News - 21.12.2025

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Le baldi dans son milieu

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Le baldi dans son milieu

Aussi curieux que cela puisse paraître si l’on reste prisonnier de l’image erronée, apparue au XXe siècle, de bourgeois rentiers, les Tunisois de la médina ont d’abord le respect du travail et donc aussi du travail manuel. Exercer un métier (san’â, hirfa) est fondamental. Le baldi, c’est quelqu’un qui est capable de faire quelque chose de ses mains et qui le fait sa vie durant. Patron, compagnon et ouvriers travaillent ensemble à l’ouvrage. Le maître (m’alam) ne s’arrête de travailler que lorsque l’âge le rend inapte. On essaie toutefois de le retenir le plus longtemps possible pour que le reste de la corporation bénéficie de son expérience, surtout dans le cas des syndics (amîne-s) de la profession.

Dès leur jeune âge, les enfants sont initiés au métier de leur père.  Cet apprentissage, hormis le passage par le kouttab pour apprendre le Coran et les rudiments de l’arabe classique, passait avant les études qui n’étaient pas négligées non plus mais dépassaient rarement le niveau élémentaire. Certains poussaient plus loin leur cursus à la Mosquée de la Zitouna et si, plus tard, ils arrivent à exercer simultanément l’artisanat ou le commerce et l’enseignement classique, tant mieux. Même dans les corporations où le travail est divisé en plusieurs étapes parfois pénibles, le patron astreignait son fils à s’initier à tout le processus de fabrication. Un membre d’une famille andalouse de fabricants de chéchias nous a raconté comment, dans les années 1930, son père, maître artisan-marchand, l’avait astreint, alors qu’il portait déjà le turban blanc des aspirants oulémas, à ceindre la fouta (pagne) de l’apprenti chaouachi et, pieds nus, à effectuer la partie la plus rébarbative du métier, «par respect pour la san’â», lui disait-il. Il y avait donc chez les baldis une conscience très nette de la noblesse du travail et d’un héritage technique précieux qu’il convenait de transmettre de génération en génération. L’exercice d’une san’a permettait généralement la constitution d’un patrimoine plus ou moins important selon la prospérité du secteur d’activités et selon la conjoncture. La possession d’oliviers dans la forêt (ghaba) des environs de Tunis était de règle chez les baldis.Se distinguant avant tout par son activité professionnelle, le baldi est aussi celui qui demeure dans la médina où il est généralement propriétaire; peut-être pas toujours de sa boutique mais en tout cas de sa maison. Celle-ci, située principalement dans la médina mais aussi dans les faubourgs, était l’expression de l’enracinement dans la cité. Elle est le foyer jalousement protégé du monde extérieur,  le magasin des vivres et le grenier à grains. Il arrivait qu’el dâr fût le prolongement de l’atelier ou de la boutique. Parfumeurs et confectionneurs de chéchias par exemple réalisaient, avec le concours des femmes de la maisonnée,  une partie de la production à domicile. Indice d’ancienneté, la maison l’est davantage, lorsque la famille se ramifiant au cours des ans, on assistait à une multiplication dans divers quartiers. La médina comptait ainsi plusieurs dâr- Rassaâ, vieille et illustre famille.

Outre son métier et son enracinement dans la médina, le baldi se définit aussi par l’exercice d’activités annexes typiquement urbaines et qui, par sa participation à la vie collective,  parachèvent sa symbiose avec la ville. Parmi ces activités très prisées, figuraient en bonne place l’animation des mosquées et oratoires et d’abord la conduite de la prière. Pour les grandes mosquées, cette responsabilité incombait évidemment aux gens de science. Hormis la Zitouna, dont l’imamat est en soi une dignité à part entière, les autres lieux de prière étaient dirigés par des notables. Outre les imams, les lieux de prière requéraient un personnel nombreux et hiérarchisé dans les mosquées les plus importantes hanéfites ou malékites: oukil, mizwâl, waqqâd (bach-khouja et khouja pour les hanéfites) ou muezzins mais aussi lecteurs du Coran.  Cette vie consacrée au labeur et à l’épargne s’appuyait sur des principes dont le premier était l’austérité. Volontiers routinier, le baldi vivait selon un ordre très réglé qui fut celui de ses pères et dont il ne s’écartait qu’exceptionnellement. A cette austérité, correspondait dans les mauvais jours ou quand une paupérisation venait à frapper la famille une digne attitude face à l’adversité. Pénétré de la «sutra», le baldi, n’aimant guère étaler ses difficultés, ne laissait jamais apparaître son retour de fortune. Paisible, il était un homme d’ordre et de probité. «The baldiyya attitude of mind produced several praiseworthy social virtues», écrit l’historien Leon Carl Brown. «The people of Tunis were very orderly. Crimes of violence or theft were virtually unknown». Homme d’ordre, le baldi était forcément un conservateur. Conscient d’appartenir à l’élite sociale du pays, il n’hésitait pas à manifester son mécontentement lorsqu’il se sentait menacé dans ses avantages acquis. Le changement, même quand il n’affectait pas ses privilèges, inquiétait le baldi. Il faut reconnaître que dans la seconde moitié du XIXe siècle, les réformes et tentatives de modernisation engagées par l’Etat beylical menaçaient les pouvoirs traditionnels, ce qui n’était pas pour le rassurer. Ces changements coïncidaient, par-dessus le marché, avec une crise des secteurs de l’économie des souks. «He did not believe in progress», constate L.C Brown. Comme le progrès prenait dans le Tunis des années 1860-1880 la forme de l’agression étrangère, on serait tenté de comprendre l’inquiétude qui s’empara alors de la médina.Toute l’éthique baldie s’appuyait sur une profonde piété qui ponctuait tous les actes de la vie. Il était d’usage que le baldi adhère à une confrérie religieuse tunisoise, la plus vénérée étant depuis longtemps la Chadhouliyya. Les grades dans la conduite du rituel jouaient ainsi un rôle important qui ajoutait au prestige de leur titulaire : le cheikh de la zaouia de Sidi Belhassen al-Chadhouli et ses lieutenants : l’imam, le cheikh al qurra et le cheikh al dhakkara, coordinateurs des séances de psalmodie et de prières. L’islam baldi était, bien entendu, un islam sunnite s’abreuvant à l’érudition des professeurs de la mosquée-université de la Zitouna.Voyons, à présent, qu’elles étaient les filières de l’intégration à la société baldie. A l’exception de quelques familles dont l’installation dans la médina remonte au Moyen Âge, la plupart des ‘âilât en vue aux XVIIIe et XIXe siècles étaient de souche plus tardive. Par quels cheminements ont-elles réussi à transformer la réussite de l’aïeul dans la cité en légitimité, voire en aristocratie baldie ? Nous avons vu plus haut que les activités urbaines les plus recherchées étaient, d’une part,  la tijâra - c’est-à-dire l’activité marchande associée à l’industrie artisanale – et les professions liées à la religion (enseignement, imamat et confréries soufies citadines), d’autre part. En ce qui concerne la filière de la tijâra, il faut faire une place de choix aux immigrants andalous arrivés après leur expulsion d’Espagne par Philippe III en 1609. Si de nombreuses familles, encouragées par le dey Othman (1593-1610), s’installèrent dans la vallée de la Medjerda, sur la côte bizertine et au Cap Bon, d’autres, s’étant fixées à Tunis, introduisirent dans les souks leurs techniques et leur savoir-faire. Maîtres notamment dans l’art de confectionner les chéchias, mais également dans d’autres activités comme le tissage et le commerce de la soie ou la parfumerie,  ils donnèrent un véritable élan à la production et au commerce intérieur et extérieur. Leur intégration se fit rapidement et les Andalous (ou Moriscos), acceptés non sans quelques difficultés par le milieu baldi, finirent même par le dominer. En termes de culture sociale, leur présence active constitua un supplément de citadinité et une injection d’urbanité.Mais il n’y avait pas que les Andalous. Des provinciaux réussissaient leur conversion baldie dans le commerce dès lors que leur réussite économique couronnait leurs efforts dans un métier jugé noble. Il fallait aussi qu’il y eût une volonté de s’intégrer à la société tunisoise. Des familles originaires de villes de l’intérieur et installées dans la médina au XVIIIe siècle figurent un siècle plus tard parmi l’élite des A’yân al baldiyya. Il convient toutefois de souligner que ces marchands réussissaient d’autant mieux leur intégration qu’ils provenaient de milieux citadins déjà élaborés tels que ceux de Sfax, de Sousse ou Monastir, par exemple. Dans la médina, cette intégration prenait une dimension valorisante supplémentaire lorsque ces familles ajoutaient à leur vocation économique des réussites dans le domaine des sciences religieuses (al ‘ilm).Cette filière, en effet, était la voie royale pour l’accès à la notabilité pour les provinciaux et les étrangers originaires du Maghreb ou d’ailleurs. C’est le ‘ilm également qui avait permis aux descendants de militaires et de fonctionnaires ottomans des premiers temps de la conquête de 1574 d’être assimilés et, pour certains, de grimper au sommet des hiérarchies tunisoises. Au XVIIe siècle, Tunis connut même - ainsi que nous l’apprend Husseïn Khoja, un biographe contemporain des premières années du règne de Husseïn Bey Ben Ali - l’assimilation d’oulémas d’origine européenne récente. Le processus d’intégration de ces nouvelles individualités comportait deux étapes: réussite dans le milieu de la Grande mosquée-université puis assimilation des fils par la société baldie. Les études à la Zitouna constituaient une excellente initiation à la médina, à ses valeurs et à ses coutumes que renforçait plus tard l’exercice de l’enseignement, de la magistrature et du notariat.Une troisième filière, et non la moindre, était celle du soufisme et des confréries. Nombre de familles baldies ont pour fondateur un saint personnage (ouali, sâlih mou’taqad) qui, par sa piété et ses pouvoirs occultes, avait forcé l’admiration des citadins et suscité leur vénération. Ses fils, dès lors qu’ils poursuivaient la vocation soufie du fondateur, assuraient l’entretien et la bonne marche de sa zaouia et s’adonnaient à l’enseignement, au notariat ou à la tijâra, bénéficiaient naturellement du prestige du saint homme et leur intégration au monde baldi se faisait sans difficulté. La filière soufie était tout aussi opérante pour les familles qui, sans être d’ascendance maraboutique, se consacraient à la direction et à l’animation du sanctuaire d’un saint particulièrement vénéré. D’ailleurs, sans aller jusqu’à se mettre au service d’une zaouia, l’affiliation à une illustre confrérie était un indice de citadinité et agissait, le cas échéant, comme un accélérateur du processus d’assimilation à la société de la médina.

Malgré son conservatisme, le milieu baldi mettait donc en œuvre une dynamique qui assurait son renouvellement par son aptitude – vigilante, tout de même – à l’assimilation.

Mohamed-El Aziz Ben Achour
 

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