Dar Husseïn: Histoire politique et architecturale

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Le palais historique connu sous le nom de Dar Husseïn se trouve au cœur d’un quartier situé à l’intérieur des murs de la médina entre Bab Ménara et Bab Jédid, non loin des souks et de la citadelle de la Kasbah. Durant des siècles, ce périmètre urbain s’est distingué par sa vocation aristocratique apparue dès le Moyen Âge, aux temps des émirs Banû Khurasân, maîtres de la principauté de Tunis de 1059 à 1135. L’éminent spécialiste de l’Ifriqiya médiévale Robert Brunschvig note que les «Banû Khurasân ont dû contribuer personnellement beaucoup à l’essor de cette ville. Le plus grand d’entre eux, Ahmed (1107-1128), la fortifie : il lui élève des remparts (…). C’est aussi lui qui bâtit le château (el qasr) dont il se peut que l’actuelle mosquée d’el Qasr ait été primitivement une dépendance.»
Sur les traces des constructions princières médiévales, ce quartier allait se distinguer au cours des siècles par la densité des palais et demeures appartenant à des dignitaires et des notables. La proximité des souks de métiers nobles et de la mosquée-université de la Zitouna convenait tout à fait aux riches marchands et aux cheikhs enseignants et imams. Des familles andalouses, dont celle d’Ibn Khaldoun, ayant quitté l’Espagne au XIIIe siècle lors de la chute de Cordoue et Séville, trouvèrent refuge à Tunis et beaucoup élurent domicile dans cette zone dont une des artères porte, d’ailleurs, le nom de Nahj al Andalus. D’une manière plus générale sur une période s’étalant sur plusieurs siècles, des familles de la haute société y résidèrent, souvent génération après génération. Toutefois, en raison des troubles politiques consécutifs à la chute des Hafsides et de la rivalité hispano-ottomane, des transferts de propriété, des partages successoraux et des reconstructions, le patrimoine immobilier qui est parvenu jusqu’à nous ne remonte pas, pour les plus anciennes demeures, au-delà du XVIIe siècle, cependant que le patrimoine bâti historique le plus récent date du XIXe. Aujourd’hui encore, des demeures de familles réputées constituent autant de repères architecturaux et sociaux : résidences de dignitaires politiques : dar-s des deys Othman, Youssouf et Stamrad (Osta Mourad), dar-s Mahmoud Djellouli et Mhammad Djellouli, dar Zarrouk, dar Lasram, dar-s Darghouth, Salah Zayd, palais Ben Ayed, et Baccouche; résidences de dignitaires religieux : Bayram, Belkhodja, Ben Mahmoud, Mohsen ou encore de notables marchands dont les Haddad, les Mebazaa et les Lakhoua ; et demeures de propriétaires terriens tels les Sfar.
Général Husseïn (1828-1887),premier président du Conseil municipal
Les édifices religieux attestent, eux aussi, l’ancestralité du quartier : la mosquée el Qasr datant du XIIe siècle, la nécropole khorassanide, msîd el qoubba, c’est-à-dire l’oratoire où l’on suppose qu’lbn Khaldoun enfant apprit à réciter le Coran, la mosquée «nouvelle» (al Jâmi’ al jadîd) construite au XVIIIe siècle par Husseïn Bey, sans compter le tombeau de la famille husseïnite : tourbet El Bey, les tourbet du dey Qara Mustafa, tourbet de la famille Djellouli, et d’autres encore.
Façade de Dar Husseïn vers 1910. Au premier plan: tourba du dey Qara Mustafa (XVIIIe s.) (Coll.Lyse Barbeau)
A l’époque beylicale husseïnite, Dar Husseïn eut, vers 1180/ 1774-1775, comme le prouve une inscription murale, pour premier propriétaire un mamelouk de la Cour du nom d’Ismaïl Kahia. Gendre de ‘Ali Pacha Bey (1759-1782), ce haut personnage, jouissant de la confiance de son maître (il commanda notamment le Camp beylical, colonne armée chargée de contrôler deux fois l’an le pays, d’assurer l’ordre et de percevoir les impôts) menait grand train. De sorte qu’il est probable qu’il fût à l’origine du caractère imposant de l’architecture et de la décoration du palais. Toutefois, au lendemain de la mort de ‘Ali, sa carrière fut brisée en raison d’une violente altercation avec le prince Hammouda au temps de leur jeunesse. Lorsque celui-ci accéda au trône en 1782. Ismaïl, craignant pour sa vie, quitta définitivement Tunis, se réfugia au Caire puis se rendit à Constantinople où il se mit au service du sultan ottoman.
Hassan Hosni Abdelwahhâb (1884-1968): historien, caïd et ministre, premier président de l'Institut national d'archéologie et d'art
Plus tard, dans les années 1810, le puissant vizir du bey Hammouda Pacha, Youssouf Saheb-Ettabaâ, s’intéressa à cette demeure et envisagea de s’y installer en compagnie de celle qu’il allait épouser, la princesse Fatma. Ici, comme c’était souvent le cas dans la médina, la demeure ayant été constituée en bien habous inaliénable par Ismaïl Kahia, l’acquisition se fit, ainsi que nous l’apprend Jacques Revault dans son étude approfondie du Dar Husseïn (Palais et demeures de Tunis, II, Cnrs,1971), dans le cadre d’un échange consistant en cinq propriétés agricoles d’une valeur de 63.392 piastres cédées par l’acquéreur au bénéfice de la fondation, libérant ainsi le palais de son caractère juridique contraignant. L’embellissement du palais et les préparatifs de la noce allaient bon train mais le destin en décida autrement puisque Youssouf fut assassiné en janvier 1815 sur ordre du nouveau bey Mahmoud Pacha. Nous ne savons pas avec précision ce qu’il advint ensuite de cette demeure patricienne. On sait que l’assassinat du vizir s’accompagna de la disgrâce de ses fidèles. C’est ainsi que le riche marchand Younès Ben Younès fut ruiné et son palais voisin du Dar Husseïn confisqué par le bey qui le donna à son premier secrétaire de chancellerie, le bâch-kâtib Lasram. Plus tard, dans les années 1860, cette belle maison fut acquise par le cheikh-imam de la Zitouna, le chérif Mohamed-el- Kébir Mohsen. Quant au palais de Youssouf, récupéré par le pouvoir beylical, il fut mis, selon le cheikh Mohamed-El Fadhel Ben Achour et l’historien Hassan Hosni Abdelwahhab, à la disposition du prince Husseïn b. Mahmoud Pacha Bey puis de Mohamed Khodja, major de l’arsenal de La Goulette et, enfin, du futur général Rachid qui commandera plus tard le contingent tunisien en Crimée
Plan de situation établi par Jacques Revault (Palais et demeures de Tunis,II,p.228): 1.Dar Husseïn, 2. Dar Mohsen, 3.Dar El Dey, 4. Dar Bayram, 5.Dar Mamoghli
Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que les choses s’éclaircissent : en 1858, sous le règne de Mhammad Pacha Bey est créé le Conseil municipal (al Majlis al baladî) dont on confia la présidence à un mamelouk circassien formé à l’école militaire du Bardo, le général Husseïn. Partisan actif des réformes à l’instar de son patron le vizir Khérédine (1873-1877), il eut également à diriger l’Instruction, les travaux d’intérêt public et l’Imprimerie officielle. Il effectua aussi diverses missions diplomatiques. Le gouvernement beylical lui ayant confié la défense des intérêts tunisiens dans l’affaire du financier prévaricateur Nessim Chammâma, réfugié dans la Péninsule, Husseïn séjourna longuement à Florence, la plainte de l’Etat tunisien ayant été portée devant la justice italienne. C'est dans cette ville qu’il mourut en 1887.
Plan du rez-de-chaussée. Restitution par J.Revault
A partir de 1858, le palais – appelé jusque-là Dar Ismaïl Kahia - fut désormais connu sous le nom de Dar el ‘Achra, allusion aux dix membres du conseil. Notons, à ce propos, que l’appellation Dar Husseïn lui a été donnée par les Français. Quant aux Tunisiens, ils le désignèrent sous le protectorat comme «Dar el Général» parce qu’il abritait le Commandement supérieur des troupes françaises en Tunisie.
Une des rues menant à la place du château et à Dar Husseïn
Alors que le palais était censé appartenir à l’Etat, assez curieusement, en 1865, le général Husseïn – qui n’était plus président du Majlis - adressa une lettre au Premier ministre réclamant qu’on lui libère «sa demeure» - «manzilî», écrit-il (Archives nationales, AGT 610/31). Peut-être, comme c’était parfois l’usage en pays d’Orient, le bey l’avait-il «offert» à son mamelouk. Le Conseil municipal fut alors installé dans des dépendances de dar el Bey, puis à la rue Dar el jeld puis de nouveau à dar el Bey. Sous le protectorat, on installa ses services à la rue El Jazira et plus tard à l’avenue de Carthage.
Grand salon de l'étage décoré et meublé à l'européenne (vers 1920, photo Victor Sebag)
A partir de 1882, Dar Husseïn devint le quartier général de la division d’occupation, affectation qu’il garda jusqu’à l’Indépendance en 1956. L’indépendance acquise, l’Etat récupéra le palais et l’affecta au nouvel Institut national d’archéologie et d’art dont on confia la présidence à l’éminent historien Hassan Hosni Abdelwahhab.
Coupe avec élévation (côté Est): patio, galeries, appartements, driba et makhzen.( In J.Revault)
Architecturalement, Dar Husseïn est incontestablement le nec plus ultra de l’habitation domestique tunisoise; modèle achevé par sa superficie et ses volumes, par la variété de vocation des espaces : demeure principale (el dar- el-kbira), appartements à l’étage, appartements destinés aux hôtes et diverses dépendances et communs. On retrouve ici les éléments fondamentaux des grandes demeures mais à une échelle imposante ; et d’abord la driba, composante architecturale au rôle fondamental dans les grandes demeures par son rôle d’accès et également de distribution entre différents espaces de l’habitation. Ici, elle joue aussi le rôle de passage privé. Délimitée à ses deux extrémités par deux portes cochères, l’une donnant sur la rue Mohsen et la place du Château, l’autre sur la rue des Andalous, elle permettait, le cas échéant, une privatisation de la voie par le simple fait de fermer les portes situées aux deux extrémités. De cette driba, on accédait par deux entrées coudées (sqîfa-s) à la demeure. On y découvrait alors un superbe patio de marbre à quatre portiques surmontés d’une galerie communiquant avec les appartements situés à l’étage.
Driba du palais dans les années 1940, Quartier général ( coll.de l'auteur). Un tirailleur sénégalais monte la garde. On distingue à gauche de la driba le riche encadrement de la porte d'accès initiale. On la retrouve sur la photo de droite, après son démontage et son installation sur la façade donnant sur la place du Château en 1957-58
Une fois à l’intérieur, le visiteur de dar Husseïn se laisse séduire par la beauté des pièces de la demeure principale dont l’architecture reprend, en l’enrichissant, le plan traditionnel. C’est ainsi que l’on trouve une salle d’apparat, de forme carrée composée de trois alcôves (qbou-s) et, usage inusité ailleurs, de six chambres- maqsoura-s ; le tout étant couvert non pas par le traditionnel plafond en bois peint mais par une belle voûte principale. «Une impression de grandeur et de clarté, écrit J. Revault, ressort de cet ensemble grâce à ses nouvelles proportions, à la blancheur du dallage de marbre ainsi que du plâtre sculpté [naqch hadîda] couvrant salle et alcôves depuis les murs jusqu’au sommet des voûtes.». Les salons et séjours construits selon un plan en T classique (qbou wa mqâsar-s) sont richement décorés par des céramiques des Qallalîne, potiers de Tunis, et par des plafonds peints ou rehaussés de plâtre sculpté. Le caractère cossu de la demeure s’exprimait aussi par l’existence d’un vaste et bel étage comprenant des appartements ordonnés autour d’un élégant patio à quatre portiques.
Carreaux de céramique réalisés par les Qallaline de Tunis ; plâtre sculpté en haut des murs et sur les arcs ; chapiteaux de style composite. Margelle de la citerne d'eau) à décor de marbre
Un autre élément distinctif des palais de la médina - et que l’on retrouve, bien sûr, à dar Hussein - est constitué par le kchouk, pièce haute destinée à l’agrément du maître de céans. «Selon J. Revault, après les agrandissements et embellissements que Youssef Saheb Ettabaa devait apporter tant au rez-de-chaussée qu’à l’étage (…), le couronnement d’un palais de cette importance par un kchouk s’imposait. Dominant les terrasses, celui-ci fut édifié en mirador au-dessus d’une première chambre haute. Elle donne également sur la place du palais, face au minaret de la mosquée du Qsar. En outre, de nombreuses fenêtres (…) permettent de jouir d’une vue très étendue». Signalons enfin que le modèle parfait de l’architecture domestique qu’incarnait le palais au XIXe siècle est dû également à la richesse du décor et un éclectisme réussi entre l’héritage traditionnel et les apports européens, dans le sillage de l’architecture et du décor alors en vogue à Constantinople.
Patio de l'étage (coupole tardive)
Parmi les commodités, dar Husseïn disposait d’un jardin protégé de l’extérieur par de hauts murs et auquel on accédait depuis le patio principal. Un hammam privé assurait aux propriétaires un confort exceptionnel par rapport aux habitations moyennes. De vastes cuisines, des cours et des espaces de service, des logements pour le personnel de maison, des magasins à provisions, des entrepôts, des écuries permettaient aux domestiques de remplir efficacement leurs tâches.
Galerie du grand patio. Céramique murale importée d'Europe (XIXe siècle)
Il va de soi qu’étant donné sa vocation ancienne de résidence privée et aussi d’administration communale, militaire et civile, dar Husseïn connut des modifications et agrandissements. Les premiers furent ceux effectués au temps d’Ismaïl Kahia puis sur ordre de Youssouf Saheb Ettabaâ. C’est, certainement, ce dernier qui donna au palais la splendeur que l’on peut y admirer encore aujourd’hui. Entre 1858 et 1882, sans doute y a-t-il eu des travaux de consolidation et quelques aménagements rendus nécessaires par l’installation du Conseil municipal et du logement de son président. En tout cas, selon J. Revault, l’édification d’un escalier de marbre donnant sur la driba et desservant à la fois le patio supérieur et le vaste salon que Husseïn y rattacha était destinée à satisfaire aux besoins probables de la nouvelle municipalité.
Dâr Husseïn. Coupe avec élévation : superposition citerne et patio entouré de galeries (côté Nord-est) (J.Revault)
Entre 1882 et 1956, les modifications consistèrent principalement en travaux de consolidation effectués par le génie militaire, en aménagement des bureaux de l’état-major et des appartements du commandant supérieur des troupes, l’installation de baies vitrées le long des galeries surmontant le grand patio, la couverture du patio de l’étage par une coupole à quatre pans afin de servir d’espace de réception. A partir de 1956, outre les bureaux des chercheurs et les services administratifs, Hassan Hosni Abdelwahhab eut l’excellente idée de consacrer la partie la plus imposante du palais à un musée d’art islamique. Toutefois, cherchant sans doute à donner à son institut plus de visibilité, il fit percer la façade pour créer un accès principal à dar Hussein en contradiction totale avec l’esprit architectural traditionnel qui exige que la demeure soit à l’abri des regards. L’encadrement richement décoré et les deux battants de la porte qui initialement ouvrait sur la driba furent donc déplacés sur la façade donnant sur la place du Château. Cette ouverture aberrante le fut d’autant plus qu’elle s’accompagna de la démolition du tombeau de Qâra Mustafa, dey et beau-frère de Husseïn Bey, mort en 1726. Divers aménagements sous l’égide de l’Institut national d’archéologie et d’art puis de l’Institut national du patrimoine eurent lieu au cours des années : installation de la salle de lecture de la bibliothèque dans l’ ancien salon du général français, puis dans la salle d’apparat donnant sur le grand patio, ensuite dans un autre espace et enfin au Dar Mohsen, palais mitoyen du Dar Husseïn ; aménagement des écuries extérieures et de certains makhzens en bureaux, rétrécissement de la surface du jardin intérieur par la construction d’un bâtiment administratif ; et enfin, une modification plus heureuse qui consista en l’aménagement des magasins et communs jouxtant la driba en salle de conférences et d’expositions.
Nec plus ultra de l’habitation domestique d’époque beylicale, Dar Husseïn constitue un joyau de l’architecture tunisoise en même temps qu’un témoin imposant de la longue histoire d’un quartier, d’une ville et d’une société. C’est tout à l’honneur de l’Etat que ce palais continue de vivre aujourd’hui sous l’œil avisé de ses heureux occupants: les responsables scientifiques, techniques et administratifs du patrimoine.
Mohamed-El Aziz Ben Achour