Opinions - 13.05.2025

L’émancipation en vitrine: repenser le développement à la racine

L’émancipation en vitrine : repenser le développement à la racine

Par Khadija Taoufik Moalla - Ce matin encore, des kilomètres parcourus pour participer à un énième événement visant à discuter – encore une fois – des défis du développement et des obstacles à l’autonomisation des femmes. Un événement parmi tant d'autres, organisé par un consortium de partenaires bien intentionnés, dans un cadre luxueux, inaccessible à celles dont on prétend porter la voix.

Les lieux – hôtels cinq étoiles, salles climatisées – s’avèrent le théâtre d’un progrès inégal et d’un engagement de façade. Ces espaces de luxe, inaccessibles à la majorité des femmes concernées, deviennent la scène d’un paradoxe cruel: là où les femmes invitées, souvent triées sur le volet, capturent des instants fugaces en selfies, symboles éphémères d’un monde qui n’est pas le leur, mais où elles sont brièvement tolérées.

Depuis plus de quarante ans, les mêmes constats reviennent: diagnostics redondants, larmes retenues, indignation rituelle. Et pourtant, peu de changements structurels. Nous sommes confrontés à une réalité crue: un développement qui tourne à vide, pris dans les filets d’un système qui, tout en parlant d’émancipation, reconduit les logiques de domination. Et pourtant, que récoltons-nous réellement, sinon le sentiment inavoué d’un échec collectif ?

Une crise de sens et d’authenticité

Sous couvert de progrès, ce sont souvent les mêmes schémas de pouvoir qui se répètent, maquillés de concepts séduisants. Nous faisons face à une crise profonde: celle du sens, du courage, de l’authenticité. Il est temps d’admettre que, dans leur forme actuelle, de nombreuses démarches de développement perpétuent plus le statuquo qu’elles ne transforment la réalité.

Ce qui est urgent aujourd’hui, ce n’est plus de documenter nos souffrances, mais d’oser questionner les fondements des rapports de pouvoir – qu’ils soient économiques, sociaux, politiques ou culturels. Car derrière les grands discours sur l’égalité se cachent encore les “ismes” qui structurent les inégalités: classisme, sexisme, racisme, âgisme, extrémismes en tout genre, et néocolonialisme intellectuel.

Refonder et repenser l’aide au développement

Il est aussi temps d’interroger la nature même de l’aide internationale. Pourquoi devrions-nous continuer à quémander des financements dictés par des agendas élaborés ailleurs, souvent en contradiction flagrante avec nos réalités? Pourquoi acceptons-nous que des "quasi-experts", souvent éloignés de nos besoins, définissent nos priorités et notre avenir et dictent nos stratégies en notre nom? 

Pendant ce temps, nos sociétés s’enfoncent dans la pauvreté et la précarité, nos villes deviennent des décharges à ciel ouvert, les conflits s’enlisent, notre environnement s’effondre et nos jeunes, désespérés, cherchent des échappatoires de toutes sortes: drogue, émigration illégale, ou suicide. Et nous, acteurs engagés… nous assistons, souvent impuissants, à cette tragédie en trois actes et n’arrivons pas à inverser la tendance.

Alors, comment provoquer un véritable changement de paradigme? Comment initier un basculement épistémique profond capable de faire émerger une transformation réelle, durable, et inclusive ? Cela n’exige-t-il pas la remise en cause des fondements du système libéral qui, par essence, repose sur les inégalités et s’en nourrit?

Vers une transformation systémique et éthique

Le véritable changement ne viendra ni d’un plan technocratique, ni d’un énième atelier. Nous devons adopter une approche consciente, systémique, intégrale, capable de déconstruire les hiérarchies, de briser les alliances invisibles entre les oppressions croisées, et de redonner sens à l’engagement collectif.

Opérer une transformation radicale à la fois intérieure, structurelle et systémique(1). Ce modèle repose sur une articulation cohérente entre valeurs universelles, résultats mesurables et transformation des systèmes de pouvoir. Cette approche n’est pas une méthode parmi d’autres. C’est un engagement radical à vivre et à agir selon une éthique universelle, tout en ayant une efficacité stratégique orientée vers la justice systémique. Appliquer ce modèle, c’est reconnaître que le vrai changement naît de la convergence entre conscience individuelle, intelligence émotionnelle collective et action politique structurée. Concrètement, cela implique :

1. Agir à partir de l'intégrité personnelle et de la vision universelle: Avant toute stratégie, l’engagement individuel fondé sur des valeurs profondes : dignité, justice, équité, compassion, doit guider nos choix et nos actions.
2. Penser et agir à plusieurs échelles simultanément:

a. Impact mesurable: Quels résultats concrets voulons-nous atteindre?
b. Changement de mentalités: Quels récits devons-nous déconstruire?
c. Transformation des systèmes: Quels rapports de pouvoir faut-il renverser?

3. Identifier les formes visibles et invisibles de domination: Ce modèle pousse à analyser les structures de pouvoir et d’oppression (genre, classe, origine, âge...) et à rendre visible ce qui est souvent normalisé.
4. Co-créer avec les communautés, pas pour elles: Il ne s'agit plus d'implémenter des projets pour, mais de les concevoir avec. Cela nécessite une approche horizontale, où le vécu des personnes concernées est central.
5. Expérimenter et évaluer en conscience: Le modèle encourage des actions pilotes ancrées dans les réalités locales, tout en évaluant leur capacité à déraciner les causes profondes, et pas seulement à soulager les symptômes.
6. Former des leaders éthiques capables de penser "systémique": La transformation ne repose pas sur des technocrates, mais sur des leaders intègres et incorruptibles, capables de relier actions, valeurs et systèmes.

Repenser pour survivre

Ce n’est plus de projets dont nous avons besoin, mais de courage pour remettre en cause les fondements du pouvoir. Il ne s’agit plus simplement de stratégie. Il s’agit de survie. Face aux urgences socioéconomiques, culturelles, environnementales et politiques, seule une transformation profonde de nos manières de penser, de décider et d’agir permettrait d’espérer un avenir plus juste.

Un avenir que nous devons construire ensemble, en défiant les systèmes de pouvoir là où ils se reproduisent – souvent sous couvert de bonne volonté. L’émancipation ne se décrète pas dans les salons dorés. Elle se construit sur le terrain, dans la dignité, avec celles et ceux qui en ont le plus besoin.

Khadija Taoufik Moalla

(1) Inspiré du modèle du "Conscious Full Spectrum Response" de Dr Monica Sharma, dont le livre : «Radical transformationnel leadership» a déjà été traduit en français, Arabe et en d’autres langues.