Opinions - 27.08.2011

Post-scriptum à la révolution de l'olivier

Dans les jours qui avaient suivi le processus révolutionnaire de l’Olivier, et contre toute attente, des jeunes Tunisiens par milliers semblent avoir renoué avec le rêve de se projeter dans un espace de développement urbain en tant qu’idéal pour la réalisation de soi et pour un avenir désirable. Comme si ce processus révolutionnaire ne pouvait mener aux attentes d’une jeunesse adhérant encore à la mimésis passionnelle du dominé vis-à-vis de sa culture dominante, conformément à la terminologie d’Ibn Khaldoun[1], idée que Joseph Nye reprend en 1990 sous le concept de Soft Power pour désigner cette adhésion empathique des cultures dominées au projet politique et culturel de la culture dominante ; cette mimésis, cette adhésion empathique sans laquelle, d’après Ibn Khaldoun, une culture dominante ne saurait demeurer telle même avec la puissance militaire la plus sophistiquée…

Seule cette mimésis passionnelle à la culture dominante, comme unique voie vers le développement, la prospérité à venir et le rêve de la réalisation de soi, seule cette adhésion empathique au projet politique et culturel de la culture dominante comme projet à soi, pourrait expliquer ce flux de migration clandestine si massif (23 000 migrants sans compter les morts) vers Lampedusa en Italie en tant qu’étape pour l’accès à une possibilité d’avenir désirable à travers une proximité avec la prospérité de la cité idéale, la cité européenne dominante. Or, dans quelle mesure ces flux migratoires bravant tous les dangers ne seraient-ils pas justement en rapport avec une certaine dérive contre-révolutionnaire basée sur une approche urbaine, centrée sur la seule citadinité, pour tout projet évolutif ? Par-delà cette question, le rejet passionnel et massif des 20 000 migrants arrivés à bon ou mauvais port était transmis quotidiennement à l’ensemble de la jeunesse tunisienne et du peuple tunisien ; ce rejet passionnel et massif révélait à cette jeunesse (migrante et non migrante) que l’Europe en tant que culture dominante venait historiquement et socialement d’épuiser toute capacité à recevoir une quelconque mimésis, une quelconque adhésion empathique des cultures dominées quelles qu’elles soient…
Ne serait-ce pas là le signe en accord avec Ibn Khaldoun que nous serions alors en face d’une culture qui a perdu ou qui est en train de perdre sa position de culture dominante ? Il s’agirait alors d’une culture ayant perdu, ou en voie de perdre, toute aptitude à recevoir et à être l’objet d’une quelconque mimésis idéalisante ouvrant à toute possibilité d’avenir désirable et laissant alors pour seul refuge aux cultures dominées la recherche en elles-mêmes ou dans un ailleurs, d’autres processus identitaires, enfin une autre alternative identitaire…L’effet d’un tel refoulement au propre et au figuré, par l’Europe et particulièrement par la France, de ces 20 000 jeunes migrants (alors même que la Tunisie révolutionnaire, à la même période, recevait à partir de la Libye des centaines de milliers de réfugiés de différentes nationalités), l’effet d’un tel refoulement demeure encore de l’ordre du latent, mais pourrait-on penser qu’il n’aura pas à émerger, à un moment ou un autre, à un niveau manifeste et patent ? Est-ce que cela ne remettrait pas en question à moyen terme l’adhésion à la francophonie, à moins d’une négociation d’une modalité renouvelée de cette adhésion à la francophonie, ce qui impliquerait par voie subséquente de part et d’autre d’assumer un coût à payer en fonction d’un nouvel horizon de sens à reconstruire en commun ?

En Tunisie, aujourd’hui que les différents partis et courants idéologiques se sont mis au service du processus révolutionnaire pour l’orienter, aujourd’hui aussi que ces mêmes courants idéologiques ont mis le processus révolutionnaire à leur service, quels sont les enjeux et les choix de développement pouvant répondre à cette revendication pour le Tunisien afin qu’il puisse recouvrer sa dignité, ou, en d’autres termes, recouvrer une dimension portant sur l’Être, le Pouvoir-Être plutôt qu’une dimension réduite au seul ordre de l’Avoir ? La valence rurale du processus révolutionnaire devrait-elle être refoulée comme un archaïsme et une entrave à la modernité et à l’idéal de développement, et ceci, en vérité, ne fait que ponctuer à nouveau, pour condition d’accès à la modernité, le refoulement au XIXe siècle de cette même valence rurale au cours du mouvement connu pour avoir été dirigé par Ali Ben Ghedhahem en Tunisie, à l’instar du refoulement de cette valence rurale au cours des mouvements révolutionnaires en France en 1789-1793, en 1848 et en 1870-71.

Mais en France et en Europe, en cette fin du XVIIIe siècle et tout le long du XIXe siècle, la modernité était alors loin d’être elle-même en crise ; à l’époque, elle s’imposait en tant que modèle de développement, de prospérité pour tous et en tant que modèle de réalisation de soi pour chacun. Aussi, la valence rurale pouvait-elle être en ces temps tout à la fois refoulée de l’hexagone français et progressivement chassée de l’ensemble de l’espace européen pour être évacuée vers les colonies… Néanmoins, aujourd’hui que la modernité est en crise, et que l’on parle d’une post-modernité comme pour exorciser et conjurer cette crise, pourrait-on en Tunisie mimétiser ce qui reste des révolutions européennes[2]

pour refouler l’importance de cette valence rurale, telle que le processus révolutionnaire du 17 décembre au 14 janvier venait de réimposer, ceci à côté des valences ouvrières et patronales ? Pourrait-on dans ces conditions refouler la révolution de l’Olivier pour en faire une révolution du Jasmin ? N’est-ce pas à l’ombre d’un olivier que Platon enseignait à ses disciples et méditait sa notion de Cité ? Comme si la Cité à l’époque du fait même qu’elle était ouverte aux philosophes et à la question du sens au fondement de la philosophie, elle ne saurait refouler ni forclore la relation vive de la Cité avec l’olivier et la valence rurale sous-jacente… Aussi, des questions s’imposent-elles à nous quant aux choix des options que nous préparent un peu trop «urbainement», trop «citadinement», certains partis politiques. A en croire bon nombre de ces partis, les projets de développement devraient essentiellement porter sur la nécessité d’urbaniser davantage, d’industrialiser, et enfin, d’étendre à l’ensemble de l’espace rural tunisien des ateliers de couture, des ateliers diversifiés d’industries de transformation, même polluantes, au service des multinationales. De tels projets déboucheraient sur la création d’emplois à travers une ouvriérisation extensive et une sous-prolétarisation de toute la population rurale de la Tunisie, ceci à l’image de ce qui est déjà presque réalisé dans la région sahélienne et riveraine de la Méditerranée… A l’exemple de ce qu’en avait dit Henry Monnier en 1841 et repris par l’humoriste Alphonse Allais, pour dépolluer les villes et, j’ajouterais, pour créer des emplois à la campagne, «il n’y aurait rien de mieux que de reconstruire les villes dans les campagnes, l’air y est tellement plus pur »…

Il reste qu’un tel choix, lorsque le registre humoristique et le registre politique arrivent à se confondre, ne contribuerait-il pas plutôt à détruire sinon à déstabiliser entièrement le tissu socioéconomique rural, source de ce qui reste, et de la production agricole de survie, et d’un espace encore assez indemne des risques de pollution ? Un tel choix n’ouvrirait-il pas la population tunisienne vers une ouvriérisation plus ou moins réussie de son paysannat mais au risque d’une dépendance alimentaire durable qui remettrait en question toute prétention à la dignité ? N’y aurait-il pas encore place, pour réfléchir aux moyens certes de revaloriser le développement dans l’espace urbain, mais aussi de revaloriser l’espace rural et le travail agricole (quitte à le subventionner) afin que par-delà la problématique d’une économie polarisée sur le seul registre de l’Avoir, il y ait émergence de possibilités à découvrir avec le paysannat que même le petit Fellâh (le petit paysan) puisse par son seul travail recouvrir une meilleure maîtrise de lui-même et de son environnement, c’est-à-dire une meilleure façon d’être et d’être-avec de l’ordre du being et du being-through pour reprendre une terminologie de Winnicott, c’est-à-dire une meilleure façon de reconquérir sa dignité ?

La rue tunisienne, égyptienne, et arabe révèle aujourd’hui que le véritable concept de post-modernité (le dépassement du cadre de la modernité des 18ème, 19ème et 20ème siècle) doit passer par la réintroduction de la dimension rurale et la réintégration de cette dernière dans la Cité, pour l’analyse des processus de développement sociaux, économiques, politiques, culturels et historiques. Georges Corm n’était-il pas dans le vrai quand il dit que la société civile du nord devrait prendre exemple sur cette rue arabe «pour qu’elle élève à son tour le niveau de contestation de la redoutable oligarchie néolibérale qui appauvrit les économies européennes sans y créer suffisamment d’opportunités d’emploi et qui précarise chaque année un plus grand nombre d’Européens de toutes les nationalités. Cette évolution négative s’est, elle aussi, faite au bénéfice de la petite couche de « manageurs » dont les rémunérations annuelles accaparent toujours plus la richesse nationale…»[3]

A cette analyse de Georges Corm, Claude Alphandéry, Stéphane Hessel et Edgar Morin soulignent remarquablement que « l’improbable nous vient des rives méditerranéennes, des pays arabes puis de l’Espagne, de la Grèce et, depuis peu, de la France. Des hommes et des femmes, beaucoup de jeunes, face au désarroi présent et à la tristesse d’un avenir annoncé, s’indignent et se mobilisent pour un avenir désirable. Leur objectif : redonner tout son sens à la démocratie, politique, économique et sociale… Une multitude d’alternatives parmi elles, celle de l’économie sociale… des associations pour le maintien des agricultures paysannes… ».[4]
Pour revenir à la Tunisie, dans cette alternative (révolution de l’Olivier ou révolution du Jasmin) c’est selon l’une ou l’autre des options que l’on pourra définitivement choisir 1/s’il s’agit d’une révolution de l’Olivier, avec sa dimension rurale et sa revendication de reconquérir la dignité, une revendication de l’ordre de l’Être plus que de l’ordre de l’Avoir, sans que cela ne nécessite pour autant la négligence du registre de l’Avoir, ou 2/ s’il s’agit d’une révolution du Jasmin vouée à demeurer dans le refoulement de la valence rurale comme porte d’un hypothétique accès à une modernité déjà en crise. Pourtant la dictature de Ben Ali, comme elle avait pu le démontrer dans le bassin minier tunisien en 2008, avait gardé tous les moyens stratégiques forcément urbanisés pour faire avorter toute tentative de contestation ou de révolte, même la mieux encadrée tant que cet encadrement, lui aussi urbanisé, en arrive à négliger toute référence à la ruralité en tant que composante de la dynamique sociale. Mais c’est le processus révolutionnaire tunisien du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, qui a pu prouver comment la dimension rurale, même avec un sous-encadrement idéologique, pouvait à elle seule enclencher un mouvement capable d’ébranler les dictatures les mieux organisées pour durer, et mobiliser une dynamique sociale et historique créant l’évènement et ouvrant sur la question de la crise et son écho dans le monde arabe, voire dans le monde entier, et ce, y compris l’Inde et la Chine. Ce processus révolutionnaire ne nous impose-t-il pas aujourd’hui de reprendre ensemble la réflexion d’Ernest Jones, déjà en 1943, « How can civilization be saved ? »[5] (Comment sauver la civilisation ?). Cette question d’Ernest Jones s’impose aujourd’hui à tous les chercheurs en sciences humaines, d’autant plus que le capitalisme financier en crise n’arrive point à laisser émerger un consensus autour des modalités de sa régulation, même si la commission Barack Obama[6] à ce sujet a pu établir, dans le rapport de février 2011, la nécessité d’une telle régulation.

E.J.

  1. Voir E.JEDDI, Maniements sécuritaires des idéologies et crise de la mimésis. Teruel, Espagne. Novembre 2010.
  2. Voir à ce sujet les analyses et méditations de Louis Blanc dans son Histoire de la révolution française, toujours d’actualité.
  3. Georges Corm : Quand la rue arabe sert de modèle au nord. Le Monde du 11 février 2011 p. 15.
  4. Claude Alphandéry, Stéphane Hessel et Edgar Morin : L’économie solidaire: c’est demain ! Le Monde du 15 juin 2011 ; p. 19.
  5. Ernest Jones. How can Civilization be Saved?: Int. J. Psa., XXIV, 1943, pp. 1–7.
  6. Rapport de la Commission d’enquête sur la crise financière ou Commission Barack Obama, février 2011.
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1 Commentaire
Les Commentaires
NJOUBA 2 - 30-08-2011 10:41

Voilà ce qu'on peut qualifier de "monter au créneau" . Un vent de terre bienfaiteur. Je me souviens quand gamin j'appréciais ce vent pur venu des oiliveraies alors que je me promenais découvrant des sites archéologiques plurimillinaires au bord de l'eau. De même quand avec mon grand père cheminot retraité me faisait découvrir ces 200 oliviers de subsistance, je respirait cet air vivace mélagé à la brise marine qui a parcouru quelques km. Je retrouvais mes racines multiples. Votre analyse sociétale sont pertinentes et angoissantes à la fois. Culturellement et économiquement antagonistes les modèles de développement arpentés jusque là sont dans l'impasse à la recherche d'une troisième voie qui semble vouloir s'éclore. L'enjeu en Tunisie est grandissime, se pose la question de la dialectique de la synthèse entre le 17 décembre et le 14 janvier. Oui notre révolution est à la fois celle de l'olivier et du jasmin, solidaires et différents, compatibles et spécifiques, d'une beauté extravagante. Si on a détruit irrémédiablement cette sublime oasis maritime unique au monde ou poussait le hénné et le grenadier (tacapes ou qabès) ne perdont notre richesse culturelle et sociale que certains économistes ou obscurantistes veulent usurper. Cette Ifriqya surprendera encore et davantage. Enfin Leaders trouve de bons articles hors agendas politiciens errants. Merci de perseverer, c'est un gage de succès de plus.

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