Le safran en Tunisie: Une épice d’exception et une culture d’avenir

Par Ridha Bergaoui - Le safran (Crocus sativus) est originaire de la Grèce ancienne, diffusé et connu un peu partout à l’occasion des nombreuses invasions et conquêtes. Les Grecs l'appelaient Krokos. Le mot safran en français vient de l’arabe Zafran «زعفران» qui lui-même est emprunté du terme persan « zarparan » qui signifie plumes dorées, en référence à la fleur du safran. Il a été cultivé depuis au moins 3 500 ans et utilisé par les anciennes civilisations pour l’assaisonnement des plats, la parfumerie, la teinture et également à des fins thérapeutiques. En Inde et en Chine, il est considéré comme un produit sacré et employé dans les cérémonies rituelles et religieuses.
La production mondiale de safran est estimée entre 120 et 200 tonnes/an. L’Iran produit la plus grande partie de cette quantité (environ 80-95 %). L’Inde, la Grèce, le Maroc et l’Espagne en produisent chacun de petites quantités. D’autres pays s’y intéressent également comme la France, l’Italie, la Turquie… L’Iran est le principal exportateur de safran reconnu le meilleur au monde. L’Afghanistan exporte en grande partie du safran provenant de l’Iran. L’Espagne exporte surtout du safran importé et reconditionné.
Alors qu’il est originaire du bassin méditerranéen, le safran s’est développé essentiellement en Iran. Cette domination de l’Iran, aussi bien pour la production que l’exportation, s’explique par un ensemble de facteurs comme des conditions climatiques favorables à sa culture, des traditions culturelles bien ancrées (utilisation en médecine traditionnelle, teinture et rituels religieux) et culinaires (employé couramment pour la préparation du riz, thé, pâtisseries…), une main-d’œuvre abondante et bon marché et une organisation efficace des circuits de commercialisation et d’exportation. En Iran, la culture de Crocus couvre une superficie d’environ 65 000 hectares, emploie des centaines de milliers de personnes, surtout pour la récolte, et bénéficie d’un savoir-faire ancestral.Dans les pays méditerranéens, la demande de safran est très limitée, à cause d’une absence de traditions culturelles et culinaires fortes et d’une main-d’œuvre coûteuse. De plus, les pays méditerranéens ont souvent privilégié des cultures de masse pour l’alimentation (blé, huile d’olive, fruits…), alors que le safran est utilisé d’une façon occasionnelle. Ces dernières années, la culture du safran connaît un développement important dans de nombreux pays méditerranéens. Cet engouement fait suite à une prise de conscience de ses bienfaits pour la santé et ses qualités organoleptiques exceptionnelles. Il est produit surtout dans de petites exploitations familiales, dans le cadre d’une agriculture durable, écologique et résiliente au réchauffement climatique, le safran étant peu gourmand en eau. Les producteurs visent des produits de qualité, des circuits courts et une clientèle exigeante.
Le safran, appelé également «fleur de santé», est une plante hybride, stérile qui se multiplie uniquement par les bulbes. Il résulte probablement d’un croisement fortuit, il y a plusieurs milliers d'années, entre deux espèces de Crocus. La fleur résultant de cette hybridation est plus belle que celle des parents et a des stigmates plus développés ; toutefois elle est stérile, ne donne pas de graines, et la multiplication du safran ne se fait que par voie végétative, par bulbe. Chaque bulbe planté génère chaque année de 3-5 bulbes-filles qu’on peut replanter.Tout le safran cultivé dans le monde provient d’une même origine. On ne parle pas de variétés puisqu’il s’agit d’un même matériel génétique. Cette homogénéité génétique limite fortement la sélection. L’amélioration du safran repose sur la sélection de bulbes les plus vigoureux (taille, productivité, résistance aux maladies), sains et indemnes de blessures ou pourritures. Il est recommandé d’utiliser des bulbes de bonne taille pour avoir des fleurs l’année de plantation. Une safranière peut être exploitée de 4-5 ans de suite avant de labourer le sol et installer une nouvelle ailleurs.
Chaque bulbe planté donne de 3 à 6 belles fleurs violettes. Les pistils (organe femelle de la fleur) comportent des stigmates rouges appelés également filaments (3 stigmates/fleur). Les fleurs sont délicatement récoltées, très tôt le matin, à la main. On ramasse les fleurs chaque jour durant la période de floraison du safran, les mois d’octobre et novembre. Les filaments sont ensuite séparés des pétales et séchés à basse température, ils perdent près de 80% de leur poids. Ils constituent le safran épice utilisé pour de nombreuses fins. Il faut compter 150 à 200 000 fleurs pour obtenir 1 kg de safran séché. Le safran est appelé également « or jaune» ou le «roi des épices», c’est l’épice la plus chère et la plus intéressante. Une personne expérimentée peut ramasser de 800 à 1 000 fleurs/heure, 1 kg de safran séché représente environ 200 h de travail, ce qui explique en partie le prix relativement cher du safran. Le prix du safran dépend de nombreux facteurs comme l’origine, la qualité, le mode de production, l’emballage, le lieu de vente… A titre indicatif, le safran français bio se vend au détail à 30-40 euros le gramme, le safran importé d’Iran est beaucoup moins cher (environ 10 euros/g seulement).En raison de son prix très élevé, la tentation de fraude est très forte, elle est fréquente et très ancienne. En Europe, depuis le moyen âge, les peines les plus sévères frappaient les fraudeurs de safran. Il semble que jusqu’à 75 % du safran vendu de nos jours serait altéré ou mélangé avec des pistils d’autres fleurs beaucoup moins intéressantes comme les fleurs de souci ou le carthame (appelé également safran mexicain). L’achat de produits certifiés et garanti par des organismes certificateurs est conseillé.
La qualité du safran dépend de plusieurs facteurs. Il y a tout d’abord sa pureté et l’absence de fraude. Vient ensuite sa richesse en composés spécifiques (crocine, safranal et picrocrocine) qui déterminent sa couleur rouge, son arôme floral, sa texture souple et son goût particulier, amer. Au niveau de l’exploitation, plusieurs éléments interviennent au niveau de la qualité organoleptique du safran. Le sol (léger, drainant, riche en matière organique), le climat (étés chauds et hivers froids, l'excès d'humidité), les techniques culturales (irrigation, fertilisation, lutte contre les mauvaises herbes et les bioagresseurs), la qualité de la récolte manuelle des stigmates (au bon moment, tôt le matin), le processus de séchage qui doit être rapide et les conditions d’emballage et de conservation, ont tous un effet sur l'arôme et la saveur du safran.En cuisine, grâce à ses composés spécifiques, le safran apporte une couleur dorée intense, dégage arômes et saveurs raffinés et subtils qui font de lui un ingrédient irremplaçable dans la gastronomie mondiale pour concocter des plats prestigieux alliant esthétique, parfum et saveur. De nombreux colorants jaunes existent et sont beaucoup moins chers que le safran. Ces colorants se limitent à teindre en jaune les plats et n’ont rien des qualités organoleptiques incomparables du safran. Le curcuma, qui provient de la racine séchée et broyée du curcuma, n’apporte qu’une coloration fade et un goût peu nuancé. Des caroténoïdes (dont le β-carotène) extraits de certains fruits et légumes orangés et jaunes, les fleurs de souci et le carthame sont également utilisés pour colorer les plats en jaune. La tartrazine (désignée par E102) ou le jaune orange (E110) sont des additifs de synthèse utilisés souvent en industrie agroalimentaire qui n’offrent aucun intérêt gustatif. Quoique très cher, le safran est utilisé en cuisine en très petites quantités. Il suffit de 6-8 filaments pour bien assaisonner un plat. Un gramme de safran permet d’assaisonner jusqu’à 150 plats. L’incidence économique est négligeable, surtout comparée à ses effets étonnants. Dans divers pays, le safran est également utilisé pour colorer le miel, le beurre, le fromage, certaines sauces, diverses pâtisseries, des liqueurs, des bonbons, etc.
A part en cuisine, le safran a de nombreux usages en médecine traditionnelle, particulièrement en Inde et en Chine. Il est utilisé pour ses propriétés antidépressives. Il réduit l'anxiété et les tensions nerveuses, et est efficace contre les dépressions légères à modérées. Il aide à améliorer l'humeur et favorise la qualité du sommeil. Il possède également des propriétés anti-inflammatoires, analgésiques, antiseptiques et digestives. Il est bénéfique pour soulager les douleurs menstruelles et articulaires, améliorer la digestion et soutenir la santé oculaire. Afin de profiter au mieux de ses vertus, on dissout quelques filaments de safran dans de l'eau tiède ou du lait pendant 15 à 20 minutes avant de le boire ou de le mélanger, à la fin de la cuisson, aux aliments.
On retrouve le safran dans des produits cosmétiques variés, des parfums, des produits de soins pour la peau, les soins capillaires et les produits de maquillage. On le trouve également dans des sérums (pour ses propriétés antioxydantes et anti-âge), des crèmes, des masques, des savons, des shampoings et même des bases de teint. Le safran est employé également dès la plus haute antiquité en teinture des tissus, des cuirs… En Inde, on le retrouve fréquemment dans les cérémonies religieuses.
Le safran est adapté au climat méditerranéen, sec et chaud une grande partie de l'année, humide et tempéré en hiver. En Tunisie, depuis quelques années, des tentatives de réintroduction du safran ont été menées. A Kasserine, Sidi Thabet, à La Manouba, de petits producteurs misent sur le safran bio et certifié visant à la fois une clientèle locale et étrangère. Ces agriculteurs justifient leur choix par la nécessité de s’adapter au changement climatique et à la sécheresse, le safran étant une culture peu gourmande en eau. Le prix élevé du safran et la présence de marchés proches, exigeant des produits «haut de gamme», de qualité et sûrs, sont également des arguments importants. Le safran est par ailleurs une culture à haute valeur ajoutée qui crée de nombreux emplois. Une safranière peut être exploitée de nombreuses années de suite, l’investissement le plus lourd est celui de la première année pour mettre en place la culture et l’équiper en système de goutte-à-goutte. La certification (bio, AOP, IG) est importante mais relativement coûteuse. Le rendement peut aller, dans des conditions optimales, jusqu’à 10 kg de safran séché/ha.A part les filaments des pistils qui constituent l’épice, il est possible de valoriser les pétales des fleurs pour en faire des infusions, des sirops, de la confiture, des compléments alimentaires (antioxydants, relaxants) ou pour les utiliser en cosmétique (savons, huiles, crèmes) ou même des colorants naturels (alimentaire, textile). Les feuilles du safran peuvent être consommées par les animaux et l’excédent de bulbes peut être vendu pour la création de nouvelles safranières. Celles-ci peuvent-être intégrées dans des circuits agrotouristiques avec la vente de produits de la ferme et de produits cosmétiques divers, des dégustations de miel et thé au safran, des infusions, etc.
En Tunisie, quoique les surfaces actuelles cultivées en safran soient très réduites et les productions trop faibles, ces tentatives de réintroduction du safran ont le mérite de montrer, dans le contexte socio-édapho-climatique tunisien, que la culture du safran est techniquement possible et viable. Il est clair que d’une part le marché local est très restreint (on utilise surtout du curcuma et autres colorants alimentaires), un grand effort est à faire pour convaincre le consommateur de l’intérêt culinaire et médicinal du safran pour le motiver à l’adopter. Et que la Tunisie ne peut concurrencer le safran de masse provenant de l’Iran et vendu à très bas prix. Sur le marché du safran de qualité, haut de gamme et certifié, la Tunisie peut prétendre à une place honorable compte tenu des conditions climatiques favorables, de la disponibilité de la main-d’œuvre et de la proximité du marché européen.
Le safran peut être développé en Tunisie comme une culture de niche, adaptée à la petite exploitation familiale rurale, avec une stratégie orientée vers des produits de qualité soigneusement conditionnés, bien présentés (éviter le vrac) et commercialisés dans des circuits courts (vente directe, épiceries fines, restaurants gastronomiques…) avec possibilité de valorisation dans des circuits agrotouristiques et pour l’export. Le soutien de l’Etat demeure essentiel pour soutenir les safraniers et développer cette culture intéressante. Les retombées au niveau de la création d’emplois, de la rentrée de devises et de la dynamique régionale et nationale d’une telle activité à haut potentiel de valeur ajoutée sont évidentes.
Ridha Bergaoui