News - 07.11.2025

Slaheddine Belaïd : Comment faire oublier Bourguiba

Slaheddine Belaïd : Comment faire oublier Bourguiba

I. Au lendemain du 7 novembre

Succéder à Bourguiba n’était pas chose facile pour Ben Ali; s’il peut se prévaloir d’une certaine légitimité constitutionnelle grâce au « coup d’Etat médical » du 7 novembre, Ben Ali sait qu’il ne peut prétendre supplanter le « Combattant suprême » dans le cœur de la grande majorité des tunisiens qui ont vite fait d’oublier la fin de règne chaotique de l’ancien Président pour ne retenir de lui que l’image du leader, libérateur de la patrie et fondateur de l’Etat moderne. Faute de pouvoir remettre en cause les grands acquis de l’ère bourguibienne, Ben Ali va s’en prendre aux symboles instaurés par son prédécesseur ; le 31 décembre 1987, il fait retirer de la liste des fêtes nationales les dates suivantes:

• Le 18 janvier 1952, date du déclanchement de la dernière phase de lutte pour l’indépendance,

• Le 1er juin 1955, date du retour triomphal de Bourguiba après la signature de l’accord sur l’autonomie interne, 

• Le 3 août, date anniversaire de Bourguiba et

• Le 3 septembre 1934, date de l’arrestation des premiers dirigeants du Néo-Destour et leur déportation dans l’extrême sud tunisien.

Si la date du 3 août était à éliminer du calendrier en tant que manifestation du culte de la personnalité voué à Bourguiba et que ce dernier encourageait ouvertement, les autres dates commémoraient des moments décisifs dans la lutte pour l’indépendance. Tous ceux qui ont vécu la journée du 1er juin 1955 se souviennent de la marée humaine – estimée à près d’un demi-million de personnes – venue de toutes les régions du pays qui a suivi le cortège du leader depuis le port de La Goulette jusqu’au palais beylical de Carthage (l’actuel Beit El Hikma) puis jusqu’à son domicile, à la place aux Moutons à Tunis. Ce jour méritait parfaitement l’appellation de «Fête de la Victoire» qui lui avait été donné après l’indépendance.

Dans le même temps, les acolytes du régime s’en prenaient aux statues de Bourguiba qu’ils vont desceller l’une après l’autre à Tunis, Sousse, Monastir et Sfax; elles seront toutes remisées dans des entrepôts à l’exception de celle, emblématique, qui trônait place d’Afrique (actuellement place du 14 janvier) faisant face à la statue d’Ibn Khaldoun place de l’Indépendance, qui sera déplacée à La Goulette. Elles seront remises à leurs anciens emplacements (ou à proximité) durant la présidence de Beji Caïd Essebsi (2014-2019). Ce dernier présidera lui-même la cérémonie de réinstallation de la statue équestre de Bourguiba à Tunis juste devant la vulgaire horloge voulue par Ben Ali(1).

Quant au Parti Socialiste Destourien, autre symbole de l’ère bourguibienne, Ben Ali se contentera, très probablement sur instigation de Hedi Baccouche, de l’expurger de quelques cadres jugés trop proches de l’ancien Président et de le renommer «Parti Constitutionnel Démocratique».

 Emplacement de la statue équestre de Bourguiba avant le 7 novembre

II. Des funérailles calamiteuses

Le comportement le plus indigne de Ben Ali envers son prédécesseur va se manifester à l’occasion des obsèques de ce dernier, décédé le 6 avril 2000. Alors que tout le monde, en Tunisie comme à l’étranger, s’attendait à ce que des funérailles nationales grandioses soient organisées pour celui qui fut, non seulement le père de la Nation tunisienne, mais aussi l’un des plus grands chefs d’Etat du XXème siècle, Ben Ali va en faire une opération, en tous points, « calamiteuse ». Le scénario préparé de longue date par ses devait tenir compte de deux exigences de Ben Ali:

i) Pas de présence en masse de citoyens à Monastir le jour de l’enterrement, 
ii) Couverture médiatique minimale de la cérémonie officielle

Concernant le premier point, Ben Ali n’avait pas besoin de sondages d’opinion pour savoir que les habitants du Sahel sont restés majoritairement attachés à la personne du Combattant Suprême et que, tout ce qu’ils souhaitaient, c’est de pouvoir lui rendre un dernier hommage en l’accompagnant à sa dernière demeure comme le veut, par ailleurs, la tradition musulmane. Mais, pour l’artisan du 7 novembre, une présence massive de citoyens au sein du cortège funéraire serait interprétée par les observateurs étrangers comme une manifestation de nostalgie envers le régime de Bourguiba en même temps qu’une marque de défiance envers le sien. Pour contourner cette difficulté, le comité d’organisation des obsèques de Bourguiba a décidé que la cérémonie d’hommage national au président défunt se tiendra le deuxième jour de deuil à la maison du RCD, à Tunis où le cercueil de Bourguiba a été transféré le jour-même. Outre les officiels, membres du gouvernement, députés, dirigeants des organisations nationales… admis à présenter leurs condoléances à Bourguiba Junior et à sa famille, environ dix mille citoyens ont pu accéder durant la nuit à la Maison du Parti et réciter une Fatiha pour le repos de l’âme de leur Président. On est loin des centaines de milliers de personnes qui auraient dû accompagner le Combattant Suprême à sa dernière demeure comme ce fut le cas lors de l’enterrement de Moncef Bey en 1948 et, plus tard, de Beji Caïd Essebsi en 2019. Mais même cette cérémonie modeste a été entachée par une de ces ignominies propres au régime de Ben Ali : le transport du cercueil de Bourguiba de Monastir à Tunis a été effectué à bord de l’avion de Tunisair baptisé «7 novembre».

Il restait au comité d’organisation à prendre les dispositions pour empêcher les citoyens originaires des villes et villages du Sahel d’affluer à Monastir le jour des obsèques programmées pour le samedi 8 avril. Le séjour de la dépouille du Combattant Suprême à Tunis sera mis à profit pour procéder au bouclage de la ville de Monastir où ne peuvent plus accéder que les personnes munies d’un laisser-passer.

Le traitement du problème de la couverture médiatique donnera lieu à une mesure tout aussi radicale: la Télévision Nationale reçoit instruction de ne pas diffuser en direct la cérémonie d’enterrement. Les justifications avancées: manque de moyens techniques de l’ERTT(2), nécessité de respecter le deuil observé par le peuple… sont tellement peu crédibles qu’elles ne font que renforcer la conviction chez la plupart des observateurs qu’il s’agit d’une volonté délibérée de la part de Ben Ali de nuire au prestige de son prédécesseur. Et ce n’est pas le documentaire animalier diffusé par la Télévision Nationale à l’heure exacte où se déroulaient les obsèques de Bourguiba qui risquait de les faire changer d’avis.

L’enterrement de Bourguiba dans le mausolée en marbre qu’il s’était fait construire sur une partie du cimetière Sidi Mezri a été suivi par un cortège officiel composé de quelques centaines de personnes triées sur le volet. Parmi les membres du gouvernement, seuls étaient présents les ministres faisant partie du bureau politique du RCD et ceux désignés comme accompagnateurs des personnalités étrangères venues assister aux obsèques. Heureusement, le petit peuple de Monastir, bien que maintenu dernière deux rangées de chevaux de frise de part et d’autre de l’esplanade menant au mausolée, était là en nombre pour rendre à son leader bien aimé un dernier hommage plein d’émotion et de ferveur.

Sur instruction de Ben Ali, le cercueil de Bourguiba couvert du drapeau national avait été placé sur un affût de canon tracté par un véhicule militaire escorté par des rangées d’officiers représentant les trois armes. Au premier rang du cortège, étaient présents, à côté de Ben Ali et de Bourguiba Junior, tous les chefs des délégations étrangères à commencer par les Présidents français Jacques Chirac, algérien Abdelaziz Bouteflika, ivoirien Robert Guéï, yéménite Ali Abdallah Saleh et palestinien Yasser Arafat. Figuraient également, au premier rang, Moulay Rachid, frère du souverain marocain, le premier ministre mauritanien ainsi qu’un représentant de l’émir de Qatar. Des personnalités françaises avaient tenu à honorer, par leur présence, la mémoire de Bourguiba; il s’agit de Philippe Séguin et Bertrand Delanoë, tous deux natifs de Tunisie ainsi que de Marie-Claire Mendès-France et Jean-Pierre Chevènement.

Non content d’organiser des funérailles nationales à minima pour son prédécesseur, Ben Ali va commettre deux erreurs d’appréciation qui vont achever de le discréditer auprès des observateurs aussi bien tunisiens qu’étranger ; la première a consisté à déployer les éléments d’un commando d’élite cagoulés et armés appelés «Ninjas» autour du cercueil de Bourguiba. Que pouvait craindre Ben Ali pour prendre une décision aussi incongrue ? Personne ne l’a compris. Ayant réalisé après coup l’effet désastreux provoqué par son initiative sur les personnalités présentes aux funérailles, Ben Ali va donner instruction à la Télévision tunisienne de toiletter le document qui sera diffusé au journal télévisé de 20 heures pour en supprimer tous les plans faisant apparaître des silhouettes de Ninjas(3). Sa deuxième erreur s’est manifestée au cours de l’oraison funèbre qu’il a prononcée avant l’inhumation ; alors qu’il aurait dû se contenter – comme le veut la tradition - de faire l’éloge de son prédécesseur et de rappeler ses qualités et ses réalisations au profit de la Nation, Ben Ali n’a pas pu s’empêcher de consacrer toute une partie de son discours à la glorification de sa propre action depuis le 7 novembre. Cela n’a pas échappé aux commentateurs de tous bords; dans un très long article publié par le Monde diplomatique de mai 2000 sous le titre «Le bilan de Habib Bourguiba réévalué – Deuil subversif en Tunisie», le journaliste tunisien Kamel Labidi écrit: «Le Combattant Suprême, Habib Bourguiba, n’a eu droit qu’à des funérailles furtives destinées surtout à glorifier son successeur, le président Zine El Abidine Ben Ali». De son côté le journal algérien Al Watan écrit dans son édition du 10 avril 2000: «Il y a dans la manière dont ces funérailles se sont déroulées tous les indices qui confortent la thèse que, si Bourguiba était aimé par son peuple, particulièrement par la génération de l’indépendance et les franges de la population qui lui doivent certains acquis démocratiques, comme les femmes, il n’était pas, en revanche, en odeur de sainteté dans les hautes sphères dirigeantes».

Slaheddine Belaïd

Notes

1. Un retour de la statue à son emplacement initial aurait eu, à mon avis, une portée symbolique plus forte avec, en plus, l’avantage de débarrasser la place d’Afrique de ce hideux tas de ferraille que constitue l’horloge du 7 novembre. (Voir la photo ci-dessous montrant l’ancien emplacement de la statue).

2. Le directeur général de l’ERTT, Fethi Houidi, m’a affirmé que, dès l’annonce du décès de Bourguiba le jeudi 6 avril, il avait dépêché à Monastir une équipe spécialisée dans les retransmissions en direct avec tous les moyens techniques nécessaires. Lorsqu’il a été averti qu’il n’y aura pas de diffusion en direct de la cérémonie des obsèques, il a donné ordre à son équipe de se replier sur Sousse et d’y rester en standby en attendant un possible contre-ordre. Ce n’est que le vendredi en fin d’après-midi, lorsqu’il a désespéré de faire changer d’avis Abdelaziz Ben Dhia, qu’il autorisa l’équipe de l’ERTT à regagner Tunis.

3. La chaîne de télévision privée Nessma qui avait reçu la même consigne, n’était pas arrivée à expurger totalement son reportage de ces figurants indésirables. Dans son reportage sur les funérailles de Bourguiba, disponible sur You Tube, on peut voir furtivement deux Ninjas faisant face à la foule qui se pressait derrière la barrière de chevaux de frise. 

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