Chedly Ben Ammar (Société civile) : « Le scrutin à la proportionnelle me parait convenir le mieux»
Flottement sécuritaire, prolifération des partis, contestation sociale, trois mois après le départ de Ben Ali, le pays est en pleine effervescence révolutionnaire : pourtant, Chedly Ben Ammar garde confiance. Dans une interview au quotidien « Le Temps » que nous reproduisons ci-après, il prévoit l’émergence d’un nouvel Etat basé sur les valeurs de la solidarité, de la liberté, de la dignité et de l’amour du travail sans lequel il n’y a point de salut ».
Le RCD vient d’être dissous. La révolution l’a mis en faillite idéologique, fallait-il aller jusqu’à la mise à mort par la justice ?
Chedly Ben Ammar - Cette issue répond à une exigence révolutionnaire. J’approuve le recours en justice. Cela empêcherait toute vindicte et règlement de compte. La justice garantit la transparence et un procès équitable. Il fallait de plus et afin d’assouvir définitivement cette envie de rupture avec le passé, empêcher les figures emblématiques de ce parti, de bénéficier d’un deuxième souffle politique. Cela n’a pas été le cas, jusqu’à présent. Le RCD a servi de machine infernale pour réaliser les sombres desseins politiques de l’ex président. Il ne faut pas que la jeunesse tunisienne, qui a déclenché et conduit la révolution, soit abusée.
Il y a une prolifération de partis. Que pensez-vous de l’atomisation du paysage politique ?
Cette prolifération a été observée dans d’autres pays. Cet éparpillement est regrettable parce qu’il noie le débat national et risque d’exercer une influence négative sur la vie politique du pays. Des rapprochements par affinités auront certainement lieu, rapidement, entre certains partis. Les autres seront condamnés à la disparition ou à la marginalisation.
La Révolution nous a délivrés de la dictature, mais elle a mis à mal l’ordre social et économique. Que pensez-vous des turbulences actuelles ?
Je pense que ce n’est pas la Révolution qui a provoqué les désordres que nous observons au quotidien. Je soutiens que la révolution n’est pas à l’origine des torts causés au pays. Notre révolution était nourrie de vertus nobles et salvatrices. Pour ma part j’attribue la responsabilité de ces désordres au gouvernement Ghannouchi et à Mohamed Ghannouchi, en particulier ainsi qu’à ses éminences occultes et autres personnages de l’ombre. Je considère qu’il n’a pas su ou voulu être en phase avec les revendications révolutionnaires. On a de ce fait vécu un épisode de flottement et c’est peut-être ce qui a fait dévier la dynamique révolutionnaire d’où les débordements que vous évoquez. La gestion du gouvernement Ghannouchi était en décalage flagrant par rapport au processus révolutionnaire désiré par le peuple. Il nous a fait perdre un temps précieux et nous a exposés à une errance démocratique jetant un discrédit sur l’autorité du gouvernement et de son aura.
Quel autre scénario auriez-vous privilégié dés le 14 janvier ?
Il fallait tout simplement être à l’écoute de la volonté populaire et s’y conformer car la volonté de rupture était manifeste et ne souffrait pas de doute. Il fallait procéder à l’installation d’une nouvelle équipe gouvernementale à dominante technocrate adossée à un Comité de Salut public composé de figures patriotiques et intègres tels Ahmed Mestiri, Ahmed Ben Salah, Mustapha Filali, Mansour Moalla, etc. qui de par leur âge ne peuvent pas avoir d’ambition politique et par conséquent ne pourront pas fausser le processus électoral. On aurait dû engager rapidement, un dialogue national qui aurait, sans nul doute, permis d’approfondir la réflexion pour favoriser la confection d’une loi électorale.
Vous puisez, à votre tour, dans les « boîtes d’archives » ?
Dans la seule « boîte » du patriotisme, rassurez-vous.
Avec l’arrivée d’une équipe nouvelle on courait le risque d’un vide politique. Ne négligez-vous pas le risque d’un effondrement de l’Etat ?
Il fallait de mon point de vue prendre un pari sur la maturité et la sagesse du peuple. Le peuple ne pouvait pas manquer de cohérence et désavouer une équipe qui se serait attelée à exécuter ses volontés en élisant rapidement une assemblée constituante pour élaborer une nouvelle constitution. Le peuple tunisien a prouvé sa maturité et sa lucidité en menant une révolution propre et digne. Tout de suite après la mise sur pied de la constituante on aurait proposé au peuple par voie de referendum, deux ou trois modèles de systèmes politiques. Le peuple, souverain aurait alors fait son choix, et à l’heure qu’il est la nouvelle république aurait été, en toute vraisemblance, en voie d’être constituée. C’est le Gouvernement Ghannouchi qui nous a déviés de cette trajectoire. Il portera la lourde responsabilité du ralentissement du processus et du risque de son déraillement. Il faut comprendre que La Révolution nous mettait en situation de rupture avec le passé. Par conséquent, tout le legs ancien était caduc. Faites le bilan. Les trois mois que nous avons perdus ont eu pour effet de laisser piétiner l’aura et l’autorité de l’Etat. Je vous laisse juge de l’ampleur des dégâts aux plans sécuritaire, économique, financier, social, etc.
L’histoire s’est écrite différemment. Qu’en pensez-vous ?
Hélas ! Trois fois Hélas ! Le peuple n’a pas été écouté.
Il reste la question du flottement sécuritaire ?
Cela ne fait pas de doute, Il faut ramener l’ordre. L’agitation actuelle joue contre les intérêts supérieurs de la Nation. La désobéissance civile, conséquente à la perte de confiance et à la suspicion qui prévaut en raison des hésitations et des atermoiements des deux premiers gouvernements, paralyse l’Etat. Nous vivons un déni d’autorité, par les sit-in et la contestation des désignations officielles. Les choses ne peuvent continuer ainsi. L’aura de l’Etat doit être réhabilitée et le gouvernement doit pouvoir retrouver son autorité. Cette situation quasi-insurrectionnelle, que nous vivons, met notre économie en menace d’asphyxie. Il y a un impératif de sécurité nationale, pour assurer de nouveau comme par le passé la sécurité des personnes et leurs biens dans les villes et dans les campagnes. C’est le préalable à la remise en marche de l’économie et le retour à la confiance.
Cette effervescence s’est étendue à l’enceinte de l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution et aurait perturbé son ambiance de travail . Est-ce acceptable?
Cette ambiance est inadmissible. Il faut s’obliger à un comportement citoyen. Les individualités et les sensibilités politiques doivent s’effacer devant l’intérêt supérieur de la Nation. Il y a exigence de discipline et de respect mutuel. Rien ne peut justifier les emportements. Il ne faut pas éclabousser l’idéal de la Dignité par des comportements excessifs et irresponsables.
Comment voyez-vous la suite du processus de transition ?
Nos gouvernants ont doté l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique de pouvoirs exorbitants. En effet, c’est cette instance qui va configurer à travers la loi électorale tout le dispositif institutionnel dont sera issue la République de demain. C’est un exercice complexe qui comprend une triple contrainte d’ordre politique, juridique et technique. Notre pays compte d’éminents constitutionnalistes et je suis persuadé qu’ils feront pour le mieux. Cependant faute d’expérience démocratique compte tenu que le pays n’a jamais connu, par le passé, de véritables élections pluralistes, transparentes, crédibles et démocratiques, l’aspect technique ne manquera pas de poser problème. C’est précisément l’aspect technique qui conditionne le succès ou l’échec de l’opération. Or, nous constatons que la gestion de la commission est chaotique : sur quels critères a-t-on choisi les 140 membres de l’Instance ? Par ailleurs nous constatons également une absence d’ordre du jour, de procédures, de méthodologie et un manque de communication. Ces insuffisances ne manqueront pas de provoquer un enfantement douloureux de la loi électorale. Nous enregistrons également, que nous sommes, déjà, hors délai puisque celui imparti était fixé pour la fin de la troisième semaine du mois de mars.
Pourquoi autant d’a priori ?
c’est parce qu’il existe des contraintes réelles. Tenez, prenez la composition de la Constituante. Il faut faire de sorte qu’elle reproduise le paysage politique actuel tout en tenant compte de la présence des forces vives de la nation. Peut-elle ignorer la jeunesse, celle-là même qui a été à l’origine de la Révolution ? Quelle place réservera-t-elle aux femmes, comment favoriser une bonne représentativité des gouvernorats peu peuplés du Sud ? etc. Il faut trouver les bons compromis, précisément parce qu’il n’existe pas de mode d’emploi, en la matière. Pareil pour la commission qui supervisera les élections. Sa composition, ses règles de fonctionnement doivent être précisées préalablement. C’est aussi le cas pour une foule d’autres aspects. Je citerais le financement des partis, qui doit être transparent et réglementé. L’accès aux medias doit être aussi rigoureusement précisé. Il y a lieu de définir également les critères de choix pour le recrutement du personnel qui doit veiller au bon déroulement des élections. Tout doit être pensé au préalable avec soin. Gérer une opération électorale est très difficile. Il ne faut pas perdre de vue que nous évoluons dans un climat général de suspicion. La simple erreur peut être interprétée comme une volonté manipulatrice. La loi électorale doit être claire pour que son application ne laisse pas de place à des interprétations divergentes. Elle ne doit pas être également très contraignante car elle doit prévoir une certaine flexibilité pour faciliter la mise en place du processus électoral. Il s’agit également de définir à l’avance le cadre dans lequel va travailler l’assemblée constituante. II est également impératif de préciser le délai qui lui est imparti pour confectionner une constitution. A mon avis ce délai ne doit pas dépasser les six mois.
Au préalable il y a le casse-tête de la carte électorale. Selon vous, Comment déterminer les circonscriptions électorales?
Je pense que le découpage électoral peut être calqué sur le découpage administratif. Le gouvernorat peut servir de circonscription électorale.
Quel est votre mode de scrutin préféré?
Le scrutin est généralement choisi en fonction d’un objectif lié au mandat de l’Assemblée Constituante. La Constituante doit refléter toutes les sensibilités et les composantes de la société tunisienne. La proportionnelle est considérée comme le système le plus juste car il tend vers une représentation, la plus fidèle possible des différentes forces politiques du pays. Par ailleurs, c’est le seul mode de scrutin qui ne favorise pas l’émergence d’une majorité écrasante. Cependant il y a lieu de ne pas tomber dans le travers des circonscriptions de deux à quatre sièges car l’effet de la proportionnelle sur deux ou quatre sièges serait ridicule et non significatif. Il est absolument nécessaire d’avoir des circonscriptions de sept à huit sièges au moins pour que la proportionnelle puisse jouer. D’autre part il est nécessaire de moduler le nombre de sièges par gouvernorat. Il faut augmenter la représentativité des gouvernorats peu peuplés du Sud par des formules compensatoires.
Est-ce qu’on peut décaler la date du 24 juillet retenue pour l’élection de la Constituante ?
Il n’en est pas question car le gouvernement y perdrait de son crédit.
Quelles garanties démocratiques majeures, sur lesquelles il ne faudra pas transiger ?
L’Etat de droit et les libertés publiques en plus de la séparation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire tout en assurant l’équilibre entre les trois. J’insiste toutefois pour l’indépendance de la justice et la liberté de la presse. Le quatrième pouvoir a ce rôle de sonnette d’alarme pour dénoncer les abus . Faut-il rappeler que c’est précisément la presse, qui a poussé le Président Nixon, pourtant au zénith de sa gloire à la démission. Nos gouvernants doivent savoir que le mode de gouvernance a bel et bien changé. Aujourd’hui nous sommes entrés dans l’ère de la démocratie participative. La Révolution a rétabli le citoyen dans ses droits.
Revenons à la constitution, avez-vous un référentiel en tête ?
Nous avons été malheureusement traumatisés par le régime présidentiel. Le régime parlementaire serait le plus approprié. Il nous mettrait, éventuellement, à l’abri des tentations totalitaires, bien qu’il ait permis l’émergence d’un certain Adolf Hitler ! C’est pour cela qu’il appartiendra aux représentants de la Nation de prévoir les garde-fous nécessaires
L’article premier, doit-il être retouché, comme le souhaitent ardemment, certains ?
Hors de question. La Révolution a eu lieu contre l’ex président et son régime et non contre l’Islam. La réécriture de cet article nous exposerait à la Fitna, que Dieu nous en préserve. Il faut maintenir la référence à l’Islam comme religion d’Etat et garantir la liberté des cultes, comme Dieu l’a ordonné.
Vous gardez confiance ?
Nous sommes à la veille d’un challenge historique. Il nous faut, à l’instar de la génération des « valeureux » de la lutte pour l’indépendance, prendre rendez-vous avec l’histoire et nous y présenter sous notre meilleur visage, par fidélité au sang des martyrs. La Révolution a fait chuter un régime détestable, elle doit favoriser aujourd’hui, l’émergence d’un nouvel Etat, basé sur les valeurs de la solidarité, de la liberté, de la dignité, et de l’amour du travail sans lequel il n’est point de salut. Alors tous ensemble, reprenons sans délai le travail et soyons vigilants pour ne pas précipiter notre pays dans un saut dans l’inconnu.
Propos recueillis par Aly DRISS
(Le temps du mardi 5 avril 2011)