Opinions - 16.01.2012

Démocratie, mode d'emploi

Finalement, la seconde grande nouvelle de la fin de l’année 2011 aura été la naissance d’une opinion publique et d’une société civile. Auparavant, il y a eu la tenue d’élections exemplaires, dont personne ne conteste les résultats, et qui ont donné naissance à une majorité et à une opposition.
Mais tandis que la troïka victorieuse s’abandonnait aux délices d’une seconde république aux relents de quatrième, tandis qu’elle négociait les présidences et les maroquins du gouvernement pléthorique auquel elle a mis un mois pour lui donner naissance, s’est levé un mouvement que personne n’attendait, remplissant la place publique de citoyens inquiets de se voir confisquer leur parole retrouvée, et soucieux de peser dans les débats.

Des débats ? La majorité pensait pourtant n’en avoir pas besoin, après avoir ficelé sa petite constitution à l’abri des regards des citoyens en vue de la soumettre au vote – présumé automatique – de « ses » élus. Que les opposants défaits fassent donc silence pour la laisser gouverner, puisque le peuple lui a donné sa confiance ! Comme si les élections devaient signifier la fin des clivages politiques et le ralliement des vaincus au vainqueur pour participer au festin…

Bravant le froid et les intempéries, les sit-inneurs du Bardo ont au contraire rétorqué que pour fonctionner, la démocratie a autant besoin d’une opposition que d’une majorité. Et puisque l’opposition parlementaire, encore sous le choc de sa défaite, n’était pas en mesure de tenir son rôle, ils ont pris sur eux de rappeler à tous les partis que le peuple tunisien doit sa Constituante à d’autres sit-inneurs. Ceux de Kasbah 2, qui ont mis fin aux atermoiements des gouvernements Ghannouchi en imposant une sortie politique à la crise des institutions.

Délégitimer les sit-inneurs, comme s’y est essayé M. Mustapha Ben Jaâfar, relève donc au mieux de l’amnésie, et au pire de l’ingratitude.

Mais cela relève surtout de la myopie politique. Car sans le sursaut de cette société civile en gestation, la retransmission – arrachée – des débats de l’ANC par la télévision nationale n’aurait sans doute pas eu lieu.

Et la majorité des deux tiers pour les motions de censure serait passée comme une lettre à la poste, rendant de ce fait inamovible tout gouvernement soutenu par Ennahdha, puisque celui-ci détient 40% des sièges.

Ni le CPR ni Ettakatol n’auraient pu contraindre leur puissant allié, comme ils font mine de le faire croire, à renoncer à ses propositions les plus choquantes d’organisation du pouvoir, sans le soutien de la rue qui a publiquement montré – en dépit de la mobilisation en leur faveur des partisans d’Ennahdha – l’étendue de leur impopularité. Et c’est là qu’il faut revenir à Vaclav Havel pour comprendre les ressorts de la dictature. Autant que l’exercice par le plus fort de sa tyrannie, celle-ci est en effet aussi – et peut-être surtout – rendue possible par la résignation du plus faible.

De même que les Tchécoslovaques ont été – selon Havel – complices du post-totalitarisme soviétique, les Tunisiens ont permis – qui par son silence et qui par son ralliement, et qui d’autre en saluant son avènement en 1987 sans que cela lui évite d’être ensuite pourchassé – ce qui est ensuite devenu la dictature de Ben Ali.

Et s’il fallait en tirer une leçon – une seule – aujourd’hui, pour ne pas permettre que cela recommence, c’est justement de ne plus jamais exiger, pour quelque raison que ce soit, et moins encore sous le couvert de l’union nationale qui nous a valu 55 ans de dictature, de la vox populi qu’elle se taise. Car elle est le ferment de la démocratie naissante, et le levain sans lequel celle-ci retomberait.

M.J.
(*)Universitaire
 

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