L’homme et la crise environnementale: Le mur de l’irréversibilité

Par Habib Batis - La crise environnementale est sans conteste le défi majeur de ce siècle. Les travaux scientifiques, désormais nombreux et documentés, ne cessent d’envoyer des messages qui dessinent un avenir très incertain. Ils portent sur les pertes de la biodiversité, les phénomènes climatiques extrêmes, bientôt même des guerres pour les ressources naturelles et l’accès à l’eau potable. Ces menaces que tous les écosystèmes encourent pourraient mener à la sixième extinction de masse. Bref, le consensus est général pour désigner l’impact de l’activité humaine sur le dérèglement du système Terre qui se trouve de fait dans un régime balistique.
L’homme est objet de cet environnement et aussi sujet le contemplant. Il suffit que son regard soit porté sur le littorale dévasté par la bétonisation, les rives des quelques rivières en survie transformées en dépotoir d’ordures, les villages qui ont perdu leur âme par une urbanisation incontrôlée, la valse des saisons et le dérèglement du climat, pour qu’il se rende compte qu’ils ne sont plus ce qu’ils étaient jadis. La prise de conscience des transformations irrémédiables de son environnement, de leur ampleur et de leur rapidité, le font confronter au syndrome de solastalgie qui peut induire des jeux complexes entre désemparement et envie d’agir. Il a tendance à développer ce que Hegel appelle la «conscience malheureuse». Il se sent profondément divisé entre sa subjectivité (ses désirs, ses volontés, ses aspirations personnelles) et son objectivité (les valeurs, les normes, la réalité extérieure). Cette division intérieure produit une souffrance existentielle qui vient de l’éloignement entre ce qu’il est et ce qu’il pense être selon des idéaux ou des principes élevés (éthiques, religieux ou métaphysiques).
La question de la crise environnementale met au premier plan celle de la notion du «développement». On se demande si cette notion qui a fait florès dans une partie du monde, est partagée par l’autre partie bloquée dans le starting-block du «sous-développement». Un « pseudo-contraire » fabriqué de toute pièce pour perpétuer la certitude bien arrêtée de la marche du «développement» que la crise environnementale vient remettre en question. En se référant aux faits et aux idées, l’environnement n’est pas une dimension supplémentaire à intégrer aux programmes d’un «développement» prédateur. Et même la prétendue durabilité d’un «développement» telle qu’elle est conçue actuellement risque de n’entrainer que la poursuite de l’erreur. Malgré quelques propos discordants qui se font parfois entendre, l’idée généralement admise est que le «développement» lui-même est accompagné et soutenu par le progrès scientifique. Science et «développement» sont et doivent rester liés. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le choix que l’homme fait pour assurer un «développement» qui ne met pas en péril sa propre survie. Car la science n’est, dans son essence, rien d’autre que la poursuite systématique de la connaissance. Quels que soient les mésusages qu’on en fait, la foi en la connaissance doit demeurer la meilleure des capacités de l’homme. Et ce, en dépit de l’entrelacs si compliqué des chemins de la connaissance qui apparait dans des déclarations espacées de trois siècles: au XVIIème siècle, F. Bacon pouvait affirmer «le but de la science est de réaliser tout ce qui est possible», alors qu’au début du XXème siècle, A. Einstein s’est écrié le soir d’Hiroshima «il y a des choses qu’il vaudrait mieux ne pas faire». C’est dire que ce n’est pas la science qui est en cause mais ce que l’homme y puise pour opérer ses choix.
«Qu’est-ce que l’homme dans la nature?»
Cette question que se posait Pascal, renvoie nécessairement à la question du statut de l’homme dans l’univers et à la définition même du mot «nature». S’agit-il de ce qui existe en dehors du monde humanisé? S’agit-il de ce qui existe spontanément ? Ou ce qui préexiste à l’homme ? Pour cela, le regard de la science donne des clefs pour entrevoir des réponses à toutes ces questions et permet un retour sur quelques fondamentaux. Brièvement, celui-ci montre que, depuis le début, l’univers tend constamment vers la production de structures plus complexes. En raison même de leur complexité, ces structures sont dotées de pouvoirs de réaction plus importants. Ce cheminement vers des états de plus en plus complexes, a été accéléré en certains lieux de l’univers dotés, par chance, de caractéristiques favorables. Tel est le cas de la planète Terre. Au cours de cette longue histoire de la complexification, des étapes successives ont été franchies, apportant chacune son lot de capacités encore jamais réalisées. Ceci a contribué à l’émergence d’un univers autre, manifestant le rôle créateur du temps où le processus de la complexification a abouti à ce chef-d’œuvre qui est le cerveau humain. Cette apparition est une étape supplémentaire décisive en ce sens que l’homme est radicalement différent de ce qui l’entoure. Différent par la conscience de l’existence de la durée et donc de l’invention du «demain». Invention qui est rendue possible par la richesse de son système nerveux central. Donc, ayant compris que ce demain, inexistant lorsqu’on l’évoque, dépend de sa décision de l’instant, l’homme a perdu le présent pour devenir un constructeur obligé de l’avenir. La finalité est ainsi introduite dans chacun de ses actes. En ce sens, tout en étant objet de la nature, l’homme lui a échappé comme une flèche qui échappe à l’arc qui la lance pour devenir un sujet l’interrogeant. De ce fait, comme le dit E. Morin, le concept de « nature humaine » souvent communément évoqué, appartient à un paradigme perdu.
Dans ce cadre, définir le mot «nature» n’est possible qu’en précisant deux ensembles d’éléments. Le premier est celui formé par tout ce qui est apporté par l’homme à l’univers. Le second est celui qui est apporté par le jeu des forces à l’œuvre depuis l’origine de l’univers. Ce dernier ensemble est, par définition, la « nature ». Dans cet ensemble, la nature déroule impavidement ses processus; elle laisse l’enchevêtrement des causes aboutir aux effets, sans qu’une interrogation ne puisse être formulée sur la valeur morale de ces effets. En revanche, l’homme, ayant à agir pour préparer «demain», est acculé à choisir, et, pour orienter ses choix, à adopter des règles et définir ainsi une morale. Pour y parvenir, il accepte de se référer à quelques principes adoptés dans la communauté humaine. Mais dans l’adoption de ces principes, seule sa responsabilité est engagée. L’exemple de la nature ne peut apporter aucune aide, puisqu’il s’agit d’orienter des choix et que la nature ne choisit jamais. Les problèmes qu’il a à affronter n’ont plus rien à voir avec ceux que posaient les mécanismes naturels.
Ces choix que l’homme adopte sont fortement déterminés par l’état de la science. Car depuis plus de deux siècles, l’aspect de la science qui est en premier lieu une connaissance, est graduellement renvoyé à l’arrière-plan par l’aspect de la science comme pouvoir de manipuler la nature. Ce pouvoir lui confère une importance sociale. La tentation est donc grande pour considérer que le progrès de la science comme étant synonyme du progrès tout court. Tentation car si le premier constitue, en effet, tout au plus une condition nécessaire du deuxième, l’accroissement de la science n’est pas suffisant pour garantir un progrès authentique, bien qu’il fournisse un des ingrédients que requiert le progrès. En effet à mesure que l’ignorance de l’homme pour réaliser ses espérances se dissipe, il devient plus capable d’opérer des choix afin de modeler son environnement physique, son milieu social et lui-même de façon à leur donner les formes qu’il estime les meilleures. Mais cette décision de faire n’est pas sans risque car l’utilisation de ce pouvoir sera ou non bénéfique selon qu’il est adossé ou non à une certaine sagesse. Sagesse veut dire une prudence de la conduite et une conception correcte des fins de la vie. C’est une chose que la science en elle-même ne fournit pas. C’est aussi une chose que l’homme, en opérant ces choix, n’a souvent pas fait le constat de l’imperfection de sa capacité de compréhension des limites du système Terre.
Partant de ce constat, par quelle aberration peut-on imaginer que l’homme a un devoir envers la nature? Par quelle aberration parle-t-on de respect de la nature? Ces devoirs ne sont en fait, qu’envers lui-même et envers ses descendants. Il est prisonnier, pour de nombreuses années voire pour toujours, d’une petite planète. C’est de sa responsabilité de la laisser en bon état à ceux qui lui succèderont. L’abîmer irrémédiablement ou en détruire des richesses non renouvelables est une faute vis-à-vis d’eux et non vis-à-vis de la nature. Le contrat n’est pas entre l’homme et la nature mais entre l’homme d’aujourd’hui et l’homme de demain.
L’irréversibilité que l’homme s’obstine à ne pas vouloir voir
Force est de constater que lorsqu’on se met à questionner nos certitudes sur ce qui se déroule devant nous comme dégradations environnementales, on découvre une variété de points de vue qu’on ne soupçonnait pas. Des opinions toujours apparemment contradictoires qui ne font qu’agrandir les confusions. Chacun est porteur de ses certitudes, généralement nettes, arrêtées et qui orientent forcément ses jugements et ses choix. Cela peut paraitre paradoxale particulièrement lorsqu’on est confronté à des épreuves similaires. Et en prenant le temps de creuser un sujet, qu’on en découvre la complexité, les aspérités, alors que l’homme a tendance à ne vouloir voir qu’une surface lisse qu’il tapisse par ce qui le conforte. Dans cette pluralité de points de vue, l’homme peut choisir de se concentrer sur des aspects qui correspondent à ses émotions, à ses intérêts et négliger volontairement ou non d’autres aspects. Cette «passion sélective» telle que Hobbes l’a désignée dans le Léviathan, indique qu’il y a des vérités qu’on ne conteste pas soit parce qu’on les ignore soit parce qu’elles nous sont indifférentes. A titre d’exemple, Hobbes parle des vérités de la géométrie par exemple : la somme des angles d’un triangle est égale à 180°. Cette vérité ne gêne personne, elle ne menace l’intérêt de personne et elle ne contrecarre les ambitions de personne. Mais si d’autres vérités se mettent à déranger le pouvoir de quelqu’un, d’une corporation ou d’un lobby, on organiserait des bûchers des livres de géométrie. C’est le cas de la crise environnementale, des thèses climatiques, de la pollution des terres, de l’air et des eaux qui sont difficiles à contester donc très dérangeantes. Lorsque l’homme est témoin de l’un de ces évènements, l’endroit où il se trouve, son intérêt et l’information visuelle à laquelle il a accès à ce moment-là vont conditionner sa perception. Autrement dit, l’homme ne se met à contester que les vérités qui le dérangent c’est-à-dire celles qui l’obligent à changer son mode de vie ou son mode de pensée. Les vérités qui l’acculent à réfléchir sur la situation, à tenir compte du passé pour modifier sa vision du futur. Mais, comme l’expliquait Nietzsche, l’incertitude fait peur et la certitude rassure, peu importe qu’elle soit justifiée ou non.
S’agissant de la crise environnementale, un sujet complexe, qui renvoie nécessairement à la question de la manière de la regarder pour appréhender ce qui nous échappe. La difficulté à réaliser que l’on ne voit pas tous la même chose ou que nous n’avons pas le même référentiel est à l’origine d’un nombre incalculable d’incompréhensions au sujet de cette crise. En revanche, quel que soit le point de vue qu’on adopte, ce qui devrait être questionné est l’application de la science et de la technique au « développement ».
Avant d’entreprendre l’analyse du biais idéologique qui fonde dans une même démarche la théorie universaliste de l’histoire des sciences et la théorie dominante du «développement», il est utile de prendre en considération le contexte de l’émergence de la nouvelle présentation du discours du «développement» et l’assujettissement de la science à son propos. Souvent, lorsqu’une discussion sur le «développement économique» s’installe, on perd de vue que la question d’une croissance économique prétendument perpétuelle ne peut être qu’une occurrence historique et donc ne peut se poser que dans la longue durée. Il va donc de soi que, évoquer la révolution industrielle n’est pas de la rhétorique accessoire. En effet, la théorie économique s’est constituée à l’heure de la révolution industrielle et de la gloire de Newton. La référence à ce dernier n’est pas anecdotique car son œuvre avait une influence considérable sur les grands théoriciens de la science économique qui ambitionnent d’être les Newton de la mécanique sociale, de la production et de la consommation des richesses. Cette référence renvoie aussi à une certaine vision du monde adossée au paradigme de l’équilibre, de l’harmonie et particulièrement de la réversibilité. Cherchant à ressembler à la perfection de la mécanique rationnelle, les modèles économétriques concoctés construisaient leur monde. Ceux-ci occultent le reste de l’univers et s’obstinent à ne pas voir l’irréversibilité de l’impact des activités humaines formidablement amplifiées par une industrie très énergivore, sur l’espace biologique et géologique. Des modèles qui dissimulent un point de vue très réducteur sur la nature des stocks et les processus naturels qui les génèrent : des ressources naturelles décrétées inépuisables et une réversibilité parfaite de tous les processus.
Ainsi, c’est sur cette base que la pensée économique dominante, imitant la mécanique céleste, ignore volontairement ou non le fonctionnement de la machine à vapeur et la nature de toute transformation énergétique. Elle n’a pas vu ce qui était au cœur de l’industrialisation à savoir la transformation du monde au sens physique du terme. On assiste alors à un glissement progressif de la place déterminante occupée par la science où le désir de pouvoir prend de plus en plus le dessus sur le désir de la connaissance. Evolution que B. Russell qualifiait, déjà dans les années 30, de « passage de la contemplation à la manipulation ». On trouve l’empreinte de cette doctrine chez les scientistes du XIXème siècle, ceux qui ont traduit la science dans la philosophie positiviste, ceux qui ont donné une valeur universelle au premier principe de la thermodynamique, principe de conservation de l’énergie. A les croire, c’était le dernier mot de la science et c’est le fondement de la vision du monde. Mais ce qu’ils s’obstinaient à ne pas voir, ce qui a été largué dans l’ombre, c’est ce qu’il y avait de «propre» dans la science d’alors, à savoir le principe de la dégradation de l’énergie. Cette vérité introduisait dans la théorie physique, un nouveau paradigme, celui de l’irréversibilité, celui de l’usure des formes de l’énergie qu’on transforme. Il est permis de penser que c’est ce paradigme qui traduit le mieux une autre représentation du monde initiée par la révolution industrielle, et, qui a été ignoré par les concepteurs du monde de l’économie politique.
Aujourd’hui il n’est plus nécessaire d’insister sur l’importance économique et stratégique de l’énergie. Cette importance a le mérite de nous révéler que l’histoire des sciences n’est jamais innocente : on sait ce qu’il advint. L’énergie a catalysé l’émergence d’une civilisation thermo industrielle qui, à son tour, provoque une boulimie énergétique. Celle-ci ouvre une spirale dévorante et par voie de retour, un risque sur l’économie. C’est aussi une importance qui fait de l’énergie un marqueur incontestable de la totalité des nuisances humaines qui ont ruisselé sur le système Terre depuis plus de deux siècles. A présent, il est clair que c’est le choix que l’homme opère en utilisant la science qui est en question. Un choix qui ignore ou s’obstine à ne pas voir le mur de l’irréversibilité c’est-à-dire la nature du temps qui est celui des hommes et de leur environnement.
Habib Batis
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