Opinions - 23.08.2011

A propos de "L'emploi une bombe de retardement": la réponse et les précisions de Moncer Rouissi

Suite à la mise en ligne de l'article de Hassen Zargouni intitulé: "L'emploi est une bombe à retardement qui peut être désamorcée", M. Moncer Rouissi apporte sa réponse et ses précisions dans cette "Lettre ouverte à Si Hassen Zargouni et à tous nos amis".

Merci Si Hassen pour cette contribution pleine d’intelligence et de générosité. Puisse ton appel être entendu. Tu évoques la Consultation Nationale sur l’Emploi que j’ai l’honneur de conduire. Celle-ci a commencé en Février 2008 et s’est conclue par une Conférence Nationale les 7 et 8 octobre à laquelle ont participé un large éventail de représentants de la société civile dont notamment les représentants des partenaires sociaux, des universitaires, des représentants des divers partis politiques y compris ceux qui n’étaient pas représentés à la Chambre des Députés, … J’ai personnellement veillé à ce que la Consultation soit celle de « la Tunisie avec toutes ses potentialités » (slogan de la Consultation) ; qu’elle soit  organisée en toute indépendance par rapport au parti au pouvoir et à l’Administration ; que le Comité National de la Consultation traduise cette indépendance et le souci de recherche du plus large consensus national à travers une certaine forme de  gestion du dissensus; comme j’ai veillé à ce que les Comités régionaux soient  dirigés par des universitaires indépendants et que les travaux se tiennent exclusivement dans les locaux des institutions universitaires. Les travaux, à tous les niveaux, national, sectoriel, local, au niveau des gouvernorats comme au niveau des grandes régions, se sont déroulés dans la plus grande liberté de pensée et d’expression, sans tabou aucun. Ce faisant, je n’obéissais à aucune consigne ni instruction ;  j’agissais, comme je l’ai toujours fait, conformément à mes convictions. Attitude constante, résolue et déterminée et  volonté d’apporter la preuve à ceux qui prétendent le contraire que la plus grande convergence des points de vue est possible dans notre pays, que le débat libre et franc est productif et que les tunisiens peuvent à travers ce type de débat faire prévaloir l’intérêt supérieur de leur pays.

Qu’est il ressorti de cette Consultation ?

1-    D’abord le constat, partagé, rigoureux et sans concession pour ce qui concerne la situation du chômage et les freins à la croissance et à l’emploi. Le diagnostic, fait  deux ans avant l’explosion en chaine qui a conduit à la Révolution du 14 Janvier, avait, à l’époque, surpris  par son audace et sa témérité. Il apparaît aujourd’hui comme prémonitoire et il n’y a rien à y ajouter. Qu’on en juge:

  • « le chômage  concerne essentiellement les jeunes et surtout les diplômés de l’enseignement supérieur. La difficulté d’insertion augmente avec le niveau éducatif. Bien que le taux de chômage général ait été réduit de 2 points, celui des diplômés de l’enseignement supérieur a augmenté, passant de 9% à plus de 17%. On est alors en droit de se demander si l’éducation en tant qu’ascenseur social, serait  en panne. L’effort ne semble pas être  récompensé à sa juste valeur ; il est à craindre dans ce cas que d’autres voies déviantes, voire dangereuses pour l’individu et pour la société et en tout cas contraires à l’éthique soient empruntées par les jeunes à la recherche de promotion sociale.
  • « le chômage affecte différemment les régions avec des disparités qui atteignent parfois 15 points de différence entre certaines d’entre elles. Le pays se trouve de fait  coupé en deux, avec un premier ensemble de gouvernorats situés à l’est où le taux de chômage varie entre 6 et 10 % et un second ensemble, situé à l’ouest où ce taux est pratiquement le double (de 16 à 21%).Par ailleurs, si le taux de chômage a baissé au niveau national entre 2004 et 2007, il a par contre augmenté dans près de la moitié des gouvernorats.
  • « le chômage  touche davantage les femmes que les hommes avec un écart de plus de 5 points en termes de taux.

« La conjonction de ces quatre facteurs (région, genre, génération, niveau d’éducation) ne va pas sans affecter le moral de la nation et questionne le modèle social tunisien et ses choix fondamentaux: l’éducation pour tous comme principale voie de promotion sociale, l’émancipation de la femme et la liaison permanente entre la dimension  économique du développement et sa dimension sociale ».

 
2-    Le schéma de développement adopté par le XIème plan ne sera  pas en mesure de générer suffisamment d’emplois pour réduire de manière significative le taux de chômage, notamment celui des diplômés de l’enseignement supérieur, et les perspectives sont donc préoccupantes. Sans une approche volontariste et innovante, le taux de chômage restera encore à deux chiffres  en 2016..

3-    « En tout état de cause, le fait de savoir  si le taux de chômage global baisserait à tel horizon de un  ou de deux points est tout à fait accessoire. Le véritable enjeu  est de savoir comment réussir une marche forcée des régions de la zone Ouest du pays pour qu’elles rattrapent leur retard, de faire baisser rapidement le taux de chômage à moins de 10% et de faire bénéficier toutes les régions de cette avancée ».  La Consultation Nationale sur l’Emploi a permis de constater que cet objectif est réalisable et a révélé « une forte disponibilité de l’ensemble des composantes de la société civile tunisienne à se mobiliser pour relever le défi de l’emploi et de la compétitivité du pays. »

D’où une gamme variée de propositions concrètes à court, moyen et long termes groupés en 34 propositions stratégiques et plus d’une centaine de mesures concrètes.       

La conduite de cette Consultation, dans le souci de faire participer toutes les potentialités du pays et d’apporter la preuve qu’un consensus sur l’essentiel est possible, réfère en moi  à des convictions solides  et qui n’ont jamais changé : la Tunisie est tout à fait mûre pour la démocratie. Voici en effet un pays de plaine, étouffant d’homogénéité, de vieille urbanité, un pays de classes moyennes ouvert au monde, …. Il y a dans notre pays un large consensus entre les diverses forces politiques, aussi fort que celui qui existe entre les divers courants qui coexistent au sein du seul Parti Socialiste français ! Or une démocratie ne peut fonctionner sans un consensus sur les valeurs essentielles qui permettent la gestion du dissensus inévitable et d’une certaine façon salutaire.

Pour n’évoquer que la période la plus récente, depuis le Pacte National en 1988, dont j’ai été le principal rédacteur et qui a eu le privilège de rallier tous les courants politiques depuis les communistes aux islamistes, et jusqu’à la Conférence Nationale sur l’Emploi en 2008,  la démarche est la même.

L’Etat est l’Etat de tous les tunisiens sans exclusive: c’est là pour moi une position de principe de laquelle je ne me suis jamais départi. A cause de cette conviction forte, certains m’ont prêté le dessein inavoué d’affaiblir le RCD.

Le 15 Janvier 1988, j’ai écrit, à la demande du journal La Presse une tribune sous le titre Le PSD a-t-il un avenir. Cet article a finalement été censuré et interdit de publication. Il y était dit notamment ce qui suit :

« Avant le 7 novembre, à la question de savoir si le PSD avait un avenir, j’aurais fermement répondu : Non… malheureusement non !

Après le 7 novembre, à la même question, je réponds: oui. A deux conditions toutefois :

  1. A  la condition expresse que le PSD, se faisant violence sur lui-même , renonce clairement à ses visées hégémoniques pour se donner l’ambition d’un parti majoritaire, qu’il acquière son autonomie par rapport à L’Etat pour mieux être un parti de gouvernement ,  qu’il prenne résolument en charge l’avenir, qu’il se renouvelle et qu’il se ressource, qu’il se renouvelle  en se ressourçant, et paraphrasant tout à la fois Ali Ibn Abi Taleb et Karl Marx, « qu’il se donne la mort pour mieux ressusciter »???? ???? ??????? ?? ???? , qu’il « tue le mort qui saisit le vif » !
  2. Que le système politique tunisien, dont le PSD est une composante essentielle, se restructure dans le sens du pluralisme enfin devenu une donnée irréversible, qu’un consensus pluriel soit enfin rendu possible autour des valeurs essentielles de la société civile et de l’Etat de droit, sur les objectifs du développement et sur les droits sacrés et inviolables de l’homme et du citoyen. »

Le texte laisse s’exprimer des doutes et des craintes sur l’avenir. Parce que pour une part le PSD pouvait être difficilement réformable dans la mesure où il s’agit d’un parti « qui a symbolisé la répression et le viol des consciences  pendant si longtemps. ….. Il traine un lourd passé de répression des étudiants et de la classe ouvrière. …  il a fini par se confondre avec les milices et les barbouzes, ….  La Tunisie vit en quelque sorte «  un moment de rupture salutaire, peut être une chance inespérée, presque une dernière chance ». … Mais « si le sel s’affadit » comme dit la Bible, si l’espérance venait à être trahie ou déçue…  », « je ne saurais alors prédire l’avenir… du système politique et celui de la Tunisie ». 

Ma conviction était qu’à vouloir occuper la quasi-totalité de l’espace politique et de la société civile, le parti au pouvoir finit par stériliser cet espace et en fin de compte, par se stériliser lui-même.

J’ai plaidé et obtenu dans un premier temps le principe du désengagement du parti par rapport à la société civile et la dissolution, qui ne fut que pour un temps, des cellules dites professionnelles.

Le premier dossier dont je me suis occupé en 1988 fut celui du désengagement du parti par rapport à la solidarité sociale et la création de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Union Tunisienne de la Solidarité Sociale. Après de longues et âpres controverses, la bataille fut gagnée ,  partiellement toutefois. Ainsi d’un service au sein du parti, la solidarité sociale obtint le statut d’une ONG.

Sur un tout autre plan, j’ai âprement milité pour la reconnaissance des sacrifices des militants de tous bords aussi bien dans la lutte pour la libération nationale que pour la démocratie dans notre pays. C’est dans ce contexte que j’ai activement travaillé pour la création d’un Institut Supérieur d’Histoire du Mouvement National, en tant qu’institution indépendante du parti rattachée au Ministère de l’Enseignement Supérieur, au lieu et place notamment d’un service d’histoire du mouvement national au sein du PSD réduit à l’histoire du parti et plus particulièrement de son chef.

Je me dois cependant de dire que rien de tout cela, et bien d’autres initiatives encore, ne procédait d’une volonté cachée de nuire au parti. Mais enfin je comprends l’humeur et l’indignation de beaucoup de partisans: voir le parti dépouillé de tant de prérogatives! Trop c’est trop ! Et tout ce qui venait de moi devenait suspect et relevait du complot contre le parti ! Surtout dans le contexte de luttes d’influence et de positionnement qui, du reste, ne m’ont jamais intéressé.

Dois-je dire à ce propos que j’appartiens à une famille de patriotes destouriens et que j’en suis particulièrement fier.

  • Mon oncle maternel, Youssef Rouissi, a été à l’origine du premier et unique Congrès que l’ancien Destour a tenu en 1933, en a présidé la Commission politique et a fait adopter la résolution qui a permis à l’équipe de l’Action Tunisienne d’intégrer collectivement la Commission Exécutive du Parti. De prisons en exil, puis en engagement actif pour la cause du Maghreb, notamment aux côtés de Mehdi Ben Barka, de Abderrahman El Youssoufi et de Abdallah Ibrahim,  lors de la création de l’Union Nationale des Forces Populaires au Maroc, qu’il a parcouru dans tous les sens pour mettre en place les cellules du nouveau parti à leurs côtés, comme il l’a fait pour le Néo Destour à la fin des années 30; qu’il s’est fortement engagé aux côtés  du FLN en Algérie. C’est en raison de cet engagement militant notamment qu’il n’est revenu en Tunisie qu’en 1964. La première fois que nous faisions connaissance l’un de l’autre c’était à Genève en 1962! Je l’y avais rencontré notamment en compagnie de valeureux militants maghrébins et arabes, dont Youssoufi, Hafedh Ibrahim,  et …Sataa Hossari. Le déjeuner de midi les réunissait tous dans le petit appartement qu’il avait loué pour l’été.  Lui-même, tout comme mon père, n’a jamais rien possédé d’autre qu’un modeste domicile personnel et l’héritage qu’il a reçu de ses parents.
  • Le jour même où je suis né, mon père, Moussa Rouissi, venait d’être arrêté et je ne l’ai revu que lorsque j’avais presque cinq ans. Mon père a été pendant près de vingt ans ambassadeur de Tunisie. De notoriété publique, il n’en a tiré ni avantage personnel, ni  privilège, ni acquis aucun bien.

De cela aussi je suis fier. Je dois cependant dire que  j’ai dès mon plus jeune âge, toujours milité, et de manière très active, dans le monde associatif et les institutions de la société civile et j’ai toujours été de l’opposition de gauche. J’ai fréquenté Perspectives pendant quelque temps, cercle de réflexion plus que parti, du moins à ses débuts. La vérité me commande de dire que jamais mon père ne m’a fait le moindre reproche concernant mon grand activisme et mes positions et que, bien au contraire, il a toujours défendu mon droit à ma liberté d’opinion. De même, jamais le Président Bourguiba n’a fait à mon père la moindre remarque à ce sujet.

J’ai toujours été très attaché aux valeurs démocratiques et à la liberté d’expression et d’association. Jamais je n’ai été tenté d’obtenir une position de pouvoir que j’aurais pu facilement obtenir. J’avais choisi d’être un témoin de mon époque et un intellectuel engagé pour la démocratie et la justice sociale.

Moi qui avais vu en 1969, tel ministre naguère tout puissant, désigné à la vindicte populaire, arrêté et traduit en justice sans qu’âme ne bouge, qui ai rédigé l’unique pétition qui dénonce la politique du bouc émissaire au lieu d’ouvrir un débat national notamment sur les mécanismes de prise de décision sur les grands choix nationaux. Cette pétition n’a recueilli que 49 signatures ! Dois-je faire remarquer que je n’étais pas un adepte du socialisme destourien et cet acte témoignait plutôt d’une indignation éthique.

Moi qui ai vécu l’enchaînement des faits qui a conduit au 26 janvier 1978 et qui ai vu l’arrestation de la direction syndicale et le démantèlement de l’UGTT ; qui ai vécu de nouveau en 1984 la  prise d’assaut des locaux de l’UGTT par des milices organisées au vu et au su de tous sans que nous ayions été en mesure de faire signer une simple pétition d’indignation ; j’ai considéré, le 7 novembre 1987 qu’il y avait une opportunité à saisir pour rompre définitivement avec la culture et la pratique du parti unique, sans me faire d’illusions et tout en sachant qu’il serait dur de gagner le pari.

J’ai personnellement toujours plaidé la cause de la séparation de l’Etat et de l’administration d’une part  et du parti  d’autre part. Pour le bien de l’Etat. Pour le bien de l’Administration. Pour le bien du parti aussi. Pour le bien de la Tunisie et des tunisiens surtout. C’est une mesure de salubrité publique.

Mais enfin nous voici aujourd’hui à l’orée d’une nouvelle ère historique riche en promesses et en espérances. La Tunisie passera peut être par une période de turbulences. Mais j’ai l’intime conviction que la Tunisie arrivera à bon port, «avec toutes ses potentialités».

Moncer Rouissi