Mohamed Larbi Bouguerra: Quand deux femmes chimistes volent au secours de l’Alhambra de Grenade

Par Mohamed Larbi Bouguerra
«L’art humain est surtout œil;
Le reste n’est que chair et peau;
Il est ce que son œil a contemplé.»
Jalel Eddine Eroumi (1207-1273)
Fêtons les femmes en ce 8 mars!
Carolina Cardell et Isabel Guerra, chimistes de l’Université de Grenade, ont longtemps travaillé sur les taches de couleur rubis /pourpre altérant les décorations en stuc et or qui ornent en particulier la salle du Méchouar (Mexuar) ou Chambre Dorée du célèbre monument andalou de l’Alhambra. Construit par l’émir nasride Ismaïl Ier (1314-1325) et, par la suite aménagée par Mohamed V al Ghani (1338-1391), cette merveille de l’architecture arabo-musulmane doit lutter contre les atteintes du temps. Les chimistes de l’Université de Grenade sont au chevet de ce chef d’œuvre de l’art.
L’or est bien connu par sa grande stabilité (pas d’oxydation) - bien qu’il soit soluble dans l’eau régale (mélange d’acide nitrique et d’acide sulfurique) – sa relative inertie chimique comparativement aux autres métaux ont fait son éternel attrait («la fièvre de l’or» si souvent portée au cinéma) pour les hommes depuis des temps immémoriaux.Or, aujourd’hui, au palais de l’Alhambra, un grand nombre des décorations en or exhibent une étrange teinte pourpre. Cardell et Guerra viennent d’expliquer les processus chimiques qui ont conduit à ces altérations inusuelles et ouvrent la voie à l’arrêt de cette altération.
Les dorures de l’Alhambra comprennent une base en étain couverte par un feuillet d’or. Mais, par endroit, l’humidité riche en ions chlore (due en grande partie à la pollution moderne) initie une réaction électrochimique avec l’étain agissant comme l’anode d’une pile alors que l’or agit comme électrode inerte d’une réaction de réduction cathodique de l’oxygène. Il en résulte que les ions d’étain deviennent capables de migrer à la surface couvrant en partie la feuille d’or avec de taches de suie stannique inesthétiques.
En fonction des différences surfaces exposées à différentes concentrations d’oxygène atmosphérique, des réactions chimiques (redox) conduisent à la dissolution de l’or. Le précieux métal précipite alors sous forme de nanoparticules d’or de 70 nm de diamètre. La taille relativement uniforme de ces nanoparticules est responsable de la nuance pourpre observée. Les propriétés de l’or changent sous la forme de nano particules.
Ces malencontreuses altérations étudiées à l’Alhambra ont été accentuées par la couche de gypse blanc appliquée sur les décorations abîmées au XIXème siècle.
Cardell et Guerra pensent que les nanoparticules pourpres des dorures existent probablement sur bien des objets dorés mais passent souvent inaperçues sans fond blanc pour les révéler.La littérature signale souvent que Cennino Cennini (artiste et écrivain italien, 1370-1440) montre dans son Libro del l’Arte comment préparer et utiliser de l’étain doré sur une peinture murale où cette méthode est particulièrement utile. L’étain doré était courant pendant la Renaissance italienne. Mais il était déjà connu des constructeurs de l’Alhambra qui l’ont utilisé pour décorer les plâtres des murs et des muqarnas (ornements de type stalactite) dans le célèbre monument médiéval andalou de l’Alhambra, ajoutent les deux chimistes grenadines.
Les nano particules d’or à la lumière
L’or servait à faire des pigments de couleur; l’utilisation de l’eau régale pour créer le pigment pourpre de Cassius (homme politique et général romain ayant trempé dans l’assassinat de César) est historiquement importante depuis le Moyen Âge. L’utilisation des nanoparticules d’or pour colorer le verre était connue depuis l’antiquité. Les archives d’Assourbanipal (6400 avant JC) à Ninive (Irak actuel) décrivent comment donner au verre une couleur violette en utilisant des particules d’or. Les nanoparticules d’or ont également été utilisées dans la coupe en verre dite de Lycurgus romaine (IVe siècle avant JC), qui affiche une couleur rouge ou verte lorsqu’elle est éclairée par une lumière transmise ou réfléchie. Cependant, la nature de l’or rubis/violet n’a été dévoilée qu’en 1856 lorsque le grand physico-chimiste anglais Michael Faraday (1791- 1867) a montré que les particules d’or devaient être très petites – on ne parlait pas à son époque de nanoparticules- et que la couleur résultait d’un effet de diffusion de la lumière. L’extinction de la lumière par les nanoparticules produit des couleurs allant du rouge au violet et bleu, puis au brun, selon la taille, la forme, la structure et l’état d’agrégation des particules. Ces couleurs résultent d’un phénomène appelé résonance localisée de plasmon de surface, lorsque les électrons de surface de la nanoparticule oscillent en résonance avec la lumière incidente.
Conclusion
Maintenant que nos deux chimistes de l’Université de Grenade ont identifié le mal avec une grande précision, nul doute que les décorations vont retrouver leur éclat.
Elles prouvent que la chimie – au service de tous les arts- vole au secours de l’Alhambra qu’Ahmed Chawki – le prince des poètes- et Victor Hugo ont si bien chantée.
Le poète des Orientales déclamait ces vers devant la Cour des Lions, aujourd’hui, le monument le plus photographié de l’Andalousie et de toute l’Espagne:
«L'Alhambra ! l'Alhambra ! Palais que les génies
Ont doré comme un rêve et rempli d'harmonies.
Forteresse aux créneaux festonnés et croulants
Où l'on entend la nuit de magiques syllabes,
Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes,
Sème les murs de trèfles blancs».
Mohamed Larbi Bouguerra