Habib Touhami: Déboires et leçons du numerus clausus en médecine

Le numerus clausus en médecine (ou nombre fermé) a été mis en place en France en 1971. Le but avoué était d’agir sur la démographie médicale, autrement dit le nombre de médecins en exercice, afin de freiner l’accroissement jugé disproportionné des dépenses médicales, source présumée du déséquilibre des comptes de la branche maladie de la Sécurité sociale. Il s’agit, en gros, de limiter le nombre d’étudiants en première année de médecine et donc le nombre de médecins en fin de parcours et par suite l’offre de soins elle-même. Un demi-siècle plus tard, la branche maladie de la Sécurité sociale française continue d’enregistrer des déficits récurrents et la France de se retrouver en manque de médecins, d’où son recours massif aux médecins étrangers, dont des médecins tunisiens.
Il y a plus de quarante ans, nous avons été quelques-uns à travailler au sein de l’Institut de prévision économique et sociale d’abord et de la Direction de la prévision ensuite sur le bien-fondé de la corrélation entre dépenses de santé et démographie médicale. Mais à l’époque, nos réticences n’ont pas pesé lourd face à la volonté des décideurs politiques et technocratiques d’en finir au plus vite avec le déficit de l’assurance maladie. Pour ces derniers, il suffit de comparer la courbe d’évolution des dépenses de santé, d’une part, la courbe d’évolution du nombre de médecins en exercice, d’autre part, pour admettre le primat d’une corrélation significative entre les deux. Oui, mais c’est comme si on pouvait tirer des conclusions pertinentes à propos d’une corrélation mathématiquement avérée entre le nombre de lamas en Amérique latine et le nombre de crocodiles au Nil. Totalement absurde !
En vérité, aucun des décideurs de 1971 n’avait envisagé que la limitation du nombre de médecins en exercice puisse être compensée, financièrement parlant, par l’augmentation du nombre de consultations par médecin. Aucun n’avait pris en compte l’impact prévisible pourtant du numerus clausus sur plusieurs paramètres sanitaires délicats dont le manque de médecins ou la répartition géographique du corps médical. En 2019, la France a fini par supprimer le numerus clausus pour le remplacer par le numerus apertus (ou nombre ouvert), mais le mal est fait et ce pour plusieurs générations. La question que cette problématique pose pour tous les pays est de savoir quelle est la part du corporatisme (ou du malthusianisme) et quelle est celle des contraintes financières à considérer dans les arbitrages que l’Etat doit rendre en matière de santé et de sécurité sociale.
Quoi qu’il en soit, les péripéties du numerus clausus ont développé chez certains prévisionnistes, économètres pourtant, une méfiance critique à l’égard des résultats bruts des modélisations en économie lorsqu’elles ignorent délibérément l’apport correctif et parfois judicieux des sciences sociales. Dès les années quatre-vingt du siècle dernier, l’engouement fiévreux pour la modélisation mathématique a fini par toucher tous les domaines de la vie ou presque. Le fait qu’un grand nombre d’ingénieurs ait déserté les usines et la technique pour se mettre au service de la banque et de la spéculation financière est un signe qui ne trompe pas sur le détournement des compétences statistiques et mathématiques à des fins peu utiles finalement à la production et à l’emploi.
Habib Touhami
P.S : Même si l’on retient un mode dans lequel ce sont les capacités d’accueil des facultés de médecine, des CHU et des autres institutions sanitaires de formation qui déterminent le nombre d’étudiants en première année de médecine, plusieurs questions restent pendantes : 1-Pourquoi agit-on ainsi en médecine et pas ailleurs ? Est-ce que le corporatisme est justifiable dans un cas et pas dans l’autre ? 2- Faut-il laisser les aspects financiers trop peser sur les choix nationaux en matière de santé au risque d’aboutir à une situation dans laquelle la santé de la population est mise en danger ? 3- Doit-on blâmer les médecins qui émigrent alors que beaucoup décident de le faire en fonction d’autres paramètres que l’argent seul? 4-En 2019, les USA ont dépensé 16,8 % de leur produit intérieur brut (PIB) pour la santé contre 11,7 % pour l’Allemagne, 11,3% pour la Suisse et 11,2% pour la France. C’est en France où la part de la dépense de santé à la charge des ménages est la plus faible. CQFD.