Opinions - 03.08.2011

La discorde nationale

« Quand la Discorde encore toute noire de crimes, Sortant des cordeliers pour aller aux minimes, Avec cet air hideux qui fait frémir la paix, S'arrêta près d'un arbre auprès de son palais, BOILEAU, Lutrin, I ».

A l’approche des élections, le climat politique en Tunisie est devenu très tendu et sensiblement confus. Ce ne sont que provocations, invectives, intimidations, querelles de chapelle ou de préséance, corporatisme, tribalisme, régionalisme, dégradation de l’Etat et de son autorité, désarroi de l’Administration centrale et régionale. D’aucuns avanceraient pour l’expliquer des analyses historiques du type analogique faisant référence à des situations post-révolutionnaires comparables. Mais d’autres explications du type évènementiel ou politique sont à retenir. Il y a d’abord ce qui relève de l’autorité publique. En effet, le Gouvernement de transition s’obstine à  décider de ce qui n’est pas forcément de sa compétence et oublie parfois de décider de ce qui le regarde au premier chef. De son côté,  la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique accroît la désunion  en s’écartant chaque jour davantage de ses missions initiales. Quant au microcosme politique, la multiplication des partis politiques, l’insignifiance de leur enracinement populaire et l’absence de programmes sérieux, chiffrés et cohérents mettent en lumière les raisons pour lesquelles le corps électoral exprime sa méfiance à l’égard de ceux dont le rôle est d’aider à l’expression du suffrage universel. Malgré tout, un espoir subsiste et a pour nom les jeunes tunisiens, le bourdonnement de leur tissu associatif et l’extraordinaire liberté de pensée et de ton de nos nouvelles générations. 

Vue des régions de l’intérieur, l’agitation frénétique qui caractérise le microcosme politique et journalistique est puérile et scandaleuse. Elle est jugée ainsi parce qu’elle ne correspond pas ou si peu aux préoccupations parfois urgentes de ces régions si délaissées par le passé, et pas seulement par le régime de Ben Ali. Elle est jugée ainsi parce qu’une grande partie de ceux qui vocifèrent le plus à la télévision et ailleurs ont été pour certains des « diables muets », pour d’autres des supporters actifs au régime de Ben Ali, qu’ils en soient conscients ou pas. Elle est jugée ainsi parce que certains à la Haute instance et ailleurs se montrent sectaires, vindicatifs, puérils et profitent de l’occasion pour vouer aux gémonies tous ceux qui ne pensent pas très exactement comme eux, oubliant que l’on ne peut reconstruire un pays en se divisant sur tout et sur n’importe quoi. Phénomène traditionnel dira-t-on de cet antagonisme endémique entre ville et campagne, entre intellectuels et masses populaires, entre nantis et déshérités, sauf que dans notre cas cet antagonisme va plus loin encore. Même les Comités de sauvegarde de la révolution dans les régions sont en désarroi parce que Tunis ne les écoute pas et ne tient aucun compte de leurs doléances et parce que le poids qui pèse sur eux, y compris dans le maintien de l’ordre, est devenu lourd et insupportable. 

Le Gouvernement de transition a pris les reines du pays à des moments difficiles. Il fallait beaucoup de patriotisme, de courage et d’abnégation pour le faire. C’est incontestable. Mais ce qui n’est pas moins incontestable est que ce Gouvernement ou les deux autres qui l’ont précédé ont pris des décisions qui engagent le pays pour longtemps alors qu’ils n’avaient pas le droit de le faire. Certaines de ces décisions sont d’ailleurs hautement contestables. Il en est ainsi des contrats de prospection pétrolière signés à la hâte et en catamini ou de nombre d’engagements financiers pouvant aliéner le pays pour des générations. S’agissant de l’endettement, plus personne ne sait à quoi s’en tenir. Faute d’informations officielles, le montant exact de la dette est inconnu. Plus grave, on ignore la structure de la dette, sa provenance, ses échéances, les monnaies dans lesquelles est libellée, sa répartition entre dette publique (ou souveraine) et dette privée, etc. On ne connaît pas non plus l’étendue des cultures OGM ou bien encore l’existence ou non d’endroits de stockage de déchets nucléaires. Des informations contradictoires circulent sur tout, le devenir des terres domaniales par exemple. Bref, dans le domaine de la communication, le Gouvernement est largement défaillant. Il communique peu ou mal.

Au surplus, sa communication donne l’impression qu’il n’existe aucun liant entre Ministres, aucune concertation, aucun débat. En ce qui concerne la constitution et le fonctionnement de ce Gouvernement des faits troublants doivent être relevés : nombre exagéré de Ministres et de Secrétaires d’Etat, bases de leur recrutement, justification de certaines « promotions » hasardeuses dont certaines relèvent du copinage ou de la provocation, etc. Entre-temps, certains Ministres affaiblissent l’autorité publique. L’exemple affligeant donné par le Ministère de la Culture à l’occasion de la sortie d’un film faisant polémique ne relève guère de l’information mais bel et bien du bon tirage de parachutes. En fait, la liste des disfonctionnements et des approximations est longue et pénible. Il faut dire que le Gouvernement a hérité d’une Administration, d’une police et d’une justice gangrenées et tiraillées par mille vents. Quant au  débordement de certains éléments des forces de police, il y a lieu de s’interroger sur la véracité des faits et plus encore sur la responsabilité de la chaîne de commandement. Des questions se posent aussi sur l’importance et les complicités de cette « nébuleuse » affairiste ou contre-révolutionnaire et plus encore sur sa capacité à envenimer les choses pour justifier la répression pour aujourd’hui et la remise en cause du processus démocratique pour demain. Beaucoup s’interrogent aussi et à juste titre sur la lenteur de la Justice et trouvent scandaleux que ceux qui ont profité du régime de Ben Ali pour voler, spolier et corrompre ne soient pas tous arrêtés et jugés aussi sévèrement que possible. 

Faut-il pour autant appeler à la chute de ce gouvernement ? La réponse est évidemment non. D’abord parce que ce Gouvernement fait ce qu’il peut dans des circonstances difficiles et qu’à moins de circonstances exceptionnelles son remplacement par un autre à moins de 100 jours des élections ne peut se révéler que contre-productif. Ensuite parce ce Gouvernement ne reçoit pas de la part des citoyens le minimum de soutien, en matière d’ordre plus particulièrement. Aucun gouvernement, celui-ci ou un autre, ne peut réussir sans le soutien de la population. Que ce Gouvernement se soit senti assez fort pour se dispenser de ce soutien ou qu’il se soit montré incapable de le susciter, pour l’heure l’important n’est pas là. L’important est que ce gouvernement puisse voguer dans de bonnes conditions jusqu’aux élections. Mais comment peut-il maîtriser la situation si tout un chacun bloque les rues, investit l’espace public sans autorisation, profite de l’occasion pour braver les lois, joue les accaparateurs, suscite les plus bas instincts et brave l’autorité. Si le comportement et les attitudes des citoyens que nous sommes ne changent pas très vite, le pays ira tout droit vers l’abîme. Demain, le Gouvernement légitime qui émergera de la Constituante aura lui aussi besoin de notre soutien. A défaut,  tout relèvement du pays sera impossible. Mais ce qui vaut pour le Gouvernement ne vaut certainement pas pour la Haute instance.

En effet, la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique ne cesse de nous gratifier de plusieurs pommes de discorde comme si une ne suffisait pas à ébranler une unité nationale toute chancelante. C’est à se demander si cette instance a conscience de ce qu’elle fait. En quoi la normalisation de nos relations avec l’Etat d’Israël entre-t-elle dans le champ de la réforme politique ou de la réalisation des objectifs de la révolution ? Que signifie l’affaire scabreuse du Pacte républicain ? Sur quelles bases veut-on exclure celui-ci ou celui-la ?  En l’occurrence, on se demande qui est réellement visé et pourquoi. S’il s’agit de frapper d’indignité nationale tous ceux qui ont collaboré avec Ben Ali ou aidé à la survie de son régime, les listes des bannis doivent être nettement plus étoffées. S’il s’agit d’appliquer une « justice révolutionnaire », qu’on le dise franchement et que l’on aille au fond des choses avec la ferme volonté de ne préserver aucun, sans fixer de limites temporelles ridicules. Mais s’il s’agit de moraliser la vie publique et de rendre la justice, les rcdistes ne sont pas moins condamnables que tous ceux qui ont participé aux mascarades de Ben Ali dont les signataires du Pacte national de triste mémoire. Oui le RCD est condamnable, il l’a été d’ailleurs aussi bien par la Justice que par l’opinion publique, mais tous les partis et organisations qui ont cohabité avec lui dans le soutien à Ben Ali et à son régime sont tout aussi condamnables et je dirais encore plus dans la mesure où ceux-ci n’étaient pas obligés organiquement de le faire. 

Cela dit, que vienne le moment du pardon si la concorde nationale est à ce prix. Mais avant de pardonner, il faut d’abord juger et condamner. Au demeurant, le pardon ne peut être accordé qu’à ceux qui acceptent de se repentir. Or les complices et les agents de Ben Ali ne manifestent jusqu’ici aucun regret sincère, aucune repentance réelle. Au contraire, ils polluent volontairement le climat politique en se constituant en partis politiques et en complotant dans l’ombre escomptant le chaos salvateur pour eux et l’échec du processus démocratique lui-même.         

Pour l’heure, c’est la désaffection du public envers les élections et les partis politiques qui constitue le plus grand danger pour notre démocratie naissante. Mais si peu de tunisiens montrent de l’intérêt à ces  élections, la faute incombe  d’abord au mode de scrutin adopté. C’est en effet ce mode qui a favorisé l’éclosion d’un un système multi partisan. Les conséquences de ce mode de scrutin étaient prévisibles et sont déjà là : multiplication du nombre des partis, querelles dérisoires et intempestives dont l’origine est l’obligation pour les partis politiques de se démarquer les uns des autres pour recueillir le maximum de suffrages dans un tour unique, etc.  Plus grave pour l’avenir du pays : ce mode engendrera demain une fragmentation de la représentation parlementaire avec des conséquences directes sur l’instabilité du système politique. La recherche d’une majorité sur laquelle viendrait s’appuyer un gouvernement deviendra une gageure et dans le cas où cette majorité existera malgré tout, l’action du gouvernement sera inévitablement marquée par les marchandages et l’immobilisme. Plus grave encore, l’alternance au pouvoir, régénération capitale dans un système démocratique, deviendra impossible puisque ce sont les mêmes partis  qui obtiendraient la mainmise sur la constitution des majorités. Dans un tel système, le déplacement des voix à l’occasion des élections aura peu d’effets sur les rapports de force dans les assemblées élues et par là même sur la composition des gouvernements. La régénérescence politique, des hommes et des idées,  condition nécessaire dans toute démocratie, sera caduque par la force des choses.

A l’évidence, le mode de scrutin choisi par la Haute instance est pour beaucoup dans la constitution de plus de cent partis, et c'est ce mode qui pousse ces partis à se chamailler, et ce sont ces chamailleries, érigées en spectacle de cirque par la Télévision et la radio, qui font  fuir les électeurs. Que l’on se rende compte enfin que les Tunisiens veulent voter pour une personne, pas pour une liste et qu’ils veulent voter pour des personnalités, pas pour des apparatchiks. Dans son soucis à satisfaire ses membres sur le compte de l’intérêt général, la Haute instance a négligé une donne sociologique fondamentale : dans un pays méditerranéen comme le notre, la relation quasi charnelle et personnelle entre électeurs et élus doit primer sur tout mode de scrutin anonyme et dépersonnalisé. 

Au-delà, la discorde nationale est alimentée chaque jour par la question d’Ennahdha et des rapports de chacun avec ce parti. Beaucoup, des salonnards en mal de représentativité, des politiques fuyant le terrain politique, des nostalgiques du bâton, des attentistes, voire certaines factions nihilistes, mettent en avant un système manichéen où les bons sont du côté des opposants à Ennahdha et les méchants du côté de ses sympathisants. Tout cela est peu sérieux car en définitive, la ligne de « démarcation » doit se situer entre ceux qui veulent construire la démocratie et les autres ; entre ceux qui veulent sauvegarder notre régime de retraite par répartition et ceux qui veulent lui substituer un système de financement par capitalisation ; entre ceux qui veulent aménager superficiellement notre système fiscal et ceux qui souhaitent faire de lui un levier de solidarité et de redistribution ; entre ceux qui veulent pérenniser un système éducatif faussement démocratique et ceux qui souhaitent faire de lui un vecteur de modernité et l’ascenseur social qu’il doit être ; entre les libéraux de stricte observance et les tenants d’un Etat régulateur, animateur et interventionniste  à l’occasion. Bref, la ligne de démarcation est à situer entre ceux qui souhaitent reconstruire une société plus équitable, plus juste et finalement plus démocratique et ceux qui s’accrochent à leurs privilèges et qui avancent les idéaux démocratiques comme un paravent pour empêcher tout changement réel dans le pays.

Cela ne veut pas dire que les partis religieux ne posent pas problème. Il serait inconscient ou naïf de le penser.  Nombre d’entre eux avancent des idées obsolètes, obscurantistes  et dérisoires. Nombre d’entre eux prônent la violence et pratiquent l’intimidation.  Sur le plan économique, ils sont à situer presque tous dans la sphère économique ultralibérale, ce qui peut expliquer certaines de leurs accointances « internationales » et nationales. Mais les problèmes posés par ces partis et ces factions doivent être tranchés par la loi et les électeurs, et eux seuls, à charge pour les partis politiques « avancés », le tissu associatif et les femmes et hommes de progrès de présenter une alternative cohérente et de se battre sur le terrain des idées et des programmes, le seul terrain qui vaille.

Le monde nous observe attentivement et les peuples arabes attendent de nous avec impatience qui nous réussissons notre transition démocratique. C’est une lourde responsabilité que celle-ci. Nous Tunisiens sommes condamnés à relever le défi sinon certains esprits chagrins en concluraient que les Tunisiens, en particulier, les Arabes de façon générale, ne sont pas faits encore pour la démocratie. Aussi, pour nos amis étrangers comme pour ceux qui le sont moins, pour les biens attentionnés d’entre eux comme pour les autres, nous disons très fermement qu’ils doivent cesser toute ingérence, tout chapardage et tout voyeurisme. Le peuple tunisien a été le seul maître de sa délivrance. Il sera demain le seul maître de sa résurrection. C’est dire qu’après des mois d’agitation désordonnée et de vocifération toute méditerranéenne, le moment est venu pour tous, et en tout cas pour tout patriote, de transformer cette agitation, jusque là improductive et dangereuse pour l’unité nationale, en lames de fond pour  concrétiser les buts premiers et essentiels de la révolution tunisienne : démocratie, dignité et équité. Bref, notre avenir est entre nos seules mains, et cet avenir passe nécessairement par le débat d’idées, la retenue, la tolérance, l’amour d’autrui, le sens civique, la citoyenneté, non par la haine, l’intolérance, la démagogie, l’égocentrisme et l’alimentation continue de la discorde nationale. 

Habib Touhami