La réalité du bilan
Les Tunisiens se sont exprimés et sont allés voter dimanche pour élire une assemblée constituante. Il y a deux constats essentiels à faire quant à la participation. D’abord, les Tunisiens ont voté plus que jamais auparavant et cela est la vraie consécration de la révolution. Une telle participation ne s’était jamais vue tant sous Bourguiba que sous Ben Ali. Cependant, le chiffre reste à relativiser, si la participation a été d’environ 80%, c’est par rapport au nombre d’inscrits qui, lui, n’a pas dépassé 60% des votants potentiels. En définitive, un Tunisien sur deux s’est exprimé, c’est unique dans notre histoire, mais est-ce pour autant suffisant? Que les instances fassent dans l’autosatisfaction soit, mais les chiffres sont têtus.
Qui sont les Tunisiens qui ne se sont pas inscrits et n’ont pas voté? Et pourquoi? Les forces politiques doivent essayer de le savoir et d’en tirer les enseignements. La démocratie y gagnerait certainement. Le grand perdant de ces élections est sans conteste le PDP. Candidat à être le premier parti de la sphère civile et démocratique, c’est celui qui aura le plus déçu son camp. Donné favori par les sondages, le PDP s’est effondré dans la dernière ligne droite, d’une manière brutale et incompréhensible. Cela a largement contribué au score d’Ennahdha, et cela prouve que le PDP n’a malheureusement pas réussi à trouver son vrai électorat, sa vraie base.
Ensuite viennent les indépendants qui ont été boudés par les électeurs, qui ont voté massivement pour les listes des partis. Dans un contexte apaisé, avec une majorité aux démocrates, les indépendants pouvaient jouer un rôle intéressant à l’intérieur de cette Constituante. Au vu des résultats, à la répartition des sièges, ils manqueront à l’Assemblée, mais certains seront utiles à l’extérieur. Enfin, le mode de scrutin et la profusion de candidats auront comme prévu conduit à ce qu’un nombre important de voix se perdent dans la cacophonie ambiante. Dans le bureau où j’ai suivi le dépouillement dimanche soir, les voix perdues ont représenté près de 15%, soit autant que le CPR et Afek Tounes réunis. Dans d’autres circonscriptions comme Sousse, le total des voix évaporées à atteint 30% des voix exprimées. C’est beaucoup trop. Le grand gagnant de ce scrutin c’est le CPR et Moncef Marzouki qui a montré qu’avec très peu de moyens on peut faire de la politique et obtenir des résultats. Il a capitalisé sur son passé de militant et son intégrité. Il sera l’arbitre incontestable de cette Assemblée. Le vote le plus surprenant reste celui pour Aridha. Surprenant parce que personne ne l’attendait là et décevant parce que j’ai du mal à comprendre que la région de Sidi Bouzid, berceau de la révolution, se soit laissée aller aux sirènes du populisme. Les martyrs de la révolution espéraient certainement mieux. Enfin, un petit clin d’oeil aux milliers d’électeurs qui dans chaque bureau ont attendu 4 à 5 heures pour glisser un bulletin blanc, si l’objectif était de manifester leur rejet de ces élections, alors chapeau bas! J’espère que le Premier ministre du gouvernement de transition aura entendu.
Pour ce qui est des dépassements, le sentiment qui prédomine c’est que l’ISIE tient plus que tout à convaincre que les élections ont été parfaites (il y va de sa crédibilité), quitte à fermer les yeux sur certains écarts. On sent par ailleurs une crainte de débordements en cas d’annulation de listes, or le respect et l’application de la loi sont un fondement de la démocratie, ne l’oublions pas, et tous les partis ont intérêt à ce que les sanctions soient prises, pour clore rapidement le débat et ne pas laisser entacher le résultat.
Fatalisme et attentes fortes
Ennahdha est donc le vainqueur de ces élections, et cela n’est pas contestable même si elle a en définitive recueilli les voix de moins d’un tunisien sur cinq. Le score d’Ennahdha a bénéficié de l’abstention et de l’émiettement des voix, cela n’est pas contestable non plus. Ils ont finalement, tous calculs faits, bénéficié de 16% des voix sur l’ensemble du corps électoral. Par rapport aux votes exprimés ils restent dans la limite de 30% environ, et disposent de 42% des sièges. Le mode de scrutin devait, paraît-il, avantager les petits partis. M. Ben Achour ne peut plus justifier l’injustifiable, il aura joué avec la haute commission aux apprentis sorciers. Mais Ennahdha a su surtout jouer sur diverses cordes sensibles. La première est celle de la victimisation qui lui a permis de se présenter comme la force politique la plus légitime, du fait de ce que ses militants ont subi sous la dictature. La seconde c’est que prônant les valeurs de l’Islam et de la foi, ce parti s’est présenté comme le seul à pouvoir mettre fin à la corruption et à la prévarication. Ces deux discours ont été largement perçus par les électeurs.
Mais, tout s’est joué ailleurs dans la campagne. Alors que la réalité des choix offerts aux tunisiens tenait plus du référendum : pour ou contre une République islamique ? Le jeu des partis a porté le clivage sur le terrain du choix entre une société conservatrice (comprenez musulmane), ou moderniste (assimilée à athée), avec en point focal la place de l’Islam dans la société, alors que la question était plutôt la place de l’Islam en politique.
Cette confusion a été grandement facilitée par le mode de scrutin, et surtout par l’incapacité des partis progressistes à adopter un discours clair et unitaire. Le choix offert aux Tunisiens était devenu binaire : tradition ou modernité ? Traduire Islam ou athéisme. Dès lors, les jeux étaient faits, d’autant que la modernité est assimilée à l’Occident et au renoncement à nos valeurs, comme si la Tunisie ne pouvait avoir son propre modèle moderniste, tout en étant ancrée dans son histoire et ses valeurs traditionnelles. Cela est d’autant plus injuste et relèverait même de la mystification, car en somme la société tunisienne serait devenue plus conservatrice qu’elle ne l’était dans les années 60, et cela sans influence étrangère aucune ? Pourtant, le modèle qui est proposé à la Tunisie et aux Tunisiens est un modèle importé qui s’appuie sur le dogme islamiste et non sur la liberté, et le pays ferait l’objet d’une conquête organisée, pour passer d’une dictature nationale de Ben Ali à celle de l’Internationale Islamiste. Et ce n’est pas parce qu’elle sera acceptée par la majorité du peuple qu’elle n’en serait pas. Ce que j’ai entendu dans la bouche de plusieurs électeurs d’Ennahdha, c’est que dans le brouillard régnant, il valait mieux donner sa voix à ceux qui craignent Allah (Nsalmou Amrana Lelli Ikhafou Rabbi), ce n’est plus du militantisme mais du fatalisme.
Les partis progressistes n’ont pas su défendre la modernité comme le principe d’une société en mouvement, ouverte sur le monde et jalouse de son histoire. La modernité comme une valeur positive opposée à l’enfermement. La modernité comme l’affirmation de la citoyenneté au sein d’une société unitaire, issue d’une révolution qui a sonné l’avènement de la démocratie, dans une contestation d’un certain ordre établi qu’ils n’ont pas su entendre.
J’aimerais dire ici que limiter l’identité tunisienne aux origines arabo-musulmanes de la majorité de son peuple, c’est renier 3000 ans d’histoire et ignorer la géographie du pays qui en fait avant tout un pays méditerranéen, maghrébin et africain. Une géographie qui a fait notre histoire et doit contribuer encore à notre avenir. La modernité, c’est au contraire, assumer toute cette mixité des origines, de l’histoire et de la géographie, d’en être fier et de la revendiquer, politiquement, socialement et économiquement.
Au-delà donc du succès d’Ennahdha, la réalité de ce scrutin c’est que les tunisiens se sont exprimés en faveur de la tradition et du conservatisme. Ce choix, que je respecte et que j’entends, n’est pas en soi une surprise. Mais on peut faire un constat sociologique, la carte des résultats a quelques similitudes avec celle de l’exaspération et du désespoir. La Tunisie de Ben Ali, avec ses inégalités sociales et régionales, s’est traduite dans les urnes. Cela veut aussi dire que les Tunisiens qui ont voté Ennahdha en attendent beaucoup sur le plan de leur vie quotidienne, ce n’est donc pas seulement un vote refuge, mais un vote sincère et revendicatif. Le risque cependant, c’est que ces Tunisiens se réveillent dans quelques semaines pour découvrir qu’Ennahdha est bien plus qu’un parti conservateur, et bien moins qu’un parti de gouvernement. Capable de changer leur quotidien certes, mais peut-être pas au sens où ils l’espéreraient. Alors, bien entendu, il est encore tôt pour préjuger des intentions d’Ennahdha, et il faudra attendre de voir quelles sont leurs réelles marges de manoeuvres et leurs propositions, dans une Assemblée constituante dont les règles du jeu ne sont pas fixées. L’avenir nous en dira plus et nous jugerons sur les actes. On peut imaginer, ce parti construire la Démocratie Musulmane un peu comme l’Europe a vécu durant 40 ans de l’après-guerre l’hégémonie de la Démocratie chrétienne. Mais attention, le pouvoir corrompt, et Ennahdha n’échappera pas à la règle. Les dissensions entre les ailes modérées et dures du mouvement s’expriment déjà. La ligne politique du parti fait référence à l’Islam, mais en politique il y a des islams, on va très vite le découvrir.
Quel gouvernement ?
La carte politique du pays va être largement modifiée après ces élections. D’abord la bulle politique, qui a conduit à la création de plus de 110 partis, va exploser et il ne devrait pas en rester plus d’une dizaine, qui vont dès lors se réorganiser pour couvrir un large spectre d’offres politiques. Il y a deux enjeux à venir, l’un concerne la Constitution et le second la conduite des affaires du pays. En ce qui concerne le fonctionnement de l’Assemblée, il me semble que l’adoption du vote à la majorité qualifiée ne s’impose pas dans la perspective où l’on consacrerait l’adoption de la Constitution par voie référendaire. D’autant que l’adoption du vote à la majorité qualifiée pourrait conduire au blocage total de l’Assemblée. Ennahdha n’ayant pas de majorité pour imposer ses vues, disposerait tout de même d’une minorité de blocage pour rejeter les propositions alternatives. Pour ce qui est de la conduite des affaires, Ennahdha cherche aujourd’hui des alliés. Or le CPR comme Ettakatol ont déjà signalé qu’une éventuelle participation à un gouvernement d’unité nationale ne saurait les empêcher de conserver leur liberté de proposition et de vote des articles de la Constitution. Cela ne devrait pas convenir à Ennahdha qui cherche à travers le gouvernement de coalition à s’assurer d’abord la solidarité du vote à l’Assemblée.
Accepter le vote des citoyens, c’est d’abord accepter que le parti victorieux prenne en charge les affaires du pays. Les électeurs ne comprendraient pas que leur favori se défausse devant l’obstacle et ne réponde pas à leurs attentes. Le parti Islamiste a ici l’occasion unique de montrer à ses détracteurs qu’il est prêt à gouverner et plus encore à tenir ses promesses électorales : garantir une croissance de 7% et une création d’emploi de 120.000 emplois nets par an dès 2012. Montrer qu’il est capable de passer d’un discours politique de défense de l’Islam à une politique, économique et sociale, de gouvernement au service des citoyens. Ce parti est un parti nationaliste musulman d’extrême droite et les plus démunis risquent de l’apprendre à leurs dépens. L’Arabie Saoudite n’a à ma connaissance pas éradiqué la pauvreté sur son sol et l’Iran non plus, bien que ce soit des pays riches. J’ai entendu les voix d’Ettakatol défendre le principe d’un gouvernement d’union nationale, et appelant tous les autres partis à se joindre à Ennahdha. Ce discours n’est pas recevable. D’abord parce que le pays n’a pas vécu de guerre civile, et il ne sert à rien d’agiter aujourd’hui le discours de la concorde et de l’intérêt national. Il est de plus insultant pour les électeurs des partis progressistes et pour la démocratie qui ne peut s’exprimer que s’il y a une majorité qui gouverne et une minorité qui s’oppose.
Finalement, Ennahdha n’a-t-il pas gagné ces élections avec un trop grand écart? Bien plus grand qu’il n’aurait lui-même voulu? Un écart qui exacerbe aujourd’hui les divisions entre les radicaux et les « modérés », sachant qu’entre les deux, seul le rythme d’islamisation de la société fait débat.
Une opposition forte et unie
Le PDP doit quant à lui prendre les rênes de l’opposition, et conduire un rassemblement dans un mouvement démocratique et populaire. Sa proximité au cours de la campagne avec Afek, le PTT et le PDM devrait l’y aider. Aujourd’hui, plus encore qu’hier, il faut veiller à la consécration des idéaux de liberté, de démocratie et de justice sociale. Les électeurs attendent des leaders de ces partis qu’ils mettent de côté leurs divergences et leurs egos et placent en avant l’intérêt supérieur de la nation, l’avenir de notre pays et de nos enfants. Que la nouvelle génération de militants de ces partis, née après le 14 Janvier, et dont l’engagement est méritant, se mette en mouvement, pour ensemble fonder ce rassemblement dont la Tunisie a besoin plus que tout, même si cela doit être fait plus par stratégie politique que par inclination. Je suis profondément convaincu qu’une grande partie des non-inscrits attend de ces partis un message fort d’union et de rassemblement autour de valeurs fondatrices qui représentent le vrai socle de la « tunisianité », ce concept qui reste à créer et à définir pour éviter de le laisser dissoudre totalement dans le wahhâbisme.
La campagne n’est pas terminée, il faut que l’opposition, réorganisée et unie, rattrape son retard en matière de proximité sur le terrain, son déficit de notoriété et corrige image et discours. Il y a un référendum et des élections dans un an, il faut y travailler dès maintenant, continuer dans la dynamique qui a été créée depuis le 14 Janvier. Certains sont KO debout, c’est compréhensible, mais il faut rebondir immédiatement et ne pas laisser la fièvre et l’enthousiasme retomber, les attentes sont incommensurables.
Il ne saurait y avoir de démocratie sans une opposition forte et unie. Les enjeux sont nombreux, tant sur le plan politique qu’économique. Cette opposition doit se refonder sur les acquis de la révolution et la protection de ses objectifs. Elle doit se battre de toutes ses forces pour consacrer ces objectifs dans une Constitution civile, et garantir le droit du peuple à l’approuver par voie référendaire. La révolution n’est pas terminée, elle ne fait que commencer et elle est toujours celle du peuple, à cela les élections n’auront rien changé. Ennahdha ne doit pas se tromper, avoir gagné les élections ne donne aucun droit sur la révolution, les Tunisiens qui lui ont donné leur voix dimanche pourront à tout moment la reprendre.
W. B. A