Mohamed-El Aziz Ben Achour: La Tunisie et l’Union française

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un nouvel ordre planétaire se mit en place sous l’égide des deux grands vainqueurs : les Etats-Unis et l’Union soviétique. Ces deux puissances, soucieuses d’assurer leur hégémonie et, par conséquent, de défaire l’impérialisme du XIXe siècle, étaient hostiles au fait colonial. Le Royaume-Uni et la France en prirent conscience et tentèrent de procéder à des réformes censées atténuer le caractère injuste, et de plus en plus contesté, de leurs empires coloniaux.
En 1941, la Charte de l’Atlantique signée le 14 août par les USA et la Grande-Bretagne — pourtant puissance impérialiste, mais dont la priorité était alors d’obtenir un appui américain massif dans son effort de guerre contre l’Allemagne — stipule, dans son article 3, que les deux pays s’engagent «à respecter le droit qu’ont tous les peuples de choisir la forme du gouvernement sous laquelle ils entendent vivre ; et ils désirent voir restituer, à ceux qui en ont été privés par la force, leurs droits souverains ». En France, la Constitution du 27 octobre 1946, acte fondateur de la IVe République, annonçait clairement dans son préambule que «la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires». Dans cette perspective, on jugea bon de créer une organisation politique susceptible de constituer un cadre adéquat aux négociations à venir entre la métropole, ses colonies et ses protectorats. Aussi est- il affirmé dans le titre VIII de la Constitution «que la France forme avec les peuples d’outre-mer une Union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion. ( …) Ecartant tout système de colonisation fondé sur l’arbitraire, elle garantit à tous l’égal accès aux fonctions publiques et l’exercice individuel ou collectif des droits et libertés». Son article 80 va plus loin puisqu’il stipule expressément que tous les ressortissants des territoires d’outre-mer ont la qualité de citoyens, au même titre que les nationaux français. Ce qui supposait l’abolition du statut discriminatoire de «l’indigénat» ; au demeurant, théoriquement atténué à partir de l’ordonnance du 7 mars 1944, qui supprima le régime pénal spécial de l’infâmant code, promulgué en Algérie et dans d’autres colonies au XIXe siècle.
Habib Bourguiba, fondateur et président du Néo-Destour
Cette organisation, réunissant la France et son empire, était présidée par le Chef de l’Etat (Vincent Auriol, de 1947 à 1954 puis René Coty, de 1954 au 8 janvier 1959). Elle était dotée d’un Haut conseil, organe consultatif destiné à assister le gouvernement dans la conduite générale de l’Union, et d’une Assemblée. L’Union française regroupait, outre la métropole et les départements d’outre-mer, les colonies et les Etats associés (protectorats) du Viêt-Nam, du Laos et du Cambodge. Le président du Conseil, les ministres de la France d’Outre-mer et ceux des Affaires étrangères, de l’Intérieur, de la Défense, des Finances étaient membres d’office du Haut conseil ainsi que les délégations des Etats associés.
Mohamed-El Amine Pacha Bey (1943-1957) (Studio Harcourt)
En théorie, le processus engagé semblait exprimer une volonté de rompre avec le colonialisme traditionnel hérité du XIXe siècle. Dans la réalité, les choses étaient bien différentes. Georges Catroux (1877-1969), général d’armée, résistant gaulliste, gouverneur général de l’Indochine et de l’Algérie, délégué général de la France libre au Levant, ambassadeur en Union soviétique et ministre des Affaires nord-africaines - par conséquent, bon connaisseur des possessions françaises mais aussi du nouvel ordre mondial d’après-guerre - notait dans son ouvrage sur l’Union française, son concept, son état, ses perspectives, paru en 1953, «l’écart des principes énoncés dans le préambule de la Constitution de l’application qui en a été faite». Et il ajoutait : «Alors que ces principes postulent un système fédéral régissant des parties égales en droits et en devoirs, celui qui a été réalisé réserve en fait à la France les prérogatives des pouvoirs exécutif et législatif, les autres Etats et pays composants ne possédant que la faculté d’émettre des avis».
Mohamed ben Youssef, sultan du Maroc de 1927 à 1953 et de 1955 à 1957 puis roi du Maroc sous le nom de Mohamed V de 1957 à 1961
D’ailleurs, dès l’année de fondation de l’Union française, les dirigeants du Mouvement national tunisien exprimèrent leur opposition à tout projet d’intégration à cette organisation. En 1946, Habib Bourguiba, président du Néo-Destour, précisait que l’adhésion à cette organisation constituerait, en y intégrant de force le pays, une modification unilatérale du statut international de la Tunisie. Quelques années plus tard, en 1951, il affirmait que les Tunisiens refusaient catégoriquement l’adhésion de leur pays à cette Union ; celle-ci étant une nouvelle appellation d’un même système qui comporte les mêmes méthodes et les mêmes abus du colonialisme français. Prudent, il ajoutait que cela n’excluait pas, par la suite, l’établissement avec la France de rapports de même nature que ceux liant l’Inde et le Pakistan à la Grande-Bretagne (Mohamed Sayah, Histoire du Mouvement national, document XII). Selon le journal du Néo-Destour, Mission du 29 juin 1951, cité par l’historienne Mbarka Hamed-Touati, «les véritables atouts dans les négociations avec la France sont la Charte des Nations unies, la Déclaration des droits de l’Homme et l’acheminement vers l’autonomie». L’historienne Ingrid Geay, dans une communication présentée à un colloque international tenu à Tunis en 1996, précisait que «dès 1947, Habib Bourguiba avait demandé au bureau politique du Néo-Destour de préparer un dossier complet destiné à appuyer la requête des Tunisiens à l’ONU». Le 10 octobre 1952, la question tunisienne est enfin inscrite à l’ordre du jour de la 7e session de l’Assemblée générale.
Général Georges Catroux (1877-1969)
A partir de l’année 1951, les relations entre le Palais beylical et le Néo-Destour d’une part et les autorités françaises d’autre part connurent une crise durable. En effet, l’espoir qu’avait fait naître le discours prononcé par le ministre des Affaires étrangères Robert Schuman à Thionville le 11 juin 1950, au cours duquel il déclara qu’il s’agissait désormais de «conduire la Tunisie vers le plein épanouissement de ses richesses et de l’amener vers l’indépendance qui est l’objectif final pour tous les territoires de l’Union française» fit long feu puisque, un mois plus tard, le ministre se rétracta (il ne s’agissait plus que d’une promesse d’autonomie interne) face à la levée de boucliers de la droite. La tension s’aggrava en raison de la note du 15 décembre 1951. Ce document diplomatique était une réponse au mémoire du 31 octobre remis au Quai d’Orsay par le Premier ministre Mhammad Chenik (1950-1952) au nom du bey El Amine 1er, qui souhaitait une évolution au bénéfice des Tunisiens en priorité des institutions du protectorat. Entre autres prises de position fermes, on lit dans la note du 15 décembre: «Le Gouvernement français (…) n’entend pas se départir à l’avenir d’une action qui s’exerce au bénéfice de l’ensemble des populations de la Régence (…) Dans cette œuvre civilisatrice, les Français de Tunisie ont joué un rôle essentiel que nul ne songerait à contester (…) La part qu’ils prennent par leur travail à la vie économique et l’importance de leur contribution au budget de l’Etat tunisien ne permet pas d’écarter leur participation au fonctionnement des institutions politiques».
Vincent Auriol, président de la République et de l'Union Française de 1947 à 1954
La nomination, en janvier 1952, de Jean de Hautecloque, nouveau résident général, partisan d’une répression sévère, marqua le début d’une confrontation entre le Néo-Destour et les autorités du Protectorat, c’est-à-dire principalement le Résident général, Raymond Pons, Secrétaire général du gouvernement tunisien, et Pierre Garbay, Commandant supérieur des troupes de Tunisie. La rupture fut non seulement consommée mais elle évolua rapidement vers un affrontement violent. Les 8, 11 et 13 janvier, Habib Bourguiba appela à Monastir, Tunis et Bizerte à la résistance armée contre la présence française. Le 18, il est arrêté ainsi que Mongi Slim. 150 dirigeants et militants destouriens, communistes et syndicalistes sont déportés. Le 22, la grève générale est décidée. Le IVe Congrès destourien, malgré son interdiction, est tenu le même mois sous la présidence de Hédi Chaker. Les congressistes y réclamèrent l’indépendance et l’établissement des relations franco-tunisiennes sur la base du respect mutuel et la protection des communautés étrangères. Le 25 mars 1952, Mhammed Chénik et les ministres Mahmoud El Materi, Md.- Salah Mzali et Hamadi Ben Salem sont arrêtés et éloignés dans les territoires du sud.
Les incidents sanglants allaient se prolonger jusqu’en juillet 1954. La répression décidée par le Résident et planifiée par le général Garbay aboutit notamment au ratissage féroce du Cap Bon en janvier-février 1952 : destructions, pillages, viols et un bilan impressionnant de 200 morts. Ce chiffre annoncé dans un numéro spécial (intitulé « Le Drame tunisien ») du Témoignage chrétien est confirmé par l’historienne Georgette Elgey dans son Histoire de la IVe République.
Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères de juillet 1948 à janvier 1953
A la même époque, au Maroc, les relations entre le sultan Mohamed ben Youssef et la Résidence étaient tendues. Le résident général Augustin Guillaume, nommé en août 1951, crispé sur des positions d’avant-guerre, jouait au fier-à-bras. Georges Chaffard (1928-1969), ancien journaliste d’investigation au Monde et au Monde diplomatique, auteur en 1965 d’un excellent ouvrage intitulé Les Carnets secrets de la Décolonisation et d’un chapitre de référence sur notre sujet, écrit à son propos : « [Il] se répand dans le pays en déclarations menaçantes (…) : ‘Je démolirai les démolisseurs… La bagarre, c’est mon métier… L’insulte, je sais comment ça se lave… Je leur ferai bouffer de la paille’…». Le Quai d’Orsay n’était guère mieux disposé à faire évoluer les rapports franco-marocains. Le mémorandum adressé le 20 mars 1952 par le sultan qui réclamait des négociations entre Rabat et Paris n’aboutit qu’à la réaffirmation de la nature du protectorat institué en 1912. Prenant acte de ce refus, une note du sultan en date du 6 octobre réclamait l’accession du Maroc à la souveraineté totale (G. Chaffard). Le 20 août 1953, le sultan est destitué et banni en Corse puis à Madagascar. Cette mesure intempestive du peu avisé général Guillaume ne fit que renforcer la lutte pour l’indépendance marocaine concomitamment avec l’ampleur sans cesse croissante de la protestation de la population tunisienne contre le régime du protectorat.
Chérif Mécheri (1902-1990) Préfet, secrétaire général de la présidence et du Haut conseil de l'Union française
Dans un tel contexte, la proposition de Nhiek Tioulong, délégué du Cambodge, d’inviter la Tunisie et le Maroc à rejoindre l’Union française, lors de la réunion du Haut conseil du 22 novembre 1952, était bien étrange. La suggestion de la délégation cambodgienne consistait à adopter le vœu ainsi formulé : « Les gouvernements réunis en haut conseil adressent une cordiale invitation aux souverains de la Tunisie et du Maroc pour que leurs représentants viennent participer avec la France, le Vietnam, le Cambodge et le Laos, à la libre discussion des problèmes communs». La lecture du texte terminé, le Président Auriol suspend la séance et convoque aussitôt un conseil des ministres extraordinaire pour prendre l’avis du gouvernement de la République. La proposition de Tioulong n’est pas repoussée par le conseil parce que, selon Georges Chaffard, « d’une part, des ministres importants y sont favorables. D’autre part, parce que tous sentent l’incongruité qu’il y aurait à rejeter purement et simplement le vœu d’un pays ami, lui-même appuyé par nos autres partenaires d’Indochine». La séance du Haut conseil ayant repris, Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, déclare que la motion soulève diverses questions d’ordre juridique et qu’il convient de rechercher au préalable si les traités de protectorat qui lient la Tunisie et le Maroc à la France ont pu ou non conférer à ces deux royaumes le statut d’Etat associé. Après diverses interventions des participants, le Haut conseil adopte une motion différente de celle initialement soumise au président et au gouvernement : « A la demande des délégués du Cambodge, le Haut conseil invite le gouvernement de la République à étudier avec les souverains des pays sous protectorat français la possibilité de leur participation aux organes de l’Union française afin de leur permettre de prendre part aux travaux de la prochaine session du Haut conseil». Cette motion suscita d’emblée l’opposition -tout à fait prévisible, d’ailleurs - des résidents généraux réactionnaires Hautecloque à Tunis et Guillaume à Rabat. A Paris, le ministère des Affaires étrangères, désormais dirigé par Georges Bidault, est hostile au projet ; de même que le nouveau président du Conseil, René Mayer (8 janvier-28 juin 1953), connu pour son colonialisme intransigeant.
Nhiek Tioulong (1908-1996), ministre et proche collaborateur du roi Norodom Sihanouk. Délégué cambodgien à l'Union française
En tout état de cause, le contexte ne se prêtait guère à une réflexion approfondie de la proposition cambodgienne. De sorte que, lors de la session du conseil de novembre 1953, le projet présenté l’année précédente par Tioulong n’est même plus évoqué par les représentants des pays indochinois. Ces derniers auront cessé, comme l’écrit justement Georges Chaffard, de croire dans une « certaine idée» de l’Union française qui avait un temps éveillé leurs espoirs. L’Union française telle que la souhaitaient le président Auriol et Chérif Mécheri, premier préfet musulman d’origine algérienne, Secrétaire général de la présidence et du Haut conseil - c’est-à-dire un organisme intergouvernemental oeuvrant, sous l’égide de la France, à l’émancipation des peuples colonisés - ne pouvait qu’échouer. Et ceci à cause de la triple opposition des mouvements nationaux de Tunisie et du Maroc, des milieux politiques français à Paris et dans les pays dominés. Le sort de l’Union française était scellé. Début janvier 1954, Vincent Auriol achève son septennat, et il semble s’être, depuis quelque temps, désintéressé de l’Organisation. La défaite de Diên Biên Phu puis les Accords de Genève les 20-21 juillet aboutirent au départ des trois pays indochinois membres de l’Union. En octobre 1958, à l’avènement de la Ve République, une organisation politique dite Communauté française (ou, plus rarement, Communauté franco-africaine) est prévue par la nouvelle Constitution. Entretemps, quelques semaines après le Maroc, la Tunisie acquérait son indépendance, le 20 mars 1956, et ouvrait une nouvelle page – certes, non dénuée de phases de tension - de ses relations avec la France dans un esprit d’amicale et intensive coopération fondée sur le respect réciproque de la souveraineté nationale.
Mohamed-El Aziz Ben Achour