Opinions - 27.02.2012

La Tunisie serait-elle à la limite de l'embrasement?

A l’évidence une très grande confusion règne. L’horizon s’obscurcit. Entre espoirs et déceptions, toute la société tunisienne se trouve ainsi ballotée, malmenée.

L’année 2011 a cheminé cahin-caha vers ce que cette révolution a semblé désigner comme sa poursuite et l’a exprimé sous la forme de l’organisation d’élections libres. Au-delà de l’analyse et des conséquences que tout un chacun peut tirer de ce tout premier scrutin, cette élection a dessiné confusément les pourtours des sensibilités. Je laisse volontiers aux politologues le soin d’en tirer les véritables enseignements. Force est tout de même de constater que près de la moitié de nos compatriotes n’ont pas voté, et que le lectorat s’est considérablement dispersé. Mais l’histoire ne s’arrête pas à de telles considérations. Instant historique, le processus dénommé « transition démocratique » a fait ressurgir tous les démons qui ne manquent jamais d’être au rendez-vous dans ces moments critiques.

Le spectre du drame passé algérien, d’une évolution à l’iranienne, celui d’un possible basculement dans une guerre civile, celui de la restauration d’un régime autoritaire hantent l’imaginaire de tout un chacun. Le doute est probablement la valeur la plus sûrement et la plus communément partagée du moment.

Les élections passées, les incertitudes semblent encore plus présentes et plus fortes, alimentées de défiances de tous ordres et de procès d'intention. Les grandes manœuvres vont donc commencer, d’autant que la recomposition du paysage politique apparaissait comme inéluctable à plus d’un titre. Cette révolution plus qu’aucune autre a mis au premier plan de ses préoccupations la question singulière de l’identité nationale.
Qui sommes-nous ? Incongrue au premier abord puisque la réponse aurait pu être tout simplement «tunisien », la question a surgi sur le devant de la scène avec une violence inouïe déchaînant fureurs et passions. Il est vrai que ressentiments, rancœurs se sont accumulés au fil des années. Ce qui semblait a minima faire consensus ne l’est plus. Le moment est à l’exaspération, à la  limite de l'embrasement. Toutes autres considérations comme le mieux vivre ensemble, ses attendus économiques et sociaux, sont subordonnés et relégués à la résolution de cette illusoire question. Le délire risque fort bien de nous envahir.

Renvoyer les protagonistes dos à dos serait malgré tout naïf et irresponsable. Les islamistes et leurs alliés du moment détiennent de toute évidence une partie de la réponse, non pas tant ce qu’ils conçoivent de la société, mais bien plutôt de ce que la société conçoit d’elle-même et leur renvoie. Autrement dit,  ils testent, ourdissent et s’enhardissent un jour, accusent et battent en retraite le lendemain, au gré de l’opinion et de la mobilisation de la majorité dite silencieuse. 

Les théories complotistes et conspirationnistes ont repris de plus belle et occupent assurément le devant de la scène. Pas un jour sans une supputation, il est vrai, alimentée comme il se doit par des faits réels.
Comme dans une dramaturgie classique, sommes-nous déjà au moment du renversement. Le moment serait-il véritablement « historique » ?

De fait une peur insidieuse se réinstalle dans les esprits. Les salafistes véritables nouveaux venus dans le paysage n’en finissent pas de faire parler d’eux: Une poignée d’extrémistes, de fanatiques trop contents de ce qui leur arrive, sont objectivement comme subjectivement instrumentalisés. Cela n’augure bien évidemment rien de bon : tout dialogue pourrait ainsi se refermer et céder la place à des flambées de violence. Faut-il pour autant céder à ce vent de panique de l’imminence d’une guerre civile ? Sûrement pas. Reste, il est vrai, que le plus petit commun dénominateur des nouveaux arrivants au pouvoir provisoire s’inscrit dans un logique de revanche contre toutes les adversités subies : choix d’indépendance, comme de toutes les dérives ressenties ou éprouvées par la suite. Vindicte et représailles sont mauvaises conseillères, et attenter à l’une des figures emblématiques des institutions comme l’UGTT est une grossière erreur politique.

L’émotion tétanisée réinvestit massivement l’espace. Où allons-nous ?
L’opposition semble alunissons pour évoquer l’imminence d’un « grand danger » celui d’une insidieuse et rampante mise au pas de la société. Aveugle celui qui n’en verrait pas les toutes premières prémisses de ce processus: attaques de lieux sanctuarisés telle l’école, intimidations renouvelées et quotidiennes, ici une femme isolée, là un artiste.

Accélération de l’histoire en 2012 ? Probablement pas, à moins que ne s’invitent aux jeux des rapports de force, un convive surprise de dernière minute : celui de l’économie.

Lesdites force d’opposition semblent toujours subjuguées et sous l’emprise des tactiques que lui imposent ses adversaires, rendant certes, coup pour coup, mais sans jamais reprendre la main, ni jamais quitter le terrain piégé sur lequel ne cesse de l’entraîner la coalition tripartite. Bien évidemment, celle-ci se sachant inexpérimentée, sans projet consistant, sans prise sur les appareils, se détourne fort opportunément et habilement, jour après jour des véritables enjeux au point d’y damner son âme : D’une justice transitionnelle ne sommes-nous pas en train d’assister à une justice transactionnelle ? Quelle infamie.

Il est vrai qu’entre ceux qui ont tout perdu et ceux qui ont tout à perdre, l’équilibre de l’opposition est tout trouvé. Le « centre », joli mot dans le plus pur style folkloriste de cette Tunisie du juste milieu et de la tolérance. Du déjà vu ? Non ! Avec excusez du peu, une variante à droite et une variante à gauche. Ouf ! Nous voilà enfin débarrassés, une vraie démocratie, il n’y aurait plus conservateurs, que des socio-libéraux et des socio-démocrates. Voilà qui rassure. J’y reviendrais une autre fois.

Alors que le débat est sursaturé de questions sociales et économiques chez nos voisins, le nôtre est surpolitisé. L’opposition fait montre d’une réelle incapacité s’emparer des seules vraies questions posées par la révolution et à prendre à témoin la société. Et pour cause et de son propre aveu, elle a une totale méconnaissance des drames ourdis par ce mal-développement.

Mettre la charrue avant les bœufs, confondre vitesse et précipitation, voilà le spectacle affligeant que nous propose une alternance, elle aussi en plein désarroi.

Quelles déclarations lénifiantes, mais ni programme, pas même de plateforme, tout juste la défense de libertés formelles menacées mais dont les conditions matérielles d’accès ne sont toujours pas à la portée du plus grand nombre. Pas l’ombre d’un plan d’urgence.

Alors redonner espoir aux déshérités, déplacer les enjeux politiques, offrir une perspective viable et équitable, voilà bien la seule tâche louable à laquelle doit s’atteler cette alternance.

Les économistes et experts en tout genre ont bon dos. Ils ne diront pas à votre place messieurs les politiques les perspectives et les horizons vers lesquels vous souhaitez emmener le peuple.

Cet avertissement vaut tout aussi bien pour le triumvirat qui ne cesse de jouer à l’apprenti sorcier.

Hédi Sraieb,
Docteur d’Etat en Economie du Développement.