lundi au vendredi, dès 17 heures sur Shems et le regarde dans ses grandes interviews hebdomadaires sur Ettounisya. Sans oublier ceux qui également savourent ses livres. Quelle sera sa prochaine aventure ? Une belle surprise en perspective.