Ridha Bergaoui: Malgré une bonne récolte, la Tunisie demeure fortement dépendante de l’importation des céréales (Album photos)

En Tunisie, la céréaliculture est essentiellement pluviale, les rendements et les productions sont étroitement liés à la quantité de pluie et sa répartition dans le temps et l’espace. Après des années de sécheresse, les conditions climatiques étaient, cette année, dans l’ensemble favorables. Une pluviométrie suffisante et bien répartie a permis d’avoir une bonne récolte. Les estimations tablent sur 18 à 20 millions de quintaux. À titre de comparaison, la campagne 2018-2019 avait été exceptionnelle avec 24 millions de quintaux, tandis que celle de 2022-2023 était catastrophique et n’avait atteint que 6 millions de quintaux. L’an dernier, la production de céréales n’était d’environ que de 13 millions de quintaux.
Les céréales représentent une importance capitale aussi bien au niveau agricole qu’au niveau nutritionnel et socio-économique. Le blé est la principale composante du régime alimentaire du Tunisien. Le blé dur est utilisé pour la confection de pâtes, couscous et de la semoule et le blé tendre sert à la production de pain et de la farine. L’orge est accessoirement utilisée pour la préparation de certains plats traditionnels. Il sert surtout à l’alimentation animale ainsi que le son issu de la trituration du blé. Nos élevages avicoles et une grande partie de notre cheptel bovin et ovin sont nourris exclusivement ou partiellement avec des concentrés industriels à base de maïs, orge fourragère et soja importés.
La culture des céréales : production et contraintes
Ces dernières années, avec la sécheresse, les superficies consacrées aux céréales ne cessent de se rétrécir. La superficie moyenne tournait autour de 1,200 million ha. Le blé dur occupe près de 50% des superficies emblavées, l’orge 40%, le blé tendre à peine 8% et le triticale 1%. Les céréales sont cultivées essentiellement au nord (70%), le centre et le Sud ne représentent que 30% des superficies cultivées essentiellement en orge, moins exigent que le blé. Selon l’année, une partie plus ou moins importante de la superficie semée en céréales est délaissée en raison du manque de pluie et les superficies récoltées ne représentent généralement que 80% des surfaces emblavées. Ceci est particulièrement vrai pour l’orge, cultivée au Centre du pays où la pluviométrie est très capricieuse.
En année moyenne, la récolte de céréales tourne autour de 16 millions de quintaux. Ceci est loin de la consommation nationale qui se situe à environ 30 millions de quintaux/an. Les rendements moyens sont proches de 16 q/ha pour le blé et 9 q/ha pour l’orge. La collecte représente généralement 50% de la production estimée. Elle est plus élevée pour le blé dur (65%) que le blé tendre (45%) ou l’orge (30 % uniquement). D’une part les agriculteurs sont encouragés à remettre leur production juste après la récolte grâce à une prime intéressante et d’autre part ils sont tenus de remettre leur production de blé aux collecteurs, qui représentent l’Office des céréales. La vente du blé aux privés est strictement interdite alors que la circulation de l’orge est autorisée et libre.
Les contraintes majeures qui limitent la céréaliculture en Tunisie c’est d’une part les superficies qui tendent à se restreindre essentiellement en raison du réchauffement climatique, l’irrégularité de la pluviométrie et l’extension de l’arboriculture (surtout l’olivier jugé par les agriculteurs plus rentable). D’autre part les performances sont faibles pour plusieurs raisons dont, à côté de la dépendance étroite par rapport à la pluviométrie, l’épuisement des sols, le retard et le manque de disponibilité de certains intrants (comme les semences sélectionnées et les engrais, particulièrement azotés) et la difficulté d’accéder aux crédits par les petits agriculteurs. Les prix élevés des produits phytosanitaires et des herbicides ainsi que le faible ou le manque d’encadrement des agriculteurs limitent également la production.
Les élevages intensifs (aviculture, élevages bovins laitiers) sont de gros consommateurs de concentrés industriels fabriqués à base de maïs, d’orge fourragère et de soja. La Tunisie produit de nos jours plus de 2,3 millions de tonnes d’aliments concentrés /an, dont 60% sont destinés à la volaille et 40% aux ruminants. Chaque année, près d’un million de tonnes de maïs et 650 000 tonnes de soja sont importés.
Des importations de plus en plus fastidieuses
Malgré les grands progrès réalisés dans le secteur agricole, la Tunisie reste dépendante de l’importation de nombreux produits alimentaires. Les céréales (blés, orge et maïs) représentent 52% de nos importations de produits alimentaires. La production locale de céréales ne couvre en moyenne que 30% des besoins nationaux. Le blé tendre est particulièrement importé en très grande quantité, la production ne couvre qu’environ 20% des besoins nécessaires pour la fabrication de la farine et du pain. Cette importation représente une forte hémorragie de devises précieuses pour le pays.
Par ailleurs, s’agissant de produits stratégiques, l’Etat subventionne ces produits, pour qu’ils demeurent à la portée des consommateurs, à travers la Caisse générale de compensation. En 2022, la subvention destinée aux produits alimentaires de base a atteint une enveloppe de 3 771 millions de dinars dont 3 111 pour les céréales.
L’importation des produits alimentaires coûte de plus en plus cher au pays en raison de l’inflation internationale généralisée et l’augmentation des prix, l’accroissement de la consommation, la sécheresse suite au réchauffement climatique qui a pénalisé la production agricole nationale et enfin, la chute du taux de change du dinar face aux devises étrangères.
Au niveau mondial, la demande en blé ne cesse d’augmenter en raison de la croissance de la population mondiale et de l’augmentation de la consommation de produits à base de blé. La pression sur les marchés est de plus en plus forte en raison d’une part d’une augmentation de la demande et d’autre part des conflits et des crises géopolitiques comme celles de la guerre en Ukraine ou celle du Moyen-Orient. Il faut rappeler que la Russie et l’Ukraine sont deux pays des plus importants producteurs et exportateurs de blé et d’orge. Ils disposent d’exploitations céréalières de taille immense (des milliers d’ha), des terres très fertiles et de la main d’œuvre peu chère et abondante ce qui leur permet de produire des céréales à des prix très bas « low cost ».
L’augmentation du prix du pétrole, des différents intrants (engrais, produits chimiques…) et de la main d’œuvre en général a entrainé une augmentation sensible du prix mondial des céréales. Le prix du transport et de la logistique sont également des facteurs déterminants dans le prix des céréales à l’importation.
Stratégie nationale en matière de céréales
En matière de production des céréales, la stratégie nationale vise essentiellement une autosuffisance en blé dur et l’encouragement à la culture de l’orge et des fourrages pour l’alimentation du cheptel. L’extension des surfaces céréalières dans le Sud, irriguées à partir des nappes profondes, est également prévue.
Priorité au blé dur
Quoique la Tunisie soit déficitaire aussi bien en blé dur qu’en blé tendre, le Ministère de l’agriculture privilégie le développement du blé dur pour plusieurs raisons. La Tunisie a été d’une façon traditionnelle, depuis toujours, un grand producteur de blé dur. Par ailleurs, sur le marché mondial, il est plus facile et moins cher de trouver du blé tendre que le blé dur dont la production se limite aux pays chauds. Enfin, le système de prix mis en place par l’Office des céréales est plus avantageux pour le blé dur que le blé tendre et les agriculteurs ont tendance à cultiver plutôt le blé dur, plus rémunérateur que le blé tendre.
La Tunisie ambitionne atteindre son autosuffisance en blé dur, soit une production d’environ 1,2 MMt/an.
Culture du blé dans les régions désertiques
Depuis quelques années, l’Algérie a entrepris la culture du blé et des fourrages dans le Sahara. Des champs immenses sont irrigués grâce à d’énormes rampes pivot profitant des grandes réserves d’eau des nappes sous-terraines. Cette orientation a permis à l’Algérie de réduire ses importations et d’améliorer sa sécurité alimentaire. Toutefois, cette exploitation souvent qualifiée de « minière » a des retombées négatives sur le sol, l’épuisement des nappes et la détérioration de l’environnement d’une façon générale. Par ailleurs, la Tunisie n’a ni les vastes étendus, ni les grands moyens financiers de nos voisins.
La stratégie nationale retenue en la matière consiste à encourager les petits agriculteurs de la région de Tataouine à faire la culture du blé dur en irrigué, en goutte à goutte, à partir de sondages collectifs. Ceci va permettre de diversifier les cultures dans la région, de créer des postes d’emploi, et d’augmenter notre production des céréales sans nuire à l’environnement ni aux nappes, déjà surexploitées et dont les réserves sont peu renouvelables. Cette stratégie va permettre à long terme d’atteindre une superficie de 55 000 ha et une production de 2, 2 millions de quintaux, moyennant un rendement de 40 q/ha. En cas de réussite, il sera possible d’augmenter les superficies emblavées et de l’étendre la culture des céréales aux gouvernorats de Médenine et Kébili.
Compter sur soi
Malgré ces efforts, la Tunisie restera dépendante de l’importation du blé tendre. Presque la totalité de la consommation doit être importée, soit environ 10 millions de quintaux/an. Par ailleurs, tout le maïs et une partie de l’orge, destinés à l’alimentation animale, doivent être également importés. L’Office national des fourrages, récemment créé, a la tâche primordiale de réguler les marchés de ces produits, d’assainir et de moraliser les circuits de commercialisation, et de rationaliser l’utilisation de ces ressources tout en essayant de développer et promouvoir les productions nationales surtout de fourrages grossiers.
De nos jours, la disponibilité des aliments est devenue le facteur déterminant et passe avant les considérations économiques. Les crises de ces dernières années (sanitaires et géopolitiques) ont montré d’une part, qu’aucun pays n’est à l’abri des conséquences d’un conflit même lointain ou d’un problème sanitaire quelconque et d’autre part, qu’on ne peut plus compter sur la mondialisation et l’entraide pour nourrir ses habitants. Il faut désormais raisonner en termes d’autosuffisance et de souveraineté alimentaires.
L’Etat doit encourager ses agriculteurs quitte à ce que le prix du blé payé aux céréaliculteurs soit plus élevé que celui du cours mondial à l’importation. Il est également indispensable de leur fournir les intrants (surtout semences sélectionnées et engrais azotés) à temps, en quantité suffisante et à des prix satisfaisants.
Par ailleurs, autant il est désolant de voir de si faibles rendements de nos producteurs, autant on pourrait se réjouir du fait que les marges de progression restent très importantes et qu’il est possible, moyennant certains efforts, d’améliorer la production.
Intensifier at améliorer les rendements n’est plus un choix mais une obligation afin de préserver notre souveraineté alimentaire et d’être moins dépendant de l’importation de produits aussi stratégiques et symboliques que le blé, pilier incontournable de notre régime alimentaire. La recherche et l’innovation doivent occuper une place primordiale dans toute stratégie d’intensification surtout dans un contexte de dérèglement climatique catastrophique. Tout progrès agricole repose d’abord sur la disponibilité de semences sélectionnées à haut potentiel, bien adaptées à la sécheresse et aux maladies.
Lutter contre les pertes et gaspillages alimentaires
Afin de réduire notre dépendance vis-à-vis de l’importation des céréales, à côté d’une amélioration urgente de la production, il est nécessaire de maitriser la consommation. En effet, le Tunisien est l’un des plus gros consommateurs de céréales, de pâtes et de pain. Malheureusement une partie importante se retrouve dans les poubelles et représente une grosse perte pour le pays.
Le pain particulièrement est gaspillé et d’énormes quantités sont jetées avec les ordures ménagères. Il est primordial de revoir et de réformer toute la filière du blé tendre (de l’importation à la fabrication, la commercialisation etc.). Il est important également de réduire pertes et gaspillages de cet aliment essentiel importé par des devises précieuses. La rationalisation de la consommation et la limitation du gaspillage, dans un contexte de pressions climatiques, économiques et géopolitiques, devient primordial.
Produire plus et gaspiller moins : tel est le double impératif pour assurer l’approvisionnement régulier du marché, éviter les pénuries et garantir notre sécurité alimentaire. Nous sommes tous concernés.
Ridha Bergaoui
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