Ridha Bergaoui: Gaspillage alimentaire et intelligence artificielle
Alors qu’à travers le monde, environ 800 millions de personnes souffrent de malnutrition et de la faim, le surpoids et l’obésité frappent près de 1 milliard d’habitant. Le gaspillage alimentaire représente environ 17% des aliments destinés à la consommation soit environ 1,3 milliard de tonnes/an.
Presque tous les pays sont touchés mais à des degrés divers selon la disponibilité et l’abondance des aliments. Le gaspillage alimentaire touche toutes les étapes de la chaine alimentaire allant de la production, la collecte, la transformation, la distribution et la consommation. Il est partout, aussi bien dans les foyers que dans les restaurants touristiques, les restaurants collectifs (universitaires, hôpitaux et cliniques…), tous les commerces, les boulangeries… Il est présent toute l’année et plus particulièrement durant les fêtes et le mois de Ramadan.
Importance du gaspillage alimentaire
La FAO estime à 250 kg/habitant/an le gaspillage de nourriture perdue tout le long de la chaine de valeur des aliments dans la région MENA (Proche Orient-Afrique du Nord) dont 15% sont gaspillés au niveau de la distribution, des restaurants et des ménages. Ceci représente une trentaine de kg/personne/an.
En Tunisie, en considérant un gaspillage au niveau de la distribution et des ménages, de seulement 20 kg/personne/an, le gaspillage alimentaire au niveau national serait de 240 000 tonnes d’aliments jetés/an. Ce gaspillage touche plus particulièrement les produits subventionnés comme le pain et les pâtes. Le gaspillage du pain est estimé à 900 000 unités/jour soit environ 113 000 tonnes/an.
L’Institut national de la consommation (INC), évalue le gaspillage alimentaire à 572 milliards de dinars/an, soit 5% des dépenses alimentaires. Le pain étant l’aliment le plus gaspillé (15%), suivi des pâtes (10%) et des fruits-légumes (6%). Dans les foyers, le gaspillage est le plus important surtout au mois de Ramadan, mois de la surconsommation par excellence, où le tiers des aliments finissent dans les poubelles.
Les aliments représentent de l’énergie, du travail et de multiples ressources qui sont utilisées pour les produire. Le gaspillage alimentaire est une perte économique, un gaspillage de ressources précieuses et d’importantes émissions de gaz à effet de serre nuisibles pour la planète. Le traitement de ces déchets revient également cher et leur dégradation est une source de méthane par fermentation, un gaz 30 fois plus nuisible pour l’environnement que le CO² et beaucoup plus nocif pour la santé. On estime que jeter une baguette de pain équivaut à jeter le contenu d’une baignoire de 2OO litres d’eau. Le gaspillage alimentaire contribue ainsi au réchauffement climatique et toutes les catastrophes en rapport.
Au niveau national, le gaspillage alimentaire est à la fois une perte économique, une perte de ressources, une pollution environnementale et une perte d’aliments précieux pour rester en vie. C’est encore plus important dans un contexte de sécheresse, de faiblesse ou d’épuisement des ressources et de l’importation, parfois problématique, des aliments avec des devises précieuses. C’est également une question d’éthique puisque la nourriture se trouve dévalorisée et banalisée. Il devient dès lors indispensable de combattre et de limiter le gaspillage alimentaire.
Combattre le gaspillage alimentaire
Plusieurs techniques ont été proposées pour limiter le gaspillage alimentaire. La sensibilisation et l’éducation des divers intervenants au niveau de la chaine de valeur pour finir chez le consommateur est fort importante. Le recyclage des aliments en surplus ou le don à des organisations caritatives est souvent envisagé dans le cas des grandes surfaces ou des restaurants. Afin de limiter le gaspillage certains restaurants en France invitent leurs clients à ne prendre que ce qu’ils sont sûrs de consommer. Ils font payer, les clients qui ne terminent pas leurs assiettes, une taxe supplémentaire.
Pour le pain, un aliment souvent gaspillé, le gâchimètre, un grand bac transparent dans lequel on dépose le pain jeté au cours de la journée dans les restaurants collectifs ou les cantines scolaires, permet de visualiser et sensibiliser les consommateurs aux quantités de pain gaspillé. Cet outil très simple, a donné des résultats intéressants dans de nombreux lieux de restauration. Dans de nombreuses cantines, le pain est offert en quantité limitée et seulement à la demande du consommateur.
La lutte contre le gaspillage alimentaire commence par l’achat ciblé et bien étudié des quantités des ingrédients à utiliser pour préparer les repas, de leur bonne conservation et de la préparation des repas.
De nos jours, l’intelligence artificielle peut aider à lutter contre le gaspillage alimentaire grâce aux possibilités d’anticiper et d’optimiser le comportement des consommateurs.
L’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle ne cesse de s’immiscer doucement dans notre quotidien. C’est une véritable révolution silencieuse qui est en train de s’opérer dans tous les domaines sans exception. L’IA est capable de traiter et analyser de grandes quantités de données et de générer des algorithmes qui permettent de prédire et de proposer des solutions adéquates. Associée au «machine learning», ou apprentissage automatique, l’IA est capable de s’adapter automatiquement avec une interférence humaine. La réponse de l’IA est d’autant plus précise qu’elle reçoit plus d’informations pour affiner ses algorithmes. Les applications de l’IA sont multiples et vont du domaine de la médecine, de l’armement, de l’industrie, l’éducation, le tourisme, les engins autonomes, les jeux vidéo… en passant par l’agriculture. Dans ce dernier cas, en s’appuyant sur les données collectées par les drones et les capteurs, de nombreuses applications de l’IA permettent une rationalisation de l’utilisation des ressources aussi bien pour l’irrigation des parcelles que les traitements phytosanitaires ou le suivi des cultures. L’IA générative permet de générer du texte, des images, des vidéos ou autres médias en réponse à une requête de la part de l’utilisateur.
Comme toute nouvelle invention, l’IA a du bon mais présente également des risques importants ce qui explique la méfiance de certains à l’égard de cette technologie innovante. Elle soulève certaines inquiétudes relatives d’une part à la suppression de certains emplois et d’autre part à la possibilité de l’utiliser pour des usages abusifs ou détournés à des fins criminelles, d’escroquerie ou de la manipulation de la population via la création de fausses informations dont les conséquences peuvent être graves surtout associée aux réseaux sociaux dont l’usage est devenu très populaire. L’arnaque au faux Brad Pitt dont a été victime dernièrement une dame Française, qui s’est ruinée en envoyant à un «broutard» la somme de 830 000 euros en croyant aider le célèbre acteur, est très révélatrice et a été rapportée par de nombreux médias. Toutefois, les avantages et les possibilités énormes que l’IA procure ne peuvent être mises en doute, le tout est de savoir l’utiliser à bon escient. Il est nécessaire également d’avoir un cadre réglementaire adapté à cette nouvelle technologie et tout ce qui en découle.
L’IA pour combattre le gaspillage alimentaire
L’IA peut être d’un apport conséquent dans le domaine de la lutte contre les pertes et le gaspillage alimentaires. Grace à l’apprentissage automatique, le système géré par l’IA peut identifier le type d’aliment jeté, mesurer la quantité à l’aide de balances intelligentes pour faire des projections et proposer aux utilisateurs des solutions adéquates.
Des start-ups s’activent, de par le monde, pour élaborer des systèmes intelligents de gestion des produits alimentaires. Dans ce qui suit nous donnons, à titre indicatif, quelques applications de l’IA dans la lutte contre le gaspillage alimentaire.
Au niveau des industries agro-alimentaires, l’IA permet de suivre les ventes et les commandes en temps réel. Les fabricants pourront ainsi adapter leur production en fonction de la demande à la place de faire des stocks, parfois couteux et risqués, en attendant les clients.
Au niveau de la vente au détail des produits alimentaires, des applications permettent d’identifier les produits approchant leur date de péremption et de suggérer les solutions comme des remises ou des dons. Elles permettent d’ajuster les commandes et de réduire les surplus inutiles. Ces outils sont particulièrement intéressants pour les produits sensibles dont la durée de conservation est limitée comme les produits laitiers, les poissons ou les viandes et les produits dérivés.
Dans la restauration, des poubelles intelligentes permettent d’analyser les déchets alimentaires et de suggérer les quantités de produits à acheter pour réduire les pertes. D’autres applications permettent de suivre la fraicheur des produits stockés et de proposer des recettes adaptées aux ingrédients disponibles ou d’adapter les portions pour réduire les déchets. Des systèmes tiennent compte des prévisions météorologique, ou l’organisation d’événements sportifs, culturels ou autres pouvant impacter le comportement des consommateurs et faire des suggestions au restaurateur relatives au nombre, type de plats à préparer et calculer les ingrédients nécessaires.
Dans les marchés de gros, l’IA peut aider à la bonne gestion des produits frais (fruits, légumes, poissons…) en anticipant les demandes et réduisant les invendus.
Pour les boulangeries, l’IA a la capacité d’optimiser la production en anticipant la demande. Ceci permet d’une part de réduire les pains et les pâtisseries invendus, qui finissent habituellement dans les poubelles, et d’aider d’autre part à bien gérer les matières premières.
Dans les foyers des applications permettent de suggérer des recettes basées sur les aliments proches de leur date limite de fraicheur tout en répondant au gout et au besoin du ménage. Des IA permettent de contrôler les repas et de calculer leurs valeurs nutritives pour aider la personne à consommer des rations équilibrées. Il existe même, dans le commerce, des frigos intelligents et connectés qui disposent de caméras pour savoir ce qu’il y a à l’intérieur sans ouvrir la porte et un écran tactile. Ces frigos permettent une vraie gestion des stocks afin de minimiser les pertes.
Perspectives
La Tunisie est un pays qui dispose de peu de ressources naturelles mais riche par son potentiel humain. Chaque année près de 40 000 ingénieurs sont formés dans nos universités. Beaucoup sont spécialisés dans l’informatique et les technologies émergentes comme les big datas, la cybersécurité, la robotique ou l’IA. Malheureusement nombreux sont ceux qui partent à l’étranger au service des économies des pays étrangers. La Tunisie doit offrir la possibilité à ces jeunes pleins de talent de rester dans leur pays et profiter de leurs compétences.
Notre pays est relativement en retard en matière d’IA. Il est classé 71 dans le classement mondial (les Etats Unis étant le premier pays, suivi par la Chine) et 7éme parmi les pays arabes (après l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, l’Egypte, le Qatar, la Jordanie et Oman).
La technologie avance très vite et il vaut mieux ne pas rester à la traine. Il est indispensable d’investir et d’encourager l’IA, aussi bien du côté des infrastructures et matériel, que du coté humain et législatif, pour tous les avantages et les opportunités qu’elle représente et comme moteur de développement et de croissance. «Celui qui n’avance pas recule».
L’IA, avec ses diverses applications, entre autres celles dans le domaine alimentaire, représente un moyen puissant qui permet de changer nos habitudes alimentaires, gérer notre nourriture et limiter le gaspillage alimentaire. Elle permet de bien employer les ressources, de réduire les couts de production, préserver nos finances et limiter l’inflation. Elle permet également de réduire les effets négatifs sur l’environnement pour une consommation responsable et durable.
Nous sommes tous responsables et la lutte contre le gaspillage alimentaire nous incombe à nous tous. Chacun à son niveau doit réagir et changer ses habitudes. Les aliments sont des produits précieux qui doivent être plutôt dans nos ventres que dans nos poubelles.
Ridha Bergaoui
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